Un jeune gentil homme, aagé de XIV à XV ans, pensant coucher avec l’une des damoyselles de sa mere, coucha avec elle-mesme, qui au bout de neuf moys accoucha, du faict de son filz, d'une fille, que XII ou XIII ans après il espousa, ne sachant qu’elle fust sa fille et sa seur, ny elle, qu’il fut son pere et son frere. Au temps du roy Loys douziesme, estant lors legat d’Avignon ung de la maison d’Amboise, nepveu du legat de France nommé Georges, y avoit au païs de Languedoc une dame de laquelle je tairay le nom pour l’amour de sa race, qui avoit mieulx de quatre mille ducatz de rente. Elle demeura vefve fort jeune, mere d’un seul filz ; et, tant pour le regret qu’elle avoit de son mary que pour l’amour de son enfant, delibera de ne se jamais remarier. Et, pour en fuyr l’occasion, ne voulut point frequenter sinon toutes gens de devotion, car elle pensoit que l'occasion faisoit le peché, et ne sçavoit pas que le peché forge l'occasion. La jeune dame vefve se donna du tout au service divin, fuyant entierement toutes compaignies de mondanité, tellement qu'elle faisoit conscience d'assister à nopces ou d'ouyr sonner les orgues en une eglise. Quant son filz vint à l'aage de sept ans, elle print ung homme de saincte vie pour son maistre d'escolle, par lequel il peust estre endoctriné en toute saincteté et devotion. Quant le filz commencea à venir en l'aage de quatorze à quinze ans, Nature, qui est maistre d'escolle bien secret, le trouvant bien nourry et plain d'oisiveté, luy aprint autre leçon que son maistre d'escolle ne faisoit. Commencea à regarder et desirer les choses qu'il trouvoit belles ; entre autres, une damoiselle qui couchoit en la chambre de sa mere, dont ne se doubtoit, car on ne se gardoit non plus de luy que d'un enfant ; et aussy que en toute la maison on n'oyoit parler que de Dieu. Ce jeune gallant commencea à pourchasser secrettement ceste fille, laquelle le vint dire à sa maistresse, qui aymoit et estimoit tant de son filz, qu'elle pensoit que ceste fille luy dist pour le faire hayr ; mais elle en pressa tant sa dicte maistresse, qu'elle luy dist : « Je sçauray s'il est vray et le chastieray, si je le congnois tel que vous dictes ; mais aussy, si vous luy mectez assus ung tel cas et il ne soit vray, vous en porterez la peyne. » Et, pour en sçavoir l'experience, luy commanda de bailler assignation à son filz de venir à minuyct coucher avecq elle en la chambre de la dame, en ung lict auprès de la porte, où ceste fille couchoit toute seulle.
La damoiselle obeyt à sa maistresse ; et quant se vint au soir, la dame se mist en la place de sa damoiselle, deliberée, s'il estoit vray ce qu'elle disoit, de chastier si bien son filz, qu'il ne coucheroit jamais avecq femme qu'il ne luy en souvynt. En ceste pensée et collere, son filz s'en vint coucher avecq elle ; et elle, qui encores pour le veoir coucher, ne povoit croyre qu'il voulsist faire chose deshonneste, actendit à parler à luy jusques ad ce qu'elle congneust quelque signe de sa mauvaise volunté, ne povant croyre, par choses petites, que son desir peust aller jusques au criminel ; mais sa patience fut si longue et sa nature si fragille, qu'elle convertit sa collere en ung plaisir trop abominale, obliant le nom de mere. Et, tout ainsy que l'eaue par force retenue court avecq plus d'impetuosité quant on la laisse aller, que celle qui court ordinairement, ainsy ceste pauvre dame tourna sa gloire à la contraincte qu'elle donnoit à son corps. Quant elle vint à descendre le premier degré de son honnesteté, se trouva soubdainement portée jusques au dernier. Et, en ceste nuict là, engrossa de celluy, lequel elle vouloit garder d'engrossir les autres. Le peché ne fut pas si tost faict, que le remors de conscience l'esmeut à ung si grand torment, que la repentance ne la laissa toute sa vie, qui fut si aspre à ce commencement, qu'elle se leva d'auprès de son filz, lequel avoit tousjours pensé que ce fust sa damoiselle et entra en ung cabinet, où, rememorant sa bonne deliberation et sa meschante execution, passa toute la nuyct à pleurer et crier toute seulle. Mais, en lieu de se humillier et recongnoistre l'impossibilité de nostre chair, qui sans l'ayde de Dieu ne peult faire que peché, voulant par elle-mesme et par ses larmes satisfaire au passé et par sa prudence eviter le mal de l'advenir, donnant tousjours l'excuse de son peché à l'occasion et non à la malice, à laquelle n'y a remede que la grace de Dieu, pensa de faire chose parquoy à l'advenir ne sçauroit plus tumber en tel incovenient. Et, comme s'il n'y avoit que une espece de peché à damner la personne, mist toutes ses forces à eviter cestuy-là seul. Mais la racine de l'orgueil que le peché exterieur doibt guerir, croissoit tousjours, en sorte que, en evitant ung mal, elle en feit plusieurs aultres ; car, le lendemain au matin, sitost qu'il fut jour, elle envoya querir le gouverneur de son filz et luy dist : « Mon filz commence à croistre, il est temps de le mectre hors de la maison. J'ay ung mien parent qui est delà les montz avecq monseigneur le grand-maistre de Chaulmont, lequel se nomme le cappitaine de Montesson, qui sera très ayse de le prendre en sa compaignye. Et pour ce, dès ceste heure icy, emmenez-le, et, afin que je n'aye nul regret à luy, gardez qu'il ne me vienne dire adieu. » En ce disant, luy bailla argent necessaire pour faire son voiage. Et, dès le matin, feit partir le jeune homme, qui en fut fort ayse, car il ne desiroit autre chose que, après la joyssance de s'amye, s'en aller à la guerre.
La dame demoura longuement en grande tristesse et melencolye ; et n'eust esté la craincte de Dieu, eust maintesfois desiré la fin du malheureux fruict dont elle estoit pleine. Elle faingnyt d'estre mallade, affin qu'elle vestist son manteau, pour couvrir son imperfection, et quant elle fust preste d'accoucher, regarda qu'il n'y avoit homme au monde en qui elle eust tant de fiance que en ung sien frere bastard, auquel elle avoit faict beaucoup de biens ; et luy compta sa fortune, mais elle ne dist pas que ce fust de son filz, le priant de vouloir donner secours à son honneur, ce qu'il feit ; et, quelques jours avant qu'elle deust accoucher, la pria de vouloir changer l'air de sa maison et qu'elle recouvreroit plus tost sa santé en la sienne. Alla en bien petite compaignye, et trouva là une saige femme, venue pour la femme de son frere, qui, une nuyct, sans la congnoistre, receut son enffant, et se trouva une belle fille. Le gentil homme la bailla à une nourrisse et la feit nourrir soubz le nom d'estre sienne. La dame, ayant là demeuré ung mois, s'en alla toute saine en sa maison où elle vesquit plus austerement que jamais, en jeusnes et disciplines. Mais, quant son filz vint à estre grand, voyant que pour l'heure n'y avoit guerre en Itallye, envoya suplier sa mere luy permectre de retourner en sa maison. Elle, craingnant de retomber en tel mal dont elle venoit, ne le voulut permectre, sinon qu'en la fin il la pressa si fort, qu'elle n'avoit aucune raison de luy refuser son congé ; mais elle luy manda qu'il n'eust jamais à se trouver devant elle, s'il n'estoit marié à quelque femme qu'il aymast bien fort, et qu'il ne regardast poinct aux biens, mais qu'elle fut gentille femme, c'estoit assez. Durant ce temps, son frere bastard, voiant la fille qu'il avoit en charge devenue grande et belle en parfection, pensa de la mectre en quelque maison bien loing, où elle seroit incongneue, et, par le conseil de la mere, la donna à la royne de Navarre, nommée Catherine. Ceste fille vint à croistre jusques à l'aage de douze à treize ans ; et fut si belle et honneste, que la royene de Navarre luy portoit grande amityé, et desiroit fort de la marier bien et haultement. Mais, à cause qu'elle estoit pauvre, se trouvoit trop de serviteurs, mais poinct de mary.
Ung jour, advint que le gentil homme qui estoit son pere incongneu, retournant delà les montz, vint en la maison de la royne de Navarre, où, sitost qu'il eust advisé sa fille, il en fut amoureux. Et, pour ce qu'il avoit congé de sa mere d'espouser telle femme qu'il luy plairoit, ne s'enquist, sinon si elle estoit gentille femme ; et sçachant que ouy, la demanda pour femme à la dicte royne, qui, très voluntiers la luy bailla, car elle sçavoit bien que le gentil homme estoit riche et, avecq la richesse, beau et honneste. Le mariage consommé, le gentil homme rescripvit à sa mere, disant que doresnavant ne luy povoit nyer la porte de sa maison, veu qu'il luy menoit une belle fille aussi parfaicte que l'on sçauroit desirer. La dame, qui s'enquist quelle alliance il avoit prinse, trouva que c'estoit la propre fille d'eulx deux, dont elle eut ung deuil si desesperé, qu'elle cuyda mourir soubdainement, voyant que tant plus donnoit d'empeschement à son malheur, et plus elle estoit le moïen dont augmentoit. Elle, qui ne sceut aultre chose faire, s'en alla au legat d'Avignon, auquel elle confessa l'enormité de son peché, demandant conseil comme elle se debvoit conduire. Le legat, satisfaisant à sa conscience, envoia querir plusieurs docteurs en theologie, auxquels il communicqua l'affaire, sans nommer les personnaiges ; et trouva, par leur conseil, que la dame ne debvoit jamais rien dire de ceste affaire à ses enffans, car, quant à eulx, veu l'ignorance, ilz n'avoient point peché, mais qu'elle en debvoit toute sa vie faire penitence, sans leur en faire ung seul semblant. Ainsy s'en retourna la pauvre dame en sa maison ; où bientost après arriverent son filz et sa belle fille, lesquelz s'entre-aymoient si fort que jamais mary ny femme n'eurent plus d'amitié et semblance, car elle estoit sa fille, sa seur et sa femme, et luy à elle, son pere, frere et mary. Ilz continuerent tousjours en ceste grande amityé, et la pauvre dame, en son extresme penitence, ne les voyoit jamais faire bonne chere, qu'elle ne se retirast pour pleurer.
« Voylà, mes dames, comme il en prent à celles qui cuydent par leurs forces et vertu vaincre amour et nature avecq toutes les puissances que Dieu y a mises. Mais le meilleur seroit, congnoissant sa foiblesse, ne jouster poinct contre tel ennemy, et se retirer au vray Amy et luy dire avecq le Psalmiste : « Seigneur, je souffre force, respondez pour moy ! » — Il n'est pas possible, dist Oisille, d'oyr racompter ung plus estrange cas que cestuy-ci. Et me semble que tout homme et femme doibt icy baisser la teste soubz la craincte de Dieu, voyant que, pour cuyder bien faire, tant de mal est advenu. — Sçachez, dist Parlamente, que le premier pas que l'homme marche en la confiance de soy-mesmes, s'esloigne d'autant de la confiance de Dieu. — Celluy est saige, dist Geburon, qui ne congnoist ennemy que soy-mesmes et qui tient sa volunté et son propre conseil pour suspect. - Quelque apparence de bonté et de saincteté qu'il y ayt, dist Longarine, il n'y a apparence de bien si grand qui doibve faire hazarder une femme de coucher avecq ung homme, quelque parent qu'il luy soit, car le feu auprès des estouppes n'est point seur. — Sans poinct de faulte, dist Ennasuitte, ce debvoit estre quelque glorieuse folle, qui, par sa resverie des Cordeliers, pensoit estre si saincte qu'elle estoit impecable, comme plusieurs d'entre eulx veullent persuader à croyre que par nous-mesmes le povons estre, qui est ung erreur trop grand. — Estil possible, Longarine, dist Oisille, qu'il y en ayt d'assez folz pour croyre ceste opinion ? — Ilz font bien mieulx, dist Longarine, car ilz disent qu'il se fault habituer à la vertu de chasteté, et, pour esprouver leurs forces, parlent avecq les plus belles qui se peuvent trouver et qu'ilz ayment le mieulx ; et, avecq baisers et attouchemens de mains, experimentent si leur chair est en tout morte. Et quant par tel plaisir ilz se sentent esmouvoir, ilz se separent, jeusnent et prennent de grandes disciplines. Et quant ilz ont matté leur chair jusques là, et que pour parler ne baiser, ilz n'ont poinct devotion, ilz viennent à essayer la forte tentation qui est de coucher ensemble et s'embrasser sans nulle concupiscence.
Mais, pour ung qui en est eschappé, en sont venuz tant d'inconveniens, que l'archevesque de Millan, où ceste religion s'exerceoit, fut contrainct de les separer et mectre les femmes au couvent des femmes et les hommes au couvent des hommes. Vrayement, dist Geburon, c'est bien l'extremité de la folye de se voulloir randre de soy-mesmes impecable et cercher si fort les occasions de pecher ! » Ce dist Saffredent : « Il y en a qui font au contraire, car ilz fuyent tant qu'ilz peuvent les occasions : encores la concupiscence les suict. Et le bon sainct Jherosme, après s'estre bien foueté et s'estre caché dedans les desers, confessa ne povoir eviter le feu qui brusloit dedans ses moelles. Parquoy se fault recommander à Dieu, car, s'il ne nous tient à force, nous prenons grand plaisir à tresbucher. — Mais vous ne regardez pas ce que je voy, dist Hircan : c'est que tant que nous avons racompté noz histoires, les moynes, derriere ceste haye, n'ont poinct ouy la cloche de leurs vespres, et maintenant, quant nous avons commencé à parler de Dieu, ilz s'en sont allez et sonnent à ceste heure le second coup. — Nous ferons bien de les suyvre, dist Oisille, et d'aller louer Dieu, dont nous avons passé ceste journée aussi joyeusement qu'il est possible. » Et, en ce disant, se leverent et s'en allerent à l'eglise, où ilz oyrent devotement vespres. Et après, s'en allèrent soupper, debatans des propos passez, et rememorans plusieurs cas advenuz de leur temps, pour veoir lesquelz seroient dignes d'estre retenuz. Et après avoir passé joyeusement tout le soir, allerent prendre leur doulx repoz, esperans le lendemain ne faillir à continuer l'entreprinse qui leur estoit si agreable. Ainsy fut mis fin à la tierce Journée.
Fin de la troisiesme journée.