Floride, après le decès de son mary, et avoir vertueusement resisté à Amadour, qui l’avoit pressée de son honneur jusques au bout, s’en ala rendre religieuse au monastere de Jesus.
En la comté d’Arande en Arragon, y avoit une dame qui, en sa grande jeunesse, demoura vefve du comte d’Arande avecq ung filz et une fille, laquelle fille senommoit Floride. La dicte dame meyt peine de nourrir ses enfans en toutes les vertuz et honestetez qui appartiennent à seigneurs et gentilz hommes ; en sorte que sa maison eut le bruict d’une des honnorables qui fust poinct en toutes les Espaignes. Elle alloit souvent à Tollette, où se tenoit le roi d’Espaigne ; et quant elle venoit à Sarragosse, qui estoit près de sa maison, demoroit longuement avecq la Royne et à la cour, où elle estoit autant estimée que dame pourroit estre. Une fois, allant devers le Roy, selon sa coustume, lequel estoit à Sarragosse, en son chasteau de la Jasserye, ceste dame passa par ung villaige qui estoit au Vi-Roy de Cathaloigne, lequel ne bougeoit poinct de dessus la frontiere de Parpignan, à cause des grandes guerres qui estoient entre les Roys de France et d’Espaigne ; mais, à ceste heure là, y estoit la paix, en sorte que le Vi-Roy avecq tous les cappitaines estoient venuz faire la reverence au Roy. Sçachant ce Vi-Roy que la contesse d’Arande passoit par sa terre, alla au devant d’elle, tant pour l’amityé antienne qu’il luy portoit que pour l’honorer comme parente du Roy. Or, il avoit en sa compaignye plusieurs honnestes gentilz hommes qui, par la frequentation de longues guerres, avoient acquis tant d’honneur et de bon bruict, que chascun qui les pouvoit veoir et hanter se tenoit heureux. Et, entre les autres, y en avoit ung nommé Amadour, lequel, combien qu’il n’eust que dix huict ou dix neuf ans, si avoit-il grace tant asseurée et le sens si bon, que on l’eust jugé entre mil digne de gouverner une chose publique. Il est vray que ce bon sens là estoit accompaigné d’une si grande et naïfve beaulté, qu’il n’y avoit oeil qui ne se tint contant de le regarder ; et si la beaulté estoit tant exquise, la parolle la suyvoit de si près que l’on ne sçavoit à qui donner l’honneur, ou à la grace, ou à la beaulté, ou au bien parler. Mais ce qui le faisoit encores plus estimer, c’estoit sa grande hardiesse, dont le bruict n’estoit empesché pour sa jeunesse ; car en tant de lieux avoit deja monstré ce qu’il sçavoit faire, que non seullement les Espaignes, mais la France et l’Ytallie estimerent grandement ses vertuz, pource que, à toutes les guerres qui avoient esté, il ne se estoit poinct espargné ; et, quand son païs estoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux estranges, où il estoit aymé et estimé d’amys et d’ennemys. Ce gentil homme, pour l’amour de son cappitaine, se trouva en ceste terre où estoit arrivée la contesse d’Arande ; et, en regardant la beaulté et bonne grace de sa fille Floride, qui, pour l’heure, n’avoit que douze ans, se pensa en luy-mesmes que c’estoit bien la plus honneste personne qu’il avoit jamais yeue, et que, s’il povoit avoir sa bonne grace, il en seroit plus satisfaict que de tous les biens et plaisirs qu’il pourroit avoir d’une autre. Et, après l’avoir longuement regardée, se delibera de l’aymer, quelque impossibilité que la raison luy meist au devant, tant pour la maison dont elle estoit, que pour l’aage, qui ne povoit encores entendre telz propos. Mais contre ceste craincte se fortisfioit d’une bonne esperance, se promectant à luy-mesmes que le temps et la patience apporteroient heureuse fin à ses labeurs.
Et, dès ce temps, l’amour gentil qui, sans occasion que par force de luy mesmes, estoit entré au cueur d’Amadour, luy promist de luy donner toute faveur et moyen pour y attaindre. Et, pour parvenir à la plus grande difficulté, qui estoit la loingtaineté du païs où il demeuroit, et le peu d’occasion qu’il avoit de reveoir Floride, se pensa de se marier, contre la deliberation qu’il avoit faicte avecq les dames de Barselonne et Parpignan, où il avoit tel credit que peu ou riens luy estoit refusé ; et avoit tellement hanté ceste frontiere, à cause des guerres, qu’il sembloit mieulx Cathelan que Castillan, combien qu’il fust natif d’auprès de Tollette, d’une maison riche et honnorable ; mais, à cause qu’il estoit puisné, n’avoit riens de son patrimoyne. Si est-ce que Amour et Fortune, le voyans delaissé de ses parens, delibererent de y faire leur chef d’euvre, et luy donnerent, par le moyen de la vertu, ce que les loys du païs luy refusoient. Il estoit fort adonné en l’estat de la guerre, et tant aymé de tous seigneurs et princes, qu’il refusoit plus souvent leurs biens, qu’il n’avoit soulcy de leur en demander. La contesse dont je vous parle arriva aussi en Sarragosse, et fut très bien receue du Roy et de toute sa court. Le gouverneur de Cathaloigne la venoit souvent visiter, et Amadour n’avoit garde de faillir à l’accompaigner, pour avoir seullement le loisir de regarder Floride, car il n’avoit nul moyen de parler à elle. Et, pour se donner à congnoistre en telle compaignie, s’adressa à la fille d’un vieil chevalier voisin de sa maison, nommée Avanturade, laquelle avoit avecq Floride tellement conversé, qu’elle sçavoit tout ce qui estoit caché en son cueur. Amadour, tant pour l’honnesteté qu’il trouva en elle que pour ce qu’elle avoit trois mille ducatz de rente en mariage, delibera de l’entretenir comme celuy qui la vouloit espouser. A quoy voluntiers elle presta l’oreille ; et, pour ce qu’il estoit pauvre et son pere riche, pensa que jamais il ne s’accorderoit à ce mariage, sinon par le moyen de la contesse d’Arande. Dont s’adressa à madame Floride et luy dist : « Ma dame, vous voyez ce gentil homme castelain qui si souvent parle à moy ; je croy que toute sa pretente n’est que de m’avoir en mariage. Vous sçavez quel pere j’ay, lequel jamais ne s’y consentira, si, par la contesse et par vous, il n’en est bien fort prié. » Floride, qui aymoit la damoiselle comme elle-mesme, l’asseura de prendre ceste affaire à cueur comme son bien propre. Et feit tant Avanturade, qu’elle luy presenta Amadour, lequel, luy baisant la main, cuyda s’esvanouyr d’aise ; là où il estoit estimé le mieulx parlant qui fust en Espaigne, devint muet devant Floride, dont elle fust fort estonnée ; car, combien qu’elle n’eust que douze ans, si avoit-elle desja bien entendu qu’il n’y avoit homme en l’Espaigne mieulx disant ce qu’il vouloit et de meilleure grace. Et, voyant qu’il ne luy tenoit nul propos, commencea à luy dire : « La renommée que vous avez, seigneur Amadour, par toutes les Espaignes, est telle, qu’elle vous rend congneu en toute ceste compaignie, et donne desir à ceulx qui vous congnoissent de s’employer à vous faire plaisir ; parquoy, si en quelque endroict je vous en puis faire, vous me y pouvez emploier. » Amadour, qui regardoit la beaulté de sa dame, estoit si très ravy, que à peyne luy peut-il dire grand mercy ; et, combien que Floride s’estonnast de le veoir sans response, si est-ce qu’elle l’attribua plustost à quelque sottise, que à la force d’amour, et passa oultre, sans parler davantaige.
Amadour, cognoissant la vertu qui en si grande jeunesse commençoit à se monstrer en Floride, dist à celle qu’il vouloit espouser : « Ne vous esmerveillez poinct si j’ay perdu la parolle devant madame Floride ; car les vertus et la saige parolle qui sont cachez soubz ceste grande jeunesse m’ont tellement estonné, que je ne luy ay sceu que dire. Mais je vous prie, Avanturade, comme celle qui sçavez ses secretz, me dire s’il est possible que en ceste court elle n’ayt tous les cueurs des gentils hommes ; car ceulx qui la congnoistront et ne l’aymeront, sont pierres ou bestes. » Avanturade, qui desja aymoit Amadour plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien celer, et luy dist que madame Floride estoyt aymée de tout le monde ; mais, à cause de la coustume du pays, peu de gens parloient à elle ; et n’en avoit poinct encores veu nul qui en feist grant semblant, sinon deux princes d’Espaigne, qui desiroient de l’espouser, l’un desquels estoit le fils de l’Infant Fortuné, l’aultre estoit le jeune duc de Cardonne.« Je vous prie, dist Amadour, dictes-moy lequel vous pensez qu’elle ayme le mieulx ? — Elle est si saige, dist Avanturade, que pour riens elle ne confesseroit avoir autre volunté que celle de sa mere ; toutefois, ad ce que nous en debvons juger, elle ayme trop mieulx le filz de l’Infant Fortuné, que le jeune duc de Cardonne. Mais sa mere, pour l’avoir plus près d’elle, l’aymeroit mieulx à Cardonne. Et je vous tiens homme de si bon jugement, que, si vous voulliez, dès aujourd’hui, vous en pourriez juger la verité ; car le filz de l’Infant Fortuné est nourry en ceste court, qui est un des plus beaulx et parfaict jeunes princes qui soit en la Chrestienté. Et si le mariaige se faisoit, par l’opinion d’entre nous filles, il seroit asseuré d’avoir madame Floride, pour veoir ensemble le plus beau couple de toute l’Espaigne. Il faut que vous entendiez que, combien qu’ilz soient tous deux jeunes, elle de douze, et luy de quinze ans, si a-il desja trois ans que l’amour est commancée ; et, si vous voulez avoir la bonne grace d’elle, je vous conseille de vous faire amy et serviteur de luy. Amadour fut fort aise de veoir que sa dame aymoit quelque chose, esperant que à la longue il gaingneroit le lieu, non de mary, mais de serviteur ; car il ne craingnoit, en sa vertu, sinon qu’elle ne voulsist aymer. Et après ces propos, s’en alla Amadour hanter le filz de l’Infant Fortuné, duquel il eut aisement la bonne grace, pource que tous les passetemps que le jeune prince aymoit, Amadour les sçavoit tous faire ; et sur tout estoit fort adroict à manier les chevaulx, et s’ayder de toutes sortes d’armes, et à tous les passetemps et jeux que ung jeune homme doibt sçavoir. La guerre recommencea en Languedoc, et fallut que Amadour retournast avecques le gouverneur ; qui ne fut sans grand regret, car il n’y avoit moyen par lequel il peust retourner en lieu où il peust veoir Floride ; et pour ceste occasion, à son partement, parla à ung sien frere, qui estoit maieurdonne de la Royne d’Espaigne, et luy dist le bon party, qu’il avoit trouvé en la maison de la contesse d’Arande, de la damoiselle Avanturade, luy priant que en son absence feist tout son possible que le mariaige vint à execution, et qu’il y employast le credit de la Royne, et du Roy, et de tous ses amys. Le gentil homme qui aymoit son frere, tant pout le lignaige que pour ses grandes vertuz, luy promist y faire son debvoir ; ce qu’il feit ; en sorte que le pere, vieulx et avaritieux, oublia son naturel pour garder les vertuz d’Amadour, lesquelles la contesse d’Arande, et sur toutes la belle Floride, luy paingnoient devant les oeilz ; pareillement le jeune conte d’Arande, qui commençoit à croistre, et, en croissant, à aymer les gens vertueulx. Quant le mariage fut accordé entre les parens, le maieurdonne de la Royne envoya querir son frere, tandis que les trefves duroient entre les deux Roys. Durant lequel temps, le Roy d’Espaigne se retira à Madric, pour eviter le maulvays air qui estoit en plusieurs lieux ; et, par l’advis de ceulx de son conseil, à la requeste aussy de la contesse d’Arande, feit le mariage de l’heritiere duchesse de Medinaceli avecq le petit conte d’Arande, tant pour le bien et union de leur maison, que pour l’amour qu’il portoit à la contesse d’Arande ; et voulut faire les nopces au chasteau de Madric. A ces nopces se trouva Amadour, qui poursuivyt si bien les siennes qu’il espouza celle dont il estoit plus aymé qu’il n’y avoit d’affection, sinon d’autant que ce mariage luy estoit très heureuse couverture et moyen de hanter le lieu où son esperit demoroit incessamment.
Après qu’il fut maryé, print telle hardiesse et privaulté en la maison de la contesse d’Arande, que l’on ne se gardoit de luy non plus que d’une femme. Et combien que à l’heure il n’eust que vingt deux ans, il estoit si saige que la contesse d’Arande luy communicquoit tous ses affaires, et commandoit à son filz et à sa fille de l’entretenir et croire qu’il leur conseilleroit. Ayant gaingné ce poinct-là de ceste grande estime, se conduisoit si saigement et froidement, que mesmes celle qu’il aymoit ne congnoissoit poinct son affection. Mais, pour l’amour de sa femme, qu’elle aymoit plus que nulle autre, elle estoit si privée de luy, qu’elle ne luy dissimulloit chose qu’elle pensast ; et eut cest heur qu’elle luy declaira toute l’amour qu’elle portoit au filz de l’Infant Fortuné. Et luy, qui ne taschoit que à la gaingner entierement, luy en parloit incessamment ; car il ne luy challoit quel propos il luy tint, mais qu’il eut moyen de l’entretenir longuement. Il ne demora poinct ung mois en la compagnye après ses nopces, qu’il fust contrainct de retourner à la guerre, où il demoura plus de deux ans, sans retourner veoir sa femme, laquelle se tenoit tousjours où elle avoit esté nourrye. Durant ce temps, luy escripvoit souvent Amadour ; mais le plus fort de la lettre estoit des recommandations à Floride, qui, de son costé, ne falloit à luy en randre, et mectoit quelque bon mot de sa main en la lettre que Avanturade faisoit, qui estoit l’occasion de rendre son mary très soigneux de luy rescrire. Mays, en tout cecy, ne congnoissoit riens Floride, sinon qu’elle l’aymoit comme s’il eust été son propre frere. Plusieurs foys alla et vint Amadour, en sorte que en cinq ans ne veit pas Floride deux moys durant ; et toutesfois l’amour, en despit de l’esloignement et de la longueur de l’absence, ne laissoit pas de croistre. Et advint qu’il feit ung voiage pour venir veoir sa femme ; et trouva la contesse bien loing de la court, car le Roy d’Espaigne s’en estoit allé à l’Andelouzie, et avoit mené avecq luy le jeune conte d’Arande, qui desja commenceoit à porter les armes. La contesse d’Arande s’estoit retirée en une maison de plaisance qu’elle avoit sur la frontiere d’Arragon et de Navarre ; et fut fort aise, quand elle veit revenir Amadour, lequel près de trois ans avoit esté absent. Il fut bien venu d’un chascun, et commanda la contesse qu’il fut traicté comme son propre filz. Tandis qu’il fut avecq elle, elle luy communicqua toutes ses affaires de sa maison, et en remectoit la plus part à son oppinion ; et gaigna ung si grand credit en ceste maison, que, en tous les lieux où il vouloit venir, on luy ouvroit tousjours la porte, estimant sa preud’hommye si grande, que l’on se fyoit en luy de toutes choses comme ung sainct ou ung ange. Floride, pour l’amitié qu’elle portoit à sa femme Avanturade et à luy, le chercheoit en tous lieux où elle le voioit ; et ne se doubtoit en riens de son intention : parquoy elle ne se gardoit de nulle contenance, pour ce que son cueur ne souffroit nulle passion, sinon qu’elle sentoit ung très grand contentement, quant elle estoit auprès de luy, mais autre chose n’y pensoit.
Amadour, pour eviter le jugement de ceulx qui ont experimenté la difference du regard des amans au pris des aultres ; fut en grande peyne. Car quant Floride venoit parler à luy privemet, comme celle qui n’y pensoit en nul mal, le feu caché en son cueur le brusloit si fort qu’il ne pouvoit empescher que la couleur ne luy montast au visaige, et que les estincelles saillissent par ses oeilz. Et à fin que, par frequentation, nul ne s’en peust apparcevoir, se meist à entretenir une fort belle dame, nommée Poline, femme qui en son temps fut estimée si belle, que peu d’hommes qui la veoyent eschappoient de ses lyens. Ceste Poline, ayant entendu comme Amadour avoit mené l’amour à Barselonne et à Parpignan, en sorte qu’il estoit aymé des plus belles et honnestes dames du païs, et, sur toutes, d’une contesse de Palamos, que l’on estimoit la premiere en beaulté de toutes les dames d’Espaigne et de plusieurs aultres, luy dist qu’elle avoit grande pitié de luy, veu que après tant de bonnes fortunes, il avoit espouzé une femme si layde que la sienne. Amadour, entendant bien par ces parolles qu’elle avoit envye de remedier à sa nécessité, luy en tint les meilleurs propos qu’il fut possible, pensant que, en lui faisant acroire ung mensonge, il luy couvriroit une vérité. Mais elle, fine, expérimentée en amour, ne se contenta de parolles ; toutesfois, sentant très bien que son cueur n’estoit satisfaict de cest amour, se doubta qu’il la voulsist faire servir de couverture et, pour ceste occasion, le regardoit de si près qu’elle avoit tousjours le regard à ses oeilz, qui sçavoyent si bien faindre qu’elle ne pouvoit juger que par bien obscur soupson ; mais se n’estoit ce sans grande peyne au Gentil homme, auquel Floride, ignorant toutes ces malices, s’adressoit souvent devant Poline si privéement qu’il avoit une merveilleuse peyne à contraindre son regard contre son cueur, &, pour éviter qu’il n’en vint inconvénient, un jour, parlant à Floride appuyé sur une fenestre, luy tint tels propos : « M’amye, je vous supplie me conseiller lequel vault mieulx parler ou mourir ? » Floride luy respondit promptement : « Je conseilleray tousjours à mes amis de parler & non de morir, car il y a peu de parolles qui ne se puissent amender, mais la vie perdue ne se peult recouvrer. — Vous me promectrez doncques, dist Amadour, que vous ne serez non seulement marrie des propos que je vous veulx dire, mais estonnée jusques à temps que vous entendiez la fin ? » Elle luy respondit : « Dictes ce qu’il vous plaira ; car, si vous m’estonnez, nul autre ne m’asseurera. » Il commencea à luy dire : « Ma dame, je ne vous ay encores voulu dire la très grande affection que je vous porte, pour deux raisons : l’une, que j’entendois par long service vous en donner l’experience ; l’autre, que je doubtois que vous estimissiez gloire en moy, qui suis ung simple gentil homme, de m’addresser en lieu qu’il ne m’appartient de regarder. Et encores, quant je serois prince comme vous, la loyaulté de vostre cueur ne permectroit que aultre que celluy qui en a prins la possession, filz de l’Infant Fortuné, vous tienne propos d’amityé. Mais, ma dame, tout ainsy que la necessité en une forte guerre contrainct faire le degast de son propre bien, et ruyner le bled en herbe, de paour que l’ennemy n’en puisse faire son proffict, ainsi prens-je le hazard de advancer le fruict que avecq le temps j’esperois cueillir, pour garder que les ennemys de vous et de moy n’en peussent faire leur proffict à vostre dommaige. Entendez, ma dame, que, des l’heure de vostre grande jeunesse, je me suis tellement dedié à vostre service ; que je n’ay cessé de chercher les moyens pour acquerir vostre bonne grace ; et, pour ceste occasion seulle, me suis maryé à celle que je pensoys que vous aymiez le mieulx. Et sçachant l’amour que vous portiez au filz de l’Infant Fortuné, ay mis peine de le servir et hanter comme vous sçavez ; et tout ce que j’ay pensé vous plaire, je l’ay cherché de tout mon pouvoir. Vous voyez que j’ay acquis la grace de la contesse vostre mere, et du conte vostre frere et de tous ceulx que vous aymez, tellement que je suys en ceste maison tenu non comme serviteur, mais comme enffant ; et tout le travail que j’ay prins il y a cinq ans, n’a esté que pour vivre toute ma vie avecq vous. Entendez, ma dame, que je ne suys poinct de ceulx qui pretendent par ce moyen avoir de vous ne bien ne plaisir autre que vertueux. Je sçay que je ne vous puis espouser ; et, quand je le pourrois, je ne le vouldrois, contre l’amour que vous portez à celluy que je desire vous veoir pour mary. Et, aussy, de vous aimer d’une amour vitieuse, comme ceulx qui esperent de leur long service une recompense au deshonneur des dames, je suis si loing de ceste affection, que j’aymerois mieulx vous veoir morte, que de vous sçavoir moins digne d’estre aymée, et que la vertu fust admoindrye en vous, pour quelque plaisir qui m’en sceust advenir. Je ne pretends, pour la fin et recompense de mon service, que une chose : c’est que vous me voulliez estre maistresse si loyalle que jamais vous ne m’esloigniez de vostre bonne grace, que vous me continuiez au degré où je suis, vous fiant en moy plus que en nul aultre, prenant ceste seurté de moy, que, si, pour vostre honneur ou chose qui vous touchast, vous avez besoing de la vie d’un gentil homme, la myenne y sera de très bon cueur employée, et en pouvez faire estat, pareillement, que toutes les choses honnestes et vertueuses que je feray seront faictes seullement pour l’amour de vous. Et, si j’ay faict, pour dames moindres que vous, chose dont on ayt faict estime, soyez seure que, pour une telle maistresse, mes entreprinses croistront de telle sorte que les choses que je trouvois impossibles me seront très facilles. Mais, si vous ne m’acceptez pour du tout vostre, je delibere de laisser les armes, et renoncer à la vertu qui ne m’aura secouru à mon besoing. Parquoy, ma dame, je vous supplie que ma juste requeste me soit octroyée, puisque vostre honneur et conscience ne me la peuvent refuser. »
La jeune dame, oyant ung propos non accoustumé, commencea à changer de couleur et baisser les oeils comme femme estonnée. Toutesfoys, elle, qui estoit saige, luy dist : « Puis que ainsy est, Amadour, que vous demandez de moy ce que vous en avez, pourquoy est-ce que vous me faictes une si grande et longue harangue ? J’ay si grand paour que, soubz voz honnestes propos, il y ayt quelque malice cachée pour decepvoir l’ingnorance joincte à ma jeunesse, que je suis en grande perplexité de vous respondre. Car, de refuser l’honneste amityé que vous m’offrez, je ferois le contraire de ce que j’ay faict jusques icy, que je me suis plus fyée en vous, que en tous les hommes du monde. Ma conscience ny mon honneur ne contreviennent poinct à vostre demande, ny l’amour que je porte au filz de l’Infant Fortuné ; car elle est fondée sur mariage, où vous ne pretendez riens. Je ne sçaiche chose qui me doibve empescher de faire response selon vostre desir, sinon une craincte que j’ay en mon cueur, fondée sur le peu d’occasion que vous avez de me tenir telz propos ; car, si vous avez ce que vous demandez, qui vous contrainct d’en parler si affectionnement ? » Amadour, qui n’estoit sans response, luy dist : « Ma dame, vous parlez très prudemment, et me faictes tant d’honneur de la fiance que vous dictes avoir en moy, que, si je ne me contante d’un tel bien, je suys indigne de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celluy qui veult bastir ung edifice perpetuel, il doibt regarder à prendre ung seur et ferme fondement : parquoy, moy, qui desire perpetuellement demorer en vostre service, je doibs regarder non seullement les moyens pour me tenir près de vous, mais empescher qu’on ne puisse congnoistre la très grande affection que je vous porte ; car, combien qu’elle soyt tant honneste qu’elle se puisse prescher partout, si est-ce que ceulx qui ignorent le cueur des amans ont souvent jugé contre verité. Et de cella vient autant mauvais bruict, que si les effects estoient meschans. Ce qui me faict dire cecy, et ce qui m’a faict advancer de le vous declairer, c’est Poline, laquelle a prins ung si grand soupson sur moy, sentant bien à son cueur que je ne la puis aymer, qu’elle ne faict en tous lieux que espier ma contenance. Et quant vous venez parler à moy devant elle si privement, j’ay si grand paour de faire quelque signe où elle fonde jugement, que je tumbe en inconvenient dont je me veulx garder ; en sorte que j’ay pensé vous supplier que, devant elle et devant celles que vous congnoissez aussi malitieuses, ne veniez parler à moy ainsy soubzdainement ; car j’aymerois mieulx estre mort, que creature vivante en eust la congnoissance. Et n’eust esté l’amour que j’avoys à vostre honneur, je n’avois poinct proposé de vous tenir ces propos, d’autant que je me tiens assez heureux de l’amour et fiance que vous me portez, où je ne demande rien davantaige que perseverance. » Floride, tant contante qu’elle n’en pouvoit plus porter, commencea en son cueur à sentir quelque chose plus qu’elle n’avoit accoustumé ; et, voyant les honnestes raisons qu’il luy alleguoit, luy dist que la vertu et l’honnesteté respondroient pour elle, et lui accordoit ce qu’il demandoit.
Dont si Amadour fut joyeulx, nul qui ayme ne le peult doubter. Mais Floride creut trop plus son conseil qu’il ne vouloit ; car elle, qui estoit crainctifve non seullement devant Poline, mais en tous autres lieux, commencea à ne le chercher pas, comme elle avoit accoustumé ; et, en cest esloignement, trouva mauvais la grande frequentation qu’Amadour avoit avecq Poline, laquelle elle voyoit tant belle qu’elle ne pouvoit croyre qu’il ne l’aymast. Et, pour passer sa grande tristesse ; entretint tousjours Advanturade, laquelle commençoit fort à estre jalouse de son mary et de Poline ; et s’en plaignoit souvent à Floride, qui la consoloit le mieulx qu’il luy estoit possible, comme celle qui estoit frappée d’une mesme peste. Amadour s’apparceut bientost de la contenance de Floride, et non seulement pensa qu’elle s’esloignoit de luy par son conseil, mais qu’il y avoit quelque fascheuse oppinion meslée. Et ung jour, venant de vespres d’un monastaire, luy dist : « Ma dame, quelle contenance me faictes-vous ? — Telle que je pense que vous la voulez, respondit Floride. » A l’heure, soupsonnant la verité, pour sçavoir s’il estoit vray, vat dire : « Ma dame, j’ay tant faict par mes journées, que Poline n’a plus d’opinion de vous. » Elle luy respondit : « Vous ne sçauriez mieulx faire, et pour vous et pour moy ; car, en faisant plaisir à vous-mesme, vous me faites honneur. » Amadour estima, par ceste parolle, qu’elle estimoit qu’il prenoit plaisir à parler à Poline, dont il fut desesperé qu’il ne se peut tenir de luy dire en collere : « Ha ! ma dame, c’est bien tost commancé de tormenter ung serviteur, et le lapider de bonne heure ; car je ne pense poinct avoir porté peyne qui m’ayt esté plus ennuyeuse que la contraincte de parler à celle que je n’ayme poinct. Et puis que ce que faictz pour vostre service est prins de vous en autre part, je ne parleray jamais à elle ; et en advienne ce qu’il en pourra advenir ! Et à fin de dissimuller mon courroux, comme j’ay faict mon contentement, je m’en voys en quelque lieu icy auprès, en actendant que vostre faintaisie soit passée. Mais j’espère que là j’auray quelques nouvelles de mon cappitaine de retourner à la guerre, où je demoreray si long temps, que vous congnoistrez que autre chose que vous ne me tient ce lieu. » Et, en ce disant, sans actendre aultre responce d’elle, partit incontinant. Floride demora tant ennuyée et triste, qu’il n’estoit possible de plus. Et commencea l’amour, poulcée de son contraire, à monstrer sa très grande force, tellement que elle, congnoissant son tort, escripvoit incessamment à Amadour, le priant de vouloir retourner ; ce qu’il feyt après quelques jours, que sa grande collere lui estoit diminuée. Je ne sçaurois entreprendre de vous compter par le menu les propos qu’ilz eurent pour rompre ceste jalousie. Toutesfoys, il gaingna la bataille, tant qu’elle luy promist que jamais elle ne croyroit non seullement qu’il aymast Poline, mais qu’elle seroit toute asseurée que ce luy estoit ung martire trop importable de parler à elle ou à aultre, sinon pour luy faire service.
Après que l’amour eust vaincu ce premier soupson, et que les deux amans commencerent à prandre plus de plaisir que jamais à parler ensemble, les nouvelles vindrent que le Roy d’Espaigne envoyoit toute son armée à Sauce. Parquoy, celluy qui avoit accoustumé d’y estre le premier, n’avoit garde de faillyr à pourchasser son honneur ; mais il est vray que c’estoit avecq ung aultre regret, qu’il n’avoit accoustumé, tant de perdre son plaisir qu’il avoit que de paour de trouver mutation à son retour, pource qu’il voyoit Floride pourchassée de grans princes et seigneurs, et desjà parvenue à l’aage de quinze ou seize ans ; parquoy pensa que, si elle estoit en son absence maryée, il n’auroit plus d’occasion de la veoir, sinon que la contesse d’Arande luy donnast Avanturade, sa femme, pour compaignye. Et mena si bien son affaire envers ses amys, que la comtesse et Floride luy promirent que, en quelque lieu qu’elle fust mariée, sa femme Avanturade yroit. Et combien qu’il fust question à l’heure de marier Floride en Portugal, si estoit-il deliberé qu’elle ne l’habandonneroit jamais ; et, sur ceste asseurance, non sans ung regret indicible, s’en partit Amadour, et laissa sa femme avecq la contesse. Quant Floride seulle ouyt le departement de son bon serviteur, elle se mect à faire toutes choses si bonnes et vertueuses, qu’elle esperoit par cella actaindre le bruict des plus parfaictes dames, et d’estre reputée digne d’avoir ung tel serviteur que Amadour. Lequel, estant arrivé à Barselonne, fut festoyé des dames comme il avoit accoustumé ; mais elles le trouverent tant changé, qu’elles n’eussent jamais pensé que mariage eust telle puissance sur ung homme qu’il avoit sur luy ; car il sembloit qu’il se faschoit de veoir les choses que austresfois il avoit desirées ; et mesme la contesse de Palamos, qu’il avoit tant aymée, ne sceut trouver moyen de le faire aller seullement jusques à son logis, qui fut cause qu’il n’arresta à Barselonne que le moins qu’il luy fut possible, comme celluy à qui l’heure tardoit d’estre au lieu où l’on n’esperoit que luy. Et quant il fut arrivé à Sauce, commencea la guerre grande et cruelle entre les deux Roys, laquelle ne suis deliberé de racompter, ne aussy les beaulx faictz que feit Amadour, car mon compte seroit assez long pour employer toute une journée. Mais sçachez qu’il emportoit le bruict par dessus tous ses compaignons. Le duc de Nageres arriva à Parpignan, ayant charge de deux mil hommes et pria Amadour d’estre son lieutenant, lequel avecq ceste bande feit tant bien son debvoir, que l’on n’oyoit en toutes les escarmouches crier que Nageres !
Or, advint que le Roy de Thunis, qui de long temps faisoit la guerre aux Espaignols, entendit comme les Roys de France et d’Espaigne faisoient la guerre guerroyable sur les frontieres de Parpignan et Narbonne ; se pensa que en meilleure saison ne pourroit-il faire desplaisir au Roy d’Espaigne, et envoya un grand nombre de fustes et autres vaisseaux, pour piller et destruire tout ce qu’ils pourroient trouver mal gardé sur les frontières d’Espaigne. Ceulx de Barselonne, voyans passer devant eulx une grande quantité de voilles, en advertirent le VisRoy, qui estoit à Sauce, lequel incontinant envoya le duc de Nageres à Palamos. Et quant les Maures veirent que le lieu estoit si bien gardé, faingnirent de passer oultre ; mais, sur l’heure de minuict, retournerent, et meirent tant de gens en terre, que le duc de Nageres, surprins de ses ennemys, fut emmené prisonnier. Amadour, qui estoit fort vigillant, entendit le bruict, assembla incontinant le plus grand nombre qu’il peut de ses gens, et se defendit si bien que la force de ses ennemys fut long temps sans luy pouvoir nuyre. Mais, à la fin, sçachant que le duc de Nageres estoit prins, et que les Turcs estoient deliberez de mectre le feu à Palamos, et le brusler en la maison qu’il tenoit forte contre eulx, ayma mieulx se rendre que d’estre cause de la perdition des gens de bien qui estoient en sa compaignye ; et aussy que, se mectant à rançon, espereroit encores reveoir Floride. A l’heure, se rendit à ung Turc, nommé Dorlin, gouverneur du Roy de Thunis, lequel le mena à son maistre, où il fut le très bien receu et encores mieux gardé ; car il pensoit bien, l’ayant entre ses mains, avoir l’Achilles de toutes les Espaignes. Ainsi demoura Amadour près de deux ans au service du Roy de Thunis. Les nouvelles vindrent en Espaigne de ceste prinse, dont les parens du duc de Nageres feirent ung grand dueil ; mais ceulx qui aymoient l’honneur du pays estimerent plus grande la perte de Amadour. Le bruict en vint dans la maison de la contesse d’Arande, où pour l’heure estoit la pauvre Avanturade griefvement mallade. La contesse, qui se doubtoit bien fort de l’affection que Amadour portoit à sa fille, laquelle elle souffroit et dissimulloit pour les vertuz qu’elle congnoissoit en luy, appella sa fille à part et luy dist les piteuses nouvelles. Floride, qui sçavoit bien dissimuller, luy dist que c’estoit grande perte pour toute leur maison, et que surtout elle avoit pitié de sa pauvre femme, veu mesmement la maladye où elle estoit. Mais, voyant sa mere pleurer très fort, laissa aller quelques larmes pour luy tenir compaignye, afin que, par trop faindre, sa faincte ne fust descouverte. Depuis ceste heure-là, la contesse luy en parloit souvent, mais jamais ne sceut tirer contenance où elle peust asseoir jugement. Je laisseray à dire les voiages, prieres, oraisons et jeusnes, que faisoit ordinairement Floride pour le salut de Amadour ; lequel, incontinant qu’il fut à Thunis, ne faillit d’envoyer de ses nouvelles à ses amys, et, par homme fort seur, advertir Floride qu’il estoit en bonne santé et espoir de la reveoir : qui fut à la pauvre dame le seul moyen de soustenir son ennuy. Et ne doubtez, puisqu’il luy estoit permis d’escripre, qu’elle s’en acquicta si dilligemment, que Amadour n’eut poinct faulte de la consolation de ses lettres et epistres. Et fut mandée la contesse d’Arande, pour aller à Sarragosse, où le Roy estoit arrivé ; et là se trouva le jeune duc de Cardonne, qui feit poursuicte si grande envers le Roy et la Royne, qu’ilz prierent la contesse de faire le mariaige de luy et de sa fille. La contesse, comme celle qui en riens ne leur voulloit desobeyr, l’accorda, estimant que en sa fille, qui estoit si jeune, n’y avoit volunté que la sienne. Quant tout l’accord fut faict, elle dist à sa fille, comme elle luy avoit choisy le party qui luy sembloit le plus necessaire. La fille, sçachant que en une chose faicte ne falloit poinct de conseil, luy dist que Dieu fust loué du tout ; et, voyant sa mere si estrange envers elle, ayma mieulx luy obeyr, que d’avoir pitié de soy mesmes. Et, pour la resjouyr de tant de malheurs, entendit que l’Infant Fortuné estoit malade à la mort ; mais jamais, devant sa mere ne nul autre, n’en feit ung seul semblant, et se contraingnit si fort, que les larmes, par force retirées en son cueur, feirent sortir le sang par le nez en telle abondance, que la vie fut en dangier de s’en aller quant et quant ; et, pour la restaurer, espouza celuy qu’elle eut voluntiers changé à la mort.
Après les nopces faictes, s’en alla Floride avecq son mary en la duché de Cardonne, et mena avecq elle Avanturade, à laquelle elle faisoit privement ses complainctes, tant de la rigueur que sa mere luy avoit tenue, que du regret d’avoir perdu le filz de l’Infant Fortuné ; mais du regret d’Amadour, ne luy en parloit que par maniere de la consoler. Ceste jeune dame doncques se delibera de mectre Dieu et l’honneur devant ses oeilz, et dissimulla si bien ses ennuyz, que jamais nul des siens ne s’apparceut que son mary luy despleust. Ainsy passa ung long temps Floride, vivant d’une vie moins belle que la mort ; ce qu’elle ne faillit de mander à son serviteur Amadour, lequel, congnoissant son grand et honneste cueur, et l’amour qu’elle portoit au filz de l’Infant Fortuné, pensa qu’il estoit impossible qu’elle sceust vivre longuement, et la regretta comme celle qu’il tenoit pis que morte. Ceste peyne augmenta celle qu’il avoyt ; et eut voulu demorer toute sa vye esclave comme il estoit, et que Floride eust eu ung mary selon son desir, oubliant son mal pour celluy qu’il sentoit que portoit s’amye. Et, pour ce qu’il entendit, par ung amy qu’il avoit acquis à la court du Roy de Thunis, que le Roy estoit delibéré de luy faire presenter le pal, ou qu’il eust à renoncer sa foy, pour l’envye qu’il avoit, s’il le pouvoit randre bon Turc, de le tenir avecq luy, il feit tant avecq le maistre qui l’avoit prins, qu’il le laissa aller sur sa foy, le mectant à si grande rançon qu’il ne pensoit poinct que ung homme de si peu de biens la peust trouver. Et ainsy, sans en parler au Roy, le laissa son maistre aller sur sa foy. Luy, venu à la court devers le Roy d’Espaigne, s’en partit bien tost pour aller chercher sa rançon à tous ses amys ; et s’en alla tout droict à Barselonne, où le jeune duc de Cardonne, sa mere et Floride, estoient allez pour quelque affaire. Sa femme Avanturade, si tost qu’elle ouyt les nouvelles que son mary estoit revenu, le dist à Floride, laquelle s’en resjouyt comme pour l’amour d’elle. Mais, craingnant que la joye qu’elle avoit de le veoir luy fist changer de visaige, et que ceulx qui ne la congnoissoient poinct en prinssent mauvaise opinion, se tint à une fenestre, pour le veoir venir de loing. Et, si tost qu’elle l’advisa, descendit par ung escallier tant obscur que nul ne pouvoit congnoistre si elle changeoit de couleur ; et ainsy, ambrassant Amadour, le mena en sa chambre, et de là à sa belle mere, qui ne l’avoit jamais veu. Mais il n’y demoura poinct deux jours, qu’il se feit autant aymer dans leur maison, qu’il estoit en celle de la contesse d’Arande. Je vous laisseray à penser les propos que Floride et luy peurent avoir ensemble, et les complainctes qu’elle luy feit des maulx qu’elle avoit receuz en son absence. Après plusieurs larmes gectées du regret qu’elle avoit, tant d’estre mariée contre son cueur, que d’avoir perdu celluy qu’elle aimoit tant, lequel jamais n’esperoit de reveoir, se delibera de prendre sa consolation en l’amour et seurté qu’elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne luy osoit declairer ; mais, luy, qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occasion ne temps pour luy faire congnoistre la grande amour qu’il luy portoit.
Sur le poinct qu’elle estoit presque toute gaingnée de le recepvoir, non à serviteur, mais à seur et parfaict amy, arriva une malheureuse fortune ; car le Roy, pour quelque affaire d’importance, manda incontinant Amadour ; dont sa femme eut si grand regret, que, en oyant ces nouvelles, elle s’esvanouyt, et tumba d’un degré où elle estoit, dont elle se blessa si fort, que oncques puis n’en releva. Floride, qui, par ceste mort, perdoit toute consolation, feyt tel dueil que peult faire celle qui se sent destituée de ses parens et amys. Mais encores le print plus mal en gré Amadour ; car, d’un costé, il perdoit l’une des femmes de bien qui oncques fut, et de l’autre, le moyen de povoir jamais reveoir Floride ; dont il tomba en telle tristesse, qu’il cuida soubdainement morir. La vielle duchesse de Cardonne incessamment le visitoit, luy allegant les raisons des philosophes, pour luy faire porter ceste mort patiemment. Mais riens ne servoit ; car, si la mort, d’un costé, le tourmentoit, l’amour, de l’autre costé, augmentoit le martire. Voyant Amadour que sa femme estoit enterrée, et que son maistre le mandoit, parquoy il n’avoit plus occasion de demorer, eut tel desespoir en son cueur, qu’il cuyda perdre l’entendement. Floride, qui, en le cuydant consoler, estoit sa desolation, fut toute une après disnée à luy tenir les plus honnestes propos qu’il luy fut possible, pour luy cuyder diminuer la grandeur de son dueil, l’asseurant qu’elle trouveroit moyen de le povoir veoir plus souvent qu’il ne cuydoit. Et, pour ce que le matin debvoit partyr, et qu’il estoit si foible qu’il ne se povoit bouger de dessus son lict, la suplia de le venir veoir au soir, après que chascun y auroit esté ; ce qu’elle luy promist, ignorant que l’extremité de l’amour ne congnoist nulle raison. Luy, que se voyoit du tout desesperé de jamais la povoir recepvoir, que si longuement l’avoit servie et n’en avoit jamais eu nul autre traictement que vous avez oy, fut tant combatu de l’amour dissimullée et du desespoir qui luy monstroit tous les moyens de la hanter perduz, qu’il se delibera de jouer à quicte ou à double, pour du tout la perdre ou du tout la gaingner, et se payer en une heure du bien qu’il pensoit avoir merité. Il feit encourtiner son lict, de sorte que ceulx qui venoient à la chambre ne le povoient veoir, et se plaingnit beaucoup plus qu’il n’avoit accoustumé, tant que tous ceulx de ceste maison ne pensoient pas que il deust vivre vingt quatre heures. Après que chascun l’eut visité, au soir, Floride, à la requeste mesmes de son mary, y alla, esperant, pour le consoler, luy declarer son affection, et que du tout elle le vouloit aymer, ainsy que l’honneur le peult permectre. Et se vint seoir en une chaise qui estoit au chevet de son lict, et commencea son reconfort par pleurer avecq luy. Amadour, la voyant remplye de tel regret, pensa que en ce grand torment pourroit plus facillement venir à bout de son intention, et se leva de dessus son lict ; dont Floride, pensant qu’il fust trop foible, le voulut engarder. Et se meist à deux genoulx devant elle, luy disant : « Faut-il que pour jamais je vous perde de veue ? » Se laissa tumber entre ses bras, comme ung homme à qui force default. La pauvre Floride l’embrassa et le soustint longuement, faisant tout ce qui lui estoit possible pour le consoler ; mais la medecine qu’elle luy bailloit, pour amender sa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte ; car, en faisant le demy mort et sans parler, s’essaya à chercher ce que l’honneur des dames deffend. Quant Floride s’apparceut de sa mauvaise volunté, ne la pouvoit croire, veu les honnestes propos que tousjours luy avoit tenuz ; luy demanda que c’estoit qu’il vouloit ; mais Amadour, craignant d’ouyr sa response, qu’il sçavoit bien ne povoir estre que chaste et honneste, sans luy dire riens, poursuivit, avecq toute la force qu’il luy fut possible, ce qu’il chercheoit ; dont Floride, bien estonnée, soupsonna plus tost qu’il fust hors de son sens, que de croyre qu’il pretendist à son deshonneur. Parquoy elle appela tout hault ung gentil homme qu’elle sçavoit bien estre en la chambre avecq elle ; dont Amadour, desesperé jusques au bout, se regecta dessus son lict si soubdainement, que le gentil homme cuydoit qu’il fust trespassé. Floride, qui s’estoyt levée de sa chaise, luy dist : « Allez, et apportez vistement quelque bon vinaigre.» Ce que le gentil homme feyt.
A l’heure, Floride commencea à dire : « Amadour, quelle follye est montée en vostre entendement ? et qu’est-ce qu’avez pensé et voulu faire ? » Amadour, qui avoit perdu toute raison par la force d’amour, luy dist : « Ung si long service meriteil recompense de telle cruaulté ? — Et où est l’honneur, dist Floride, que tant de foys vous m’avez presché ? — Ha ! ma dame, dist Amadour, il n’est possible de plus aymer pour vostre honneur que je faictz ; car, avant que fussiez mariée, j’ay sceu si bien vaincre mon cueur, que vous n’avez sceu congnoistre ma volunté ; mais, maintenant que vous l’estes, et que vostre honneur peult estre couvert, quel tort vous tiens-je de demander ce qui est mien ? Car, par la force d’amour, je vous ay si bien gaignée que celluy qui premier a eu vostre cueur a si mal poursuivy le corps, qu’il a merité de perdre le tout ensemble. Celluy qui possede vostre corps n’est pas digne d’avoir vostre cueur : parquoy, mesmes le corps ne luy appartient. Mais, moy, ma dame, qui durant cinq ou six ans, ay porté tant de peynes et de maulx pour vous, que vous ne pouvez ignorer que à moy seul appartiennent le corps et le cueur, pour lequel j’ay oblyé le mien. Et si vous vous cuydez defendre par la conscience, ne doubtez poinct que, quant l’amour force le corps et le cueur, le peché soyt jamais imputé. Ceulx qui, par fureur, mesmes viennent à se tuer, ne peuvent pecher quoiqu’ils fassent ; car la passion ne donne lieu à la raison. Et, si la passion d’amour est la plus importable de tous les autres, et celle qui plus aveugle tous les sens, quel peché vouldriez-vous attribuer à celluy qui se laisse conduire par une invincible puissance ? Je m’en voys, et n’espere jamais de vous veoir. Mais, si j’avoys avant mon partement la seurté de vous que ma grande amour merite, je serois assez fort pour soustenir en patience les ennuictz de ceste longue absence. Et, s’il ne vous plaist m’octroyer ma requeste, vous orrez bien tost dire que vostre rigueur m’aura donné un malheureuse et cruelle mort.»
Floride, non moins marrye que estonnée de oyr tenir telz propos à celluy duquel jamais n’eust eu soupson de chose semblable, luy dist en pleurant : « Helas ! Amadour, sont-ce icy les vertueux propos que durant ma jeunesse m’avez tenuz ? Est-ce cy l’honneur et la conscience que vous m’avez maintesfoys conseillé plustost mourir que de perdre mon ame ? Avez-vous oblyé les bons exemples que vous m’avez donnez des vertueuses dames qui ont resisté à la folle amour, et le despris que vous avez tousjours faict des folles ? Je ne puis croire, Amadour, que vous soyez si loing de vous-mesmes, que Dieu, votre conscience et mon honneur soient du tout mortz en vous. Mais, si ainsy est que vous le dictes, je loue la Bonté divine, qui a prevenu le malheur où maintenant je m’alloys precipiter, en me monstrant par vostre parolle le cueur que j’ay tant ignoré. Car, ayant perdu le filz de l’Infant Fortuné, non seullement pour estre marié ailleurs, mais pour ce que je sçay qu’il en ayme une autre, et, me voyant mariée à celluy que je ne puis, (quelque peine que je y mecte), aymer et avoir agréable, j’avois pensé et delibéré de entierement et du tout mectre mon cueur et mon affection à vous aymer, fondant ceste amityé sur la vertu que j’ay tant congneue en vous, et laquelle, par vostre moyen, je pense avoir attaincte : c’est d’aymer plus mon honneur et ma conscience que ma propre vie. Sur ceste pierre d’honnesteté, j’estois venue icy, deliberée de y prendre ung très seur fondement ; mais, Amadour, en un moment, vous m’avez monstré que en lieu d’une pierre necte et pure, le fondement de cest ediffice seroit sur sablon legier ou sur la fange infame. Et combien que desja j’avois commencé grande partie du logis ou j’esperois faire perpetuelle demeure, vous l’avez soubdain du tout ruyné. Parquoy, il fault que vous vous deportiez de l’esperance que avez jamays eue en moy, et vous deliberez, en quelque lieu que je sois, ne me chercher ne par parolle, ne par contenance, ny esperer que je puisse ou vuelle jamays changer ceste opinion. Je le vous dictz avecq tel regret, qu’il ne peult estre plus grand ; mais, si je fusse venue jusque à avoir juré parfaicte amityé avecq vous, je sens bien mon cueur tel, qu’il fust mort en ceste rancontre ; combien que l’estonnement que j’ay de me veoir deceue est si grand, que je suis seure qu’il rendra ma vie ou briefve ou doloreuse. Et, sur ce mot, je vous dictz à Dieu, mais c’est pour jamais ! » Je n’entreprendz poinct vous dire la douleur que sentoit Amadour escoutant ces parolles ; car elle n’est seullement impossible à escripre, mais à penser, sinon à ceulx qui ont experimenté la pareille. Et, voiant que, sur ceste cruelle conclusion, elle s’en alloit, l’arresta par le bras, sçachant très bien que, s’il ne luy ostoit la mauvaise oppinion qu’il luy avoit donnée, à jamays il la perdroit. Parquoy, il luy dist avecq le plus fainct visaige qu’il peut prendre : « Ma dame, j’ay toute ma vie desiré d’aymer une femme de bien ; et pour ce que j’en ay trouvé si peu, j’ay bien voulu vous experimenter, pour veoir si vous estiez, par vostre vertu, digne d’estre autant estimée que aymée. Ce que maintenant je sçay certainement, dont je loue Dieu, qui addresse mon cueur à aymer tant de perfection ; vous suppliant me pardonner ceste follye et audatieuse entreprinse, puis que vous voyez que la fin en tourne à vostre honneur et à mon grand contentement.» Floride, qui commançoit à congnoistre la malice des hommes par luy, tout ainsy qu’elle avoyt esté difficille à croire le mal où il estoit, ainsi fut-elle et encores plus, à croyre le bien où il n’estoit pas, et luy dist : « Pleust à Dieu que eussiez dict la verité ! Mais je ne puis estre si ignorante, que l’estat de mariage où je suis ne me face congnoistre clerement que forte passion et aveuglement vous a faict faire ce que vous avez faict. Car, si Dieu m’eust lasché la main, je suis seure que vous ne m’eussiez pas retiré la bride. Ceulx qui tentent pour chercher la vertu n’ont accoustumé prendre le chemin que vous avez prins. Mais c’est assez : si j’ay creu legierement quelque bien en vous, il est temps que j’en congnoisse la verité, laquelle maintenant me delivre de voz mains.» Et, en ce disant, se partit Floride de la chambre, et, tant que la nuict dura, ne feit que pleurer, sentant si grande douleur en ceste mutation, que son cueur avoit bien à faire à soustenir les assaulx du regret que amour luy donnoit. Car, combien que, selon la raison, elle estoit deliberée de jamays plus l’aymer, si est-ce que le cueur, qui n’est poinct subject à nous, ne s’y voulut oncques accorder : parquoy, ne le pouvant moins aymer qu’elle avoit accoustumé, sçachant qu’amour estoit cause de ceste faulte, se delibera, satisfaisant à l’amour, de l’aymer de tout son cueur, et, obeissant à l’honneur, n’en faire jamays à luy ne à autre semblant.
Le matin, s’en partyt Amadour, ainsy fasché que vous avez oy ; toutesfois, son cueur, qui estoit si grand qu’il n’avoit au monde son pareil, ne le souffryt desesperer, mais luy bailla nouvelle invention de reveoir encores Floride et avoir sa bonne grace. Doncques, en s’en allant devers le roy d’Espaigne, lequel estoit à Tollede, print son chemyn par la conté d’Arande, où, ung soir, bien tard, il arriva ; et trouva la contesse fort malade d’une tristesse qu’elle avoit de l’absence de sa fille Floride. Quant elle veid Amadour, elle le baisa et embrassa, comme si ce eut esté son propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit, que pour celle qu’elle doubtoit qu’il avoit à Floride, de laquelle elle luy demanda bien soingneusement des nouvelles ; qui luy en dist le mieulx qu’il luy fut possible, mais non toute la verité ; et luy confessa l’amityé d’eulx deux, ce que Floride avoit tousjours celé, la priant luy vouloir ayder d’avoir souvent de ses nouvelles, et de retirer bien tost Floride avecq elle. Et dès le matin s’en partyt ; et après avoir faict ses affaires avecq le Roy, s’en alla à la guerre, si triste et si changé de toutes conditions, que dames, cappitaine, et tous ceulx qu’il avoit accoustumé de hanter, ne le congnoissoient plus ; et ne se habilloit que de noir, mais c’estoit d’une frize beaucoup plus grosse qu’il ne la failloit pour porter le deuil de sa femme, duquel il couvroit celluy qu’il avoit au cueur. Et ainsy passa Amadour trois ou quatre années, sans revenir à la court. Et la comtesse d’Arande, qui ouyt dire que Floride estoit changée, et que c’estoit pitié de la veoir, l’envoya querir, esperant qu’elle reviendroit auprès d’elle. Mais ce fut le contraire ; car, quant Floride sceut que Amadour avoit declairé à sa mere leur amityé, et que sa mere, tant saige et vertueuse, se confiant en Amadour, la trouva bonne, fut en une merveilleuse perplexité, pour ce que, d’un cousté, elle voyoit qu’elle l’estimoit tant, que, si elle luy disoit la vérité, Amadour en pourroit recepvoir mal, ce que pour morir n’eust voulu, veu qu’elle se sentoit assez forte pour le pugnir de sa follye, sans y appeller ses parens ; d’autre costé, elle veoyoit que, dissimullant le mal que elle y sçavoit, elle seroit contraincte de sa mere et de tous ses amys de parler à luy et luy faire bonne chere, par laquelle elle craignoit fortifier sa mauvaise oppinion. Mais, voyant qu’il estoit loing, n’en feit grand semblant, et luy escrivoit quant la contesse le luy commandoit ; toutesfois, c’estoient lettres qu’il povoit bien congnoistre venir plus d’obeissance que de bonne volunté ; dont il estoit autant ennuyé en les lisant, qu’il avoit accoustumé se resjouyr des premieres.
Au bout de deux ou trois ans, après avoir faict tant de belles choses que tout le papier d’Espaigne ne les sçauroit soustenir, imagina une invention très grande, non pour gaingner le cueur de Floride, car il le tenoit pour perdu, mais pour avoir la victoire de son ennemye, puis que telle se faisoit contre luy. Il meit arriere tout le conseil de raison, et mesme la paour de la mort, dont il se mectoit en hazard ; delibera et conclud d’ainsy le faire. Or feit tant envers le grand gouverneur, qu’il fut par luy deputé pour venir parler au Roy de quelque entreprinse secrette qui se faisoit sur Locatte ; et se feit commander de communiquer son entreprinse à la contesse d’Arande, avant que la declairer au Roy, pour en prendre son bon conseil. Et vint en poste tout droict en la conté d’Arande, où il sçavoit qu’estoit Floride, et envoya secretement à la contesse ung sien amy luy declarer sa venue, luy priant la tenir secrette, et qu’il peust parler à elle la nuict, sans que personne en sceust riens. La contesse, fort joyeuse de sa venue, le dist à Floride, et l’envoya deshabiller en la chambre de son mary, afin qu’elle fust preste quant elle la manderoit et que chacun fut retiré. Floride, qui n’estoit pas encores asseurée de sa premiere paour, n’en feyt semblant à sa mere, mais s’en alla en ung oratoire se recommander à Nostre Seigneur, et luy priant vouloir conserver son cueur de toute meschante affection, pensa que souvent Amadour l’avoit louée de sa beaulté, laquelle n’estoit poinct diminuée, nonosbtant qu’elle eust esté longuement malade ; parquoy, aymant mieulx faire tort à son visaige, en le diminuant, que de souffrir par elle le cueur d’un si honneste homme brusler d’un si meschant feu, print une pierre qui estoit en la chappelle, et s’en donna par le visaige si grand coup, que la bouche, le nez et les oeilz en estoient tout difformez. Et, à fin que l’on ne soupsonnast qu’elle l’eut faict, quant la contesse l’envoya querir, se laissa tomber en sortant de la chappelle le visaige contre terre et en cryant bien hault. Arriva la contesse, qui la trouva en ce piteux estat, et incontinant fut pansée et bandée par tout le visaige. Après, la contesse la mena en sa chambre, et luy dist qu’elle la prioit d’aller en son cabinet entretenir Amadour, jusques ad ce qu’elle se fut deffaicte de toute sa compaignye ; ce que feit Floride, pensant qu’il y eust quelques gens avecq luy. Mais, se trouvant toute seulle, la porte fermée sur elle, fut autant marrie que Amadour content, pensant que, par amour ou par force, il auroit ce qu’il avoit tant desiré. Et, après avoir parlé à elle, et l’avoir trouvée au mesme propos en quoy il l’avoit laissée, et que pour mourir elle ne changeroit son oppinion, luy dist, tout oultré de desespoir : « Par Dieu ! Floride, le fruict de mon labeur ne me sera poinct osté par vos scrupules ; car, puis que amour, patience et humble priere ne servent de riens, je n’espargneray poinct ma force pour acquerir le bien qui, sans l’avoir, me la feroit perdre.»
Et, quant Floride veit son visaige et ses oeilz tant alterez, que le plus beau tainct du monde estoit rouge comme feu, et le plus doulx et plaisant regard si orrible et furieux qu’il sembloit que ung feu très ardant estincellast dans son cueur et son visaige ; et en ceste fureur, d’une de ses fortes et puissantes mains, print les deux delicates et foibles de Floride. Mais elle, voyant que toute defense lui defailloit, et que piedz et mains estoient tenuz en telle captivité, qu’elle ne povoit fuyr, encores moins se defendre, ne sceut quel meilleur remede trouver, sinon chercher s’il n’y avoit poinct encores en luy quelque racine de la premiere amour, pour l’honneur de laquelle il obliast sa cruaulté : parquoy, elle luy dist : « Amadour, si maintenant vous m’estimez comme ennemye, je vous supplie, par l’honneste amour que j’ay autresfoys pensée estre en vostre cueur, me voulloir escouter avant que me tourmenter !» Et, quant elle veid qu’il luy prestoit l’oreille, poursuivyt son propos, disant : « Helas ! Amadour, quelle occasion vous meut de chercher une chose dont vous ne povez avoir contentement, et me donner ennuy le plus grand que je sçaurois recepvoir ? Vous avez tant experimenté ma volunté, du temps de ma jeunesse et de ma plus grande beaulté, sur quoy vostre passion povoit prendre excuse, que je m’esbahys que en l’aage et grande laydeur où je suys, oultrée d’extreme ennuy, vous cherchez ce que vous sçavez ne povoir trouver. Je suis seure que vous ne doubtez poinct que ma volunté ne soyt telle qu’elle a accoustumé ; parquoy ne povez avoir par force ce que vous demandez. Et, si vous regardez comme mon visaige est accoustré, vous, en obliant la memoire du bien que vous y avez veu, n’aurez poinct d’envye d’en approcher de plus près. Et s’il y a encores en vous quelques reliques de l’amour passée, il est impossible que la pitié ne vaincque votre fureur. Et, à icelle que j’ay tant experimentée en vous, je faictz ma plaincte et demande grace, à fin que vous me laissez vivre en paix et en l’honnesteté que, selon vostre conseil, j’ay deliberé garder. Et, si l’amour que vous m’avez portée est convertye en hayne, et que, plus par vengeance que par affection, vous vueillez me faire la plus malheureuse femme du monde, je vous asseure qu’il n’en sera pas ainsy, et me contraindrez, contre ma deliberation, de declairer vostre meschante volunté à celle qui croyt tant de bien de vous ; et, en ceste congnoissance, povez penser que vostre vie ne seroit pas en seureté.» Amadour, rompant son propos, luy dist : « S’il me fault mourir, je seray plustost quicte de mon torment ; mais la difformité de vostre visaige, que je pense estre faicte de vostre volunté, ne m’empeschera poinct de faire la mienne ; car quant je ne pourrois avoir de vous que les oz, si les vouldrois-je tenir auprès de moy.» Et quant Floride veid que prieres, raison ne larmes ne luy servoient, et que en telle cruaulté poursuivoit son meschant desir, qu’elle n’avoit enfin force de y resister, se ayda du secours qu’elle craingnoit autant que perdre sa vie, et, d’une voix triste et piteuse, appella sa mere le plus hault qu’il luy fut possible. Laquelle oyant sa fille l’appeller d’une telle voix, eut merveilleusement grand paour de ce qui estoit veritable, et courut le plus tost qu’il luy fut possible, en la garde-robbe.
Amadour, qui n’estoit pas si prest, à morir qu’il disoit, laissa de si bonne heure son entreprinse, que la dame, ouvrant le cabinet, le trouva à la porte, et Floride assez loing de là. La contesse luy demanda : « Amadour, qui a-il ? Dictes-moy la verité.» Et, comme celluy qui n’estoit jamais desporveu d’inventions, avecques un visaige pasle et transy, luy dist : « Helas ! ma dame, de quelle condition est devenue madame Floride ? Je ne fuz jamais si estonné que je suis ; car, comme je vous ay dict, je pensois avoir part en sa bonne grace ; mais je congnois bien que je n’y ay plus riens. Il me semble, ma dame, que du temps qu’elle estoit nourrye avecq vous, elle n’estoit moins sage ne vertueuse qu’elle est ; mais elle ne faisoit poinct de conscience de parler et veoir ung chascun ; et, maintenant que je l’ay voulu regarder, elle ne l’a voulu souffrir. Et quand j’ay veu ceste contenance, pensant que ce fust ung songe ou une resverie, luy ay demandé sa main pour la baiser à la façon du païs, ce qu’elle m’a du tout refusé. Il est vray, ma dame, que j’aye eu tort, dont je vous demande pardon : c’est que je luy ay prins la main quasi par force, et la luy ay baisée, ne luy demandant autre contentement ; mais elle, qui a, comme je croy, deliberé ma mort, vous a appellée, ainsy comme vous avez veu. Je ne sçauroys dire pourquoy, sinon qu’elle ayt eu paour que j’eusse autre volunté que je n’ay. Toutesfois, ma dame, en quelque sorte que ce soit, j’advoue le tort estre mien ; car, combien qu’elle debvroit aymer tous voz bons serviteurs, la fortune veult que, moy seul plus affectionné, soys mis hors de sa bonne grace. Si est-ce que je demoureray tousjours tel envers vous et elle que je suis tenu, vous suppliant me vouloir tenir en la vostre, puis que, sans mon demerite, j’ay perdu la sienne.» La contesse, qui, en partye le croyoit et en partie doubtoit, s’en alla à sa fille et luy dist : « Pourquoy m’avez-vous appellée si haut ?» Floride respondit qu’elle avoit eu paour. Et combien que la contesse l’interrogeast de plusieurs choses par le menu, si est-ce que jamays ne luy feit autre responce ; car, voyant qu’elle estoit eschappée d’entre les mains de son ennemy, le tenoit assez pugny de luy avoir rompu son entreprinse. Après que la contesse eut longuement parlé à Amadour, le laissa encores devant elle parler à Floride, pour veoir quelle contenance il tiendroit ; à laquelle il ne tint pas grandz propos, sinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’avoit confessé verité à sa mere, et la pria que, au moins, puis qu’il estoit hors de son cueur, ung autre ne tinst poinct sa place. Elle luy respondit, quant au premier propos : « Si j’eusse eu autre moyen de me defendre de vous que par la voix, elle n’eust jamais esté oye ; mais, par moy, vous n’aurez pis, si vous ne me y contraingnez comme vous avez faict. Et n’ayez pas paour que j’en sceusse aymer d’autre ; car, puisque je n’ay trouvé au cueur que je sçavois le plus vertueux du monde le bien que je desirois, je ne croiray poinct qu’il soit en nul homme. Ce malheur sera cause que je seray, pour l’advenir, en liberté des passions que l’amour peult donner.» En ce disant, print congé d’elle. La mere, qui regardoit sa contenance, n’y sceut rien juger, sinon que, depuis ce temps là, congneut très bien que sa fille n’avoit plus d’affection à Amadour, et pensa pour certain qu’elle fust si desraisonnable qu’elle haïst toutes les choses qu’elle aymoit. Et, dès ceste heurelà, luy mena la guerre si estrange, qu’elle fut sept ans sans parler à elle, si elle ne s’y courrouçoit, et tout à la requeste d’Amadour.
Durant ce temps-là, Floride tourna la craincte qu’elle avoit d’estre avecq son mary en volunté de n’en bouger, pour les rigueurs que luy tenoit sa mere. Mais, voyant que riens ne luy servoit, delibera de tromper Amadour ; et, laissant pour ung jour ou pour deux son visaige estrange, luy conseilla de tenir propos d’amityé à une femme qu’elle disoit avoir parlé de leur amour. Ceste dame demoroit avecq la Royne d’Espaigne, et avoit nom Lorette. Amadour la creut, et, pensant par ce moyen retourner encores en sa bonne grace, feit l’amour à Lorette, qui estoit femme d’un cappitaine, lequel estoit des grands gouverneurs du Roy d’Espaigne. Lorette, bien aise d’avoir gaingné ung tel serviteur, en feit tant de mynes, que le bruict en courut partout ; et mesmes la contesse d’Arande, estant à la cour, s’en apperceut : parquoy depuis ne tormentoit tant Floride, qu’elle avoit accoustumé. Floride oyt ung jour dire que le cappitaine mary de Lorrette estoit entré en une si grande jalousie, qu’il avoit deliberé, en quelque sorte que ce fust, de tuer Amadour ; et elle qui ; nonobstant son dissimulé visaige ; ne povoit vouloir mal à Amadour, l’en avertyt incontinant. Mais, luy, qui facillement fut retourné à ses premières brisées, luy respondit s’il luy plaisoit l’entretenir trois heures tous les jours, que jamais il ne parleroit à Lorette ; ce qu’elle ne voulut accorder. « Doncques, ce luy dist Amadour, puisque ne me voulez faire vivre, pourquoy me voulez vous garder de morir ? Sinon que vous esperez me tormenter plus en vivant que mille morts ne sçauroit faire. Mais combien que la mort me fuye, si la chercheray-je tant, que je la trouveray ; car, en ce jour-là seullement, j’auray repos.» Durant qu’ilz estoient en ces termes, vint nouvelles que le Roy de Grenade commençoit une grande guerre contre le Roy d’Espaigne, tellement que le Roy y envoya le prince son fils, et avecq luy le connestable de Castille et le duc d’Albe, deux vieilz et saiges seigneurs. Le duc de Cardonne et le conte d’Arande ne voulurent pas demorer et supplierent au Roy leur donner quelque charge ; ce qu’il feit selon leurs maisons, et leur bailla, pour les conduire seurement, Amadour, lequel, durant la guerre, feit des actes si estranges, que sembloient autant de desespoir que des hardiesse. Et, pour venir à l’intention de mon compte, je vous diray que sa trop grande hardiesse fut esprouvée par la mort ; car, ayans les Maures faict demontrance de donner la bataille, voyans l’armée des Chrestiens si grande, feirent semblant de fuyr. Les Espaignolz se meirent à la chasse ; mais le viel connestable et le duc d’Albe, se doubtans de leur finesse, retindrent contre sa volunté le prince d’Espaigne, qu’il ne passast la riviere ; ce que feirent, nonobstant la desfense, le conte d’Arande et le duc de Cardonne. Et quant les Maures veirent qu’ils n’estoient suiviz que de peu de gens, se retournerent, et d’un coup de symeterre abbatirent tout mort le duc de Cardonne, et fut le conte d’Arande si fort blessé, que l’on le laissa comme tout mort en la place. Amadour arriva sur ceste defaicte, tant enraigé et furieux, qu’il rompit toute la presse ; et feit prendre les deux corps qui estoient mortz et porter au camp du prince, lequel en eut autant de regret que de ses propres freres. Mais, en visitant leurs playes, se trouva le conte d’Arande encores vivant, lequel fut envoyé en une lictiere en sa maison, où il fut longuement malade. De l’autre costé, renvoya à Cardonne le corps du mort. Amadour, avant faict son effort de retirer ces deux corps, pensa si peu pour luy, qu’il se trouva environné d’un grand nombre de Mores ; et luy, qui ne vouloit non plus estre prins qu’il n’avoit sceu prendre s’amye, ne faulser sa foy envers Dieu, qu’il avoit faulsée envers elle, sçachant que, s’il estoit mené au Roy de Grenade ; il mourroit cruellement ou renonceroit la chrestienté, delibera ne donner la gloire ne de sa mort ne de sa prinse à ses ennemys ; et, en baisant la croix de son espée, rendant corps et ame à Dieu, s’en donna ung tel coup, qu’il ne luy en fallut poinct de secours. Ainsy morut le pauvre Amadour, autant regretté que ses vertuz le meritoient. Les nouvelles en coururent par toute l’Espaigne, tant que Floride, laquelle estoit à Barselonne, , où son mary autresfois aviot ordonné estre enterré, en oyt le bruict. Et, après qu’elle eut faict ses obseques honorablement, sans en parler à mere ne à bellemere, s’en alla randre religieuse au monastere de Jesus, prenant pour mary et amy Celuy qui l’avoit delivrée d’une amour si vehemente que celle d’Amadour, et d’un ennuy si grand que de la compagnye d’un tel mary. Ainsy tourna toutes ses affections à aymer Dieu si parfaictement, que après avoir vescu longuement religieuse, luy rendit son ame en telle joye, que l’espouse a d’aller veoir son espoux.
« Je sçay bien, mes dames, que ceste longue nouvelle pourra estre à aucuns fascheuse; mais, si j’eusse voulu satisfaire à celluy qui la m’a comptée, elle eut esté trop plus que longue, vous suppliant, en prenant exemple de la vertu de Floride, diminuer ung peu de sa cruaulté, et ne croire poinct tant de bien aux hommes, qu’il ne faille, par la congnoissance du contraire, à eulx donner cruelle mort et à vous une triste vie. » Et, après que Parlamente eut eu bonne et longue audience, elle dist à Hircan : « Vous semble-il pas que ceste femme ayt esté pressée jusques au bout, et qu’elle ayt vertueusement resisté ? Non, dist Hircan; car une femme ne peult faire moindre resistance que de crier; mais, si elle eust esté en lieu où on ne l’eust peu oyr, je ne sçay qu’elle eust faict; et si Amadour eut esté plus amoureux que crainctif, il n’eust pas laissé pour si peu son entreprinse. Et, pour cest exemple icy, je ne me departiray de la forte opinion que j’ay, que oncques homme qui aymast parfaictement, ou qui fust aymé d’une dame, ne failloit d’en avoir bonne yssue, s’il a faict la poursuicte comme il appartient. Mais encores fault-il que je loue Amadour de ce qu’il feit une partie de son debvoir. — Quel debvoir ? ce dist Oisille. Appellez-vous faire son debvoir à ung serviteur qui veult avoir par force sa maistresse, à laquelle il doibt toute reverence et obeissance ? » Saffredent print la parolle et dist : « Ma dame, quant noz maistresses tiennent leur ranc en chambres ou en salles, assises à leur ayse comme noz juges, nous sommes à genoulx devant elles; nous les menons dancer en craincte; nous les servons si diligemment, que nous prevenons leurs demandes; nous semblons estre tant crainctifs de les offenser et tant desirans de les servir, que ceulx qui nous voient ont pitié de nous, et bien souvent nous estiment plus sotz que bestes, transportez d’entendement ou transiz, et donnent la gloire à noz dames, desquelles les contenances sont tant audatieuses et les parolles tant honnestes, qu’elles se font craindre, aymer et estimer de ceulx qui n’en veoient que le dehors. Mais, quant nous sommes à part, où amour seul est juge de noz contenances, nous sçavons très bien qu’elles sont femmes et nous hommes; et à l’heure, le nom de maistresse est converti en amye, et le nom de serviteur en amy. C’est là où le commung proverbe dist : De bien servir et loyal estre, De serviteur l’on devient maistre. Elles ont l’honneur autant que les hommes, qui le leur peuvent donner et oster, et voyent ce que nous endurons patiemment; mais c’est raison aussy que nostre souffrance soit recompensée quand l’honneur ne peult estre blessé. — Vous ne parlez pas, dist Longarine, du vray honneur qui est le contentement de ce monde; car, quant tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seulle le contraire, la louange augmenteroit ma honte et me rendroit en moy-mesme plus confuse; et aussy, quant il me blasmeroit et je sentisse mon innocence, son blasme tourneroit à contentement; car nul n’est content que de soy-mesme. — Or, quoy que vous ayez tous dict, ce dist Geburon, il me semble qu’Amadour estoit ung aussy honneste et vertueulx chevalier qu’il soit en poinct; et, veu que les noms sont supposez, je pense le recongnoistre. Mais, puis que Parlamente ne l’a voulu nommer, aussi ne feray-je. Et contentez-vous que, si c’est celluy que je pense, son cueur ne sentit jamais nulle paour, ny ne fut jamais vuyde d’amour ni de hardiesse.»
Oisille leur dist : « Il me semble que ceste Journée soyt passée si joyeusement, que, si nous continuons ainsi les aultres, nous accoursirons le temps à faire d’honnestes propos. Mais voyez où est le soleil, et oyez la cloche de l’abbaye, qui, long temps a, nous appelle à vespres, dont je ne vous ay point advertiz; car la devotion d’oyr la fin du compte estoit plus grande que celle d’oyr vespres.» Et, en ce disans, se leverent tous, et, arrivans à l’abbaye, trouverent les religieux qui les avoient attenduz plus d’une grosse heure. Vespres oyes, allerent souper, qui ne fut tout le soir sans parler des comptes qu’ils avoient oyz, et sans chercher par tous les endroictz de leurs memoires, pour veoir s’ilz pourroyent faire la Journée ensuyvante aussi plaisante que la premiere. Et, après avoir joué de mille jeux dedans le pré, s’en allerent coucher, donnans fin très joyeuse et contente à leur premiere Journée.
Fin de la premiere journée.