Un jeune gentil homme, voyant une dame de la meilleure maison de Flandre, sœur de son maistre, veuve de son premier et second mary, et femme fort deliberée, voulut sonder si les propos d’une honneste amityé luy deplairoyent ; mais, ayant trouvé reponse contraire à sa contenance, essaya la prendre par force, à laquelle resista fort bien. Et sans jamais faire semblant des dessins et effors du gentil homme, par le conseil de sa dame d’honneur, s’eloingna petit à petit de la bonne chere qu’elle avoit accoutumé luy faire. Ainsy, par sa fole outrecuydance, perdit l’honneste et commune frequentation qu’il avoit plus que nul autre avec elle.
Il y avoit au païs de Flandres une dame de si bonne maison, qu’il n’en estoit poinct de meilleure, vefve de son premier et second mary, desquelz n’avoit eu nulz enfans vivans. Durant sa viduité, se retira avecq ung sien frere, dont elle estoit fort aymée, lequel estoit fort grand seigneur, et mary d’une fille de Roy. Ce jeune prince estoit homme fort subgect à son plaisir, aymant chasse, passetemps et dames, comme la jeunesse le requeroit ; et avoit une femme fort fascheuse, à laquelle les passetemps du mary ne plaisoient poinct ; parquoy le seigneur menoit tousjours, avecq sa femme, sa seur, qui estoit la plus joyeuse et meilleure compaigne qu’il estoit possible, toutesfois saige et femme de bien. Il y avoit, en la maison de ce seigneur, ung gentil homme, dont la grandeur, beaulté et bonne grace passoit celle de tous ses compaignons. Ce gentil homme, voyant la seur de son maistre femme joyeuse et qui ryoit voluntiers, pensa qu’il essaieroit pour veoir si les propos d’une honneste amityé luy desplairoient ; ce qu’il feit. Mais il trouva en elle responce contraire à sa contenance. Et combien que sa responce fust telle qu’il appartenoit à une princesse et vraye femme de bien, si estce que, le voyant tant beau et honneste comme il estoit, elle luy pardonna aisement sa grande audace. Et monstroit bien qu’elle ne prenoit point desplaisir, quant il parloit à elle, en luy disant souvent qu’il ne tinst plus de telz propos ; ce qu’il luy promist, pour ne perdre l’aise et honneur qu’il avoit de l’entretenir. Toutesfois, à la longue augmenta si fort son affection, qu’il oblia la promesse qu’il luy avoit faicte ; non qu’il entreprint de se hazarder par parolles, car il avoit trop, contre son gré, experimenté les saiges responces qu’elle sçavoit faire. Mais il se pensa que, s’il la povoit trouver en lieu à son advantaige, elle qui estoit vefve, jeune, et en bon poinct, et de fort bonne complexion, prandroit peult-estre pitié de luy et d’elle ensemble.
Pour venir à ses fins, dist à son maistre qu’il avoit auprès de sa maison fort belle chasse, et que sy luy plaisoit y aller prandre trois ou quatre cerfs au mois de may, il n’avoit point encores veu plus beau passetemps. Le seigneur, tant pour l’amour qu’il portoit à ce gentil homme que pour le plaisir de la chasse, luy octroya sa requeste, et alla en sa maison, qui estoit belle et bien en ordre, comme du plus riche gentil homme qui fut au pays. Et logea le seigneur et la dame en ung corps de maison, et, en l’autre vis à vis, celle qu’il aymoit plus que luy-mesmes, la chambre de laquelle il avoit si bien accoustrée, tapissée par le hault, et si bien nattée, qu’il estoit impossible de s’apercevoir d’une trappe qui estoit en la ruelle de son lict, laquelle descendoit en celle ou logeoit sa mere, qui estoit une vieille dame ung peu caterreuse ; et, pource qu’elle avoit la toux, craingnant faire bruict à la princesse qui logeoit sur elle, changea de chambre à celle de son filz. Et, les soirs, ceste vielle dame portoit des confitures à ceste princesse pour sa collation ; à quoy assistoit le gentil homme, qui, pour estre fort aymé et privé de son frere, n’estoit refusé d’estre à son habiller et deshabiller, où tousjours il voyoit occasion d’augmenter son affection. En sorte que, ung soir, après qu’il eust faict veiller cette princesse si tard que le sommeil qu’elle avoit le chassa de la chambre, s’en alla à la sienne. Et, quant il eut prins la plus gorgiase et mieulx parfumée de toutes ses chemises, et ung bonnet de nuict tant bien accoustré qu’il n’y failloit rien, luy sembla bien, en soy mirant, qu’il n’y avoit dame en ce monde qui sceut refuser sa beaulté et bonne grace. Par quoy, se promectant à luy mesmes heureuse yssue de son entreprine, s’en alla mettre en son lict, où il n’esperoit faire long sejour, pour le desir et seur espoir qu’il avoit d’en acquerir ung plus honorable et plaisant. Et, si tost qu’il eut envoyé tous ses gens dehors, se leva pour fermer la porte après eulx. Et longuement escouta si en la chambre de la princesse, qui estoit dessus, y avoit aucun bruit ; et, quant il se peut asseurer que tout estoit en repos, il voulut commencer son doulx traveil, et peu à peu abbatit la trappe qui estoit si bien faicte et accoustrée de drap, qu’il ne feit ung seul bruit ; et par là monta à la chambre et ruelle du lict de sa dame, qui commençoit à dormyr. A l’heure, sans avoir regard à l’obligation qu’il avoit à sa maistresse, ny à la maison d’où estoit la dame, sans luy demander congié ne faire la reverence, se coucha auprès d’elle, qui le sentit plus tost entre ses bras qu’elle n’apparceut sa venue.
Mais, elle, qui estoit forte, se desfit de ses mains, en luy demandant qu’il estoit, se meit à le fraper, mordre et esgratiner, de sorte qu’il, fut contrainct, pour la paour, qu’il eut qu’elle appellast, luy fermer la bouche de la couverture ; ce que luy fut impossible de faire, car, quant elle veid qu’il n’espargnoit riens de toutes ses forces pour luy fair e une honte, elle n’espargnoit riens des siennes pour l’en engarder, et appella tant qu’elle peut sa dame d’honneur, qui couchoit en sa chambre, antienne et saige femme, autant qu’il en estoit poinct, laquelle tout en chemise courut à sa maistresse. Et, quant le gentil homme veid qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’estre congneu de sa dame, que le plus tost qu’il peut descendit par sa trappe ; et, autant qu’il avoit eu de desir et d’asseurance d’estre bien venu, autant estoit-il desesperé de s’en retourner en si mauvais estat. Il trouva son mirouer et sa chandelle sur sa table ; et, regardant son visaige tout sanglant d’esgratineures et morsures qu’elle luy avoit faictes, dont le sang sailloit sur sa belle chemise, qui estoit plus sanglante que dorée, commença à dire : « Beaulté ! tu as maintenant loyer de ton merite, car, par ta vaine promesse, j’ay entrepris une chose impossible, et qui peut-estre, en lieu d’augmenter mon contentement, est redoublement de mon malheur, estant asseuré que, si elle sçaict que, contre la promesse que je luy ay faicte, j’ay entrepris ceste follie, je perderay l’honneste et commune frequentation que j’ay plus que nul autre avecq elle ; ce que ma gloire a bien deservy ; car, pour faire valloir ma beaulté et, bonne grace, je ne la devois pas cacher en tenebres pour gaingner l’amour de son cueur ; je ne devois pas essayer à prandre par force son chaste corps ; mais debvois, par long service et humble patience, actendre que amour en fut victorieux, pour ce que sans luy n’ont pouvoir toute la vertu et puissance de l’homme ». Ainsi passa la nuict en tels pleurs, regretz et douleurs qui ne se peuvent racompter. Et, au matin, voiant son visaige si deschiré, feit semblant d’estre fort mallade et de ne povoir veoir la lumiere, jusques ad ce que la compaignye feust hors de sa maison.
La dame, qui estoit demorée victorieuse, sachant qu’il n’y avoit homme, en la court d e son frere, qui eut osé faire une si estrange entreprinse, que celluy qui avoit eu la hardiesse de lui declairer son amour, se asseura que c’estoit son hoste. Et, quant elle eut cherché avecq sa dame d’honneur les endroictz de la chambre pour trouver qui ce povoit estre, ce qu’il ne fut possible ; elle luy dist par grande collere : « Asseurez-vous que ce ne peult estre nul aultre que le seigneur de ceans et que le matin je feray en sorte vers mon frere, que sa teste sera tesmoing de ma chasteté ». La dame d’honneur, la voiant ainsi courroucée, luy dist : « Ma dame, je suis très aise de l’amour que vous avez de vostre honneur, pour lequel augmenter ne voulez espargner la vie d’un qui l’a trop hazardée pour la force de l’amour qu’il vous porte. Mais bien souvent tel la cuyde croistre, qui la diminue. Parquoy je vous supplye, ma dame, me vouloir dire la verité du faict ». Et, quant la dame luy eut compté tout au long, la dame d’honneur luy dist : « Vous m’asseurez qu’il n’a eu aultre chose de vous que les esgratinures et coups de poing ? — Je vous asseure,dist la dame, que non et que, s’il ne trouve ung bon cirurgien, je pense que demain les marques y paroistront. — Or, puisque ainsy est, ma dame, dist la dame d’honneur, il me semble que vous avez plus d’occasion de louer Dieu, que de penser à vous venger de luy ; car vous pouvez croire que, puis qu’il a eu le cueur si grand que d’entreprendre une telle chose, et le despit qu’il a de y avoir failly, que vous ne luy sçauriez donner mort qu’il ne luy fust plus aisée à porter. Si vous desirez estre vengée de luy, laissez faire à l’amour et à la honte, qui le sçauront mieulx tormenter que vous. Si vous le faictes pour vostre honneur, gardez-vous, ma dame, de tumber en pareil inconvenient que le sien ; car, en lieu d’acquerir le plus grand plaisir qu’il ait sceu avoir, il a receu le plus extreme ennuy que gentil homme sçauroit porter. Aussy, vous, ma dame, cuydant augmenter vostre honneur, le pourriez bien diminuer ; et, si vous en faictes la plaincte, vous ferez sçavoir ce que nul ne sçaict ; car, de son costé, vous estes asseurée que jamays il n’en sera rien revelé. Et quant Monseigneur vostre frere en feroit la justice que en demandez, et que le pauvre gentil homme en vint à mourir, si courra le bruict partout qu’il aura faict de vous à sa volunté ; et la plus part diront qu’il a esté bien difficile que ung gentil homme ayt faict une telle entreprinse, si la dame ne luy en donne grande occasion. Vous estes belle et jeune, vivant en toute compaignye bien joieusement ; il n’y a nul en ceste court, qu’il ne voye la bonne chere que vous faictes au gentil homme dont vous avez soupson : qui fera juger chascun que s’il a faict ceste entreprinse, ce n’a esté sans quelque faulte de vostre costé. Et vostre honneur, qui jusques icy vous a faict aller la teste levée, sera mis en dispute en tous les lieux là où cette histoire sera racomptée. »
La princesse, entendant les bonnes raisons de sa dame d’honneur, congneut qu’elle luy disoit verité, et que à très juste cause elle seroit blasmée, veue la bonne et privée chere qu’elle avoit tousjours faicte au gentil homme ; et demanda à sa dame d’honneur ce qu’elle avoit à faire, laquelle luy dist : « Ma dame, puis qu’il vous plaist recepvoir mon conseil, voiant l’affection dont il procedde, me semble que vous devez en vostre cueur avoir joye d’avoir veu que le plus beau et le plus honneste gentil homme que j’aye veu en ma vie, n’a sceu, par amour ne par force, vous mectre hors du chemyn de vraye honnesteté. Et en cela, ma dame, devez vous humillier devant Dieu, recongnoistre que ce n’a pas esté par vostre vertu ; car mainctes femmes, ayans mené vye plus austere que vous, ont esté humiliées par hommes moins dignes d’estre aymez que luy. Et devez plus que jamais craindre de recepvoir propos d’amityé, pource qu’il y en a assez qui sont tombez la seconde fois aux dangiers qu’elles ont evité la premiere. Ayez memoire, ma dame, que Amour est aveugle, lequel aveuglit de sorte que, où l’on pense le chemyn plus seur, c’est à l’heure qu’il est le plus glissant. Et me semble, ma dame, que vous ne debvez à luy ne à aultre faire semblant du cas qui vous est advenu ; et, encores qu’il en voulust dire quelque chose, faindrez du tout de ne l’entendre, pour eviter deux dangiers, l’un de la vaine gloire de la victoire que vous en avez eue, l’autre de prandre plaisir en ramentevant choses qui sont si plaisantes à la chair, que les plus chastes ont bien à faire à se garder d’en sentir quelques estincelles, encores qu’elles le fuyent le plus qu’elles peuvent. Mais, aussi, ma dame, affin qu’il ne pense, par tel hazard, avoir faict chose qui vous ayt esté agreable, je suis bien d’advis que peu à peu vous vous esloingniez de la bonne chere que vous avez accoustumé de luy faire, afin qu’il congnoisse de combien vous desprisez sa follie, et combien vostre bonté est grande, qui s’est contentée de la victoire que Dieu vous a donnée, sans demander autre vengeance de luy. Et Dieu vous doinct grace, ma dame, de continuer l’honnesteté qu’il a mise en vostre cueur ; et congnoissant que tout bien vient de luy, vous l’aymiez et serviez mieulx que vous n’avez accoustumé. » La princesse, deliberée de croire le conseil de sa dame d’honneur, s’endormit aussy joieusement que le gentil homme veilla de tristesse.
Le lendemain, le seigneur s’en voulut aller, et demanda son hoste ; auquel on dit qu’il estoit si mallade qu’il ne povoit veoir la clairté, ne oyr parler personne ; dont le prince fut fort esbahy, et le voulut aller veoir ; mais, sçachant qu’il dormoit, ne le voulut esveiller, et s’en alla ainsy de sa maison sans luy dire à Dieu, emmenant avecq luy sa femme et sa seur ; laquelle, entendant les excuses du gentil homme qui n’avoit voulu veoir le prince ne la compaignye au partir, se tint asseurée que c’estoit celluy qui luy avoit faict tant de torment, lequel n’osoit montrer les marques qu’elle luy avoit faictes au visaige. Et, combien que son maistre l’envoyast souvent querir, si ne retourna il point à la court, qu’il ne fust bien guery de toutes ses playes, horsmis celle que l’amour et le despit luy avoient faict au cueur. Quant il fut retourné devers luy, et qu’il se retrouva devant sa victorieuse ennemye, ce ne fut sans rougir ; et luy, qui estoit le plus audacieux de toute la compaignye, fut si estonné, que souvent devant elle perdoit toute contenance. Parquoy fut toute asseurée que son soupson estoit vray ; et peu à peu s’en estrangea, non pas si finement qu’il ne s’en apparceust très bien ; mais il n’en osa faire semblant, de paour d’avoir encores pis ; et garda cest amour en son cueur, avecq la patience de l’esloingnement qu’il avoit mérité.
« Voylà, mes dames, qui devroit donner grande craincte à ceulx qui presument ce qu’il ne leur appartient et doibt bien augmenter le cueur aux dames, voyans la vertu de ceste jeune princesse et le bon sens de sa dame d’honneur. Si à quelqu’une de vous advenoit pareil cas, le remede y est ja donné. — Il me semble, ce dist Hircan que le grand gentil homme, dont vous avez parlé, estoit si despourveu de cueur, qu’il n’estoit digne d’être ramentu ; car, ayant une telle occasion, ne debvoit, ne pour vielle ne pour jeune, laisser son entreprinse. Et fault bien dire que son cueur n’estoit pas tout plain d’amour, veu que la craincte de mort et de honte y trouva encores place. — Nomerfide respondit à Hircan : « Et que eust faict ce pauvre gentil homme, veu qu’il avoit deux femmes contre luy ? — Il devoit tuer la vieille, dist Hircan ; et quant la jeune se feut veue sans secours, eust esté demy vaincue. — Tuer ! dit Nomerfide ; vous vouldriez doncques faire d’un amoureux ung meurdrier ? Puis que vous avez ceste oppinion, on doibt bien craindre de tumber en voz mains. — Si j’en estois jusques là, dist Hircan, je me tiendrois pour deshonoré si je ne venois à fin de mon intention. » A l’heure Geburon dist : « Trouvez-vous estrange que une princesse, nourrye en tout honneur, soit difficille à prandre d’un seul homme ? Vous devriez doncques beaucoup plus vous esmerveiller d’une pauvre femme qui eschappa de la main de deux. — Geburon, dit Ennasuicte, je vous donne ma voix à dire la cinquiesme Nouvelle ; car je pense que vous en sçavez quelqu’une de ceste pauvre femme, qui ne sera point fascheuse. Puis que vous m’avez esleu à partie, dist Geburon, je vous diray une histoire que je sçay, pour en avoir faict inquisition veritable sur le lieu ; et par là vous verrez que tout le sens et la vertu des femmes n’est pas au cueur et teste des princesses, ny toute l’amour et finesse en ceulx où le plus souvent on estime qu’ilz soyent. »