Une soirée sans clients, c'est un peu comme des frites sans mayonnaise. Quoi que, le ketchup en vaut la peine aussi. Mais ne vous laissez surtout pas avoir par la sauce mexicaine. En fait, ce que j'essaye de vous expliquer, c'est que moi, prostitué depuis maintenant 5 ans, je m'ennuie ferme. Je n'ai rien à faire cette nuit.
Je réfléchis à mes options pour le restant de la soirée. Je pourrais aller voir au Bar à Jeannot mais je sais que le restau ne propose pas de sandwich à la mayo, et je n'y ai pas que des amis. Je n'irais donc pas au Bar à Jeannot. Je pourrais éventuellement aller au bowling du quartier, mais on est lundi soir, et lundi soir, il est fermé.
Finalement, je décide d'aller voir au cinéma du coin, 33 places au total.
En entrant dans le hall, je ressens comme une étrange sensation de déjà-vu. La moquette rouge abimée, le vieux majordome, les étagères couvertes de poussières...
Je réserve un billet pour le premier film possible : un policier sans grand intérêt. En cherchant mon siège, je remarque un homme de taille moyenne, entre deux âges qui porte une légère barbe. Il me rappelle quelqu'un. Mais qui ?
Je résoudrai cette énigme plus tard. En attendant, je dois trouver ma place. 24, 25, 26 et voilà, 27 ! Le générique d'entrée commence. On voit défiler les partenaires un à un : Boucherie Gavron, Bar à Jeannot, Chez Nénette...
Le film en lui-même n'est pas exceptionnel, mais les effets en noir et blanc sont incroyables. Plusieurs histoires se succèdent. Elles parlent toutes d'une ville ténébreuse, mystérieuse, où le bien et le mal n'existent pas mais se livrent quand même un combat. Cet univers me fait penser à notre État.
Et soudain, c'est le flash. L'homme que j'ai vu, c'est le petit René. Le petit René que je martyrisais lors de la primaire. Un souvenir me revient.
" Dans la cour de récréation, quelques élèves se rassemble autour d'un enfant. Celui-ci est petit, assez maigre et porte des vêtements en laine trop grands pour lui. Au milieu du groupe, une jeune fille lui parle : « Alors René, tu n'as toujours pas grandi ? Non mais regardez-moi ses fringues. Ha, mais tu pleures. Tu sais, René, t'iras pas loin dans la vie avec une attitude pareille. ». Le petit garçon lui répond : « Je pense que c'est toi qui n'iras pas loin avec ta mentalité. ».
A l'époque, je m'étais contentée de lui cracher dessus et de l'insulter sous les rires de mes camarades. Aujourd'hui, cela me fait comme un choc. Cet enfant, avant si chétif, est devenu l'homme que j'ai vu il y a quelques instants. Et moi, en primaire si sûr de moi, suis devenu une prostitué sans intérêt, qui ne sort pas du lot.
Une révélation. Oui, une révélation. Je sors de la salle en me précipitant. Il est 23 heures et quart. J'ai une demi-heure de bus jusqu'à chez moi.
Dans le car, je suis bouleversée. Ma vie semble ne plus avoir aucun sens. Les autres personnes dans le bus me regardent bizarrement. Ce sont tous des gardiens de nuit, des chauffeurs de taxi... Ils rejoignent leur métier, un peu comme si une page se tournait, celle du jour et qu'une autre commence à s'écrire, celle de la nuit. Mon propre travail se passant lors de l'obscurité, je vois ce que ces personnes ressentent. Est-ce que mon physique représente l'apparence de mon esprit ? Si c'est le cas, je ne suis que le reflet de moi-même, sombre et désenchantée. Je me demande comment cette simple rencontre a pu autant influer sur ma vie en quelques heures. En arrivant chez moi, je décide de sortir prendre l'air dans le parc des alentours.
Je sors et je marche. Je pose les pieds rapidement à un rythme saccadé. Tout en avançant, je réfléchis en respirant l'air nocturne. La Lune est claire, presque pleine. La solution me vient soudainement à l'esprit. Plus j'y pense et plus j'en suis dégoutée. Je dois le faire pour le petit René, pour tous ceux que j'ai harcelé et qui sont allés plus loin que moi. Pour se montrer à eux-mêmes qu'ils valaient mieux que ce que je leur disais ? Certains, sans doute. Suis-je en fait une sorte de moteur qui a contribué à leur avancement dans la vie ? Un peu comme une épreuve. Cette solution n'est autre que la Mort car plus les minutes passent, moins je comprends pourquoi je mérite de vivre.
Ma vie vaut-elle la peine d'être vécue ? Je commence vraiment à en douter. Je me pose sur mon divan, tandis que mon cerveau marche à 100 à l'heure. Je réalise que mon désir de mourir vient de ma honte de ce que j'ai fait subir à plusieurs personnes durant ma folle jeunesse. Pour au final que je retombe ici et maintenant dans un appartement à 8 euros le mètre carré dans la banlieue de Saint-Étienne dans un grand HLM. Mon unique profession étant le plus vieux métier du monde, la situation n'est que pire. Si seulement je pouvais faire quelque chose...
Ma montre m'indique qu'il est 3 heures. Désespérée, je me rends compte que je ne peux pas me suicider. Même si je suis une personne détestable, je ne mérite pas un châtiment pareil. Je vais aller me coucher ; la nuit porte conseil comme on dit.
En avançant, je heurte une boîte de pizza qui trainait sur le sol et je percute un coin de mur avec ma tête. Directement, du sang se met à couler le long de mon visage : je me suis ouvert le crâne. Je ne cherche même pas à appeler les secours, car j'ai l'impression que le destin a décidé pour moi. Je vais rester ici dans ma souffrance jusqu'à l'aube et jusqu'à la fin de mon existence. Mais avant je dois me rappeler pourquoi je mérite la mort.
Pour René, oui, pour René.
Je pense à René, à son air naïf, à son corps un peu maigre, à son visage. Mais oui, son visage. Il avait durant toute la primaire un gros bouton sur le nez qui était le principal sujet des moqueries. Celui que j'ai aperçu n'en avait pas. L'homme que j'ai vu n'était pas René...
Michelle aura-t-elle mérité la mort ?
Est-ce que, comme tant d'autres, elle est morte en regrettant ces actes et sans avoir pu les réparer ?
Nous ne le saurons jamais...