Notre châtiment gris

Les pâles rayons de la lune filtraient à travers la vitre du couloir. Je raclai le mur au papier peint démodé pour une décoration du 21ème siècle. Les meubles en bois, la moquette, le plancher. Ma maison, mon enfer. 150 m² de vie. Et de mort. C'était un univers simple, mais c'était le mien. Est-ce qu'il vous arrive de vous demander ce qu'il y a au-delà de l'univers ? Moi, non.
 
Je poussai la porte. Elle s'ouvrit dans un courant d'air, sans perturber le sommeil d'Andreas. Le grand-père Darras-Mannix venait pour les vacances. Je ne pus m'empêcher de lâcher un sanglot. Oh, je m'en voulais tellement, j'avais ruiné cette famille.
 
Je ne pouvais me résoudre à entrer. Le torse du vieil homme était constellé de cicatrices. Des coups de couteau, vestiges du massacre perpétré par sa mère, Ester. Je pouvais encore me souvenir de ses frères et sœurs dormant paisiblement ici même... J'avais voulu les alerter du danger qui planait sur leur mère, oh, j'avais essayé... Mais il était déjà trop tard. À cause de ces anciens carnets, trouvés dans le grenier, elle était devenue folle. N'importe qui le serait devenu. Charles et Aurore dépeignaient une histoire horrible. Celle de la propre famille d'Ester. Pauvre femme, quand elle avait compris... Et moi, leur parlant, je n'ai fait qu'empirer les choses.
 
Je me retirai dans le couloir avec un sanglot étouffé. Chaque nuit, j'existais, et chaque nuit je m'en voulais un peu plus. Ester et son mari ne pouvaient savoir qu'ils emménageaient chez leurs ancêtres.
 
Je tendis la main. Une peau grisâtre et poussiéreuse couvrait mon corps décharné. Tous les soirs, je tâtais mon visage, essayant de savoir s'il s'était entièrement effacé. Cela m'inspirait une peur incontrôlable, sans que je sache vraiment pourquoi. Sûrement que mes derniers traits rassemblaient le peu d'humanité qui restait en moi.
 
J'étais au salon. La famille l'ignorait mais sous ce plancher avait été scellée une cave, plusieurs décennies auparavant. Dans cette chambre de pierre, on m'avait vu pour la première fois. On m'avait vraiment vu. Aurore Mannix, grande tante d'Andreas, et Camilla Darras, grand-mère d'Ester. Camilla... Une vieille femme, 77 ans, pauvre âme fragile. Vengeresse mais fragile. Elle priait devant la maison, meurtrière et pleine de culpabilité, lorsqu'Aurore était arrivée. Celle-ci voulait tuer Camilla, pour venger son père. Je le savais. On voit ces choses-là. C'était en 1872. J'ai senti leur présence dans la nuit, la colère. Aurore l'a poursuivie dans la cave. Je ne voulais pas... Elles m'ont vu... Oh je le jure, je ne le voulais pas. Aurore a hurlé, elle a tiré... et je les ai attaquées. Cette pauvre Camilla... Elle en est morte. Je l'ai tuée.
 
Aurore a été pendue pour ce crime. Ces deux femmes, ennemies, avaient chacune un lien de parenté avec des certains Marin et Charles et Aurore, avant de mourir, a écrit son histoire. Le carnet qui s'est retrouvé entre les mains d'Ester.
 
Cette nuit-là mon visage a perdu la moitié de ses traits.
 
Le père d'Aurore était maire du petit village qui se construisait autour de cette maison. Il était innocent. Et Camilla l'avait tué. Je crois que j'étais aveuglé par la colère quand je l'ai vue, quand je l'ai chargée. Tuer un innocent... J'ai pourtant été tant de fois meurtrier. Si Dieu existe, il a minutieusement choisi mon châtiment.
 
J'allumai la lumière située au-dessus de la table basse. Un de ses coins était tâché de sang. Un sang ancien, indélébile, début de ce cauchemar.
 
La maison Darras-Mannix était si calme, figée dans la nuit. Le jour, elle devait être animée. Arthur et sa copine qui venait si souvent, le frère qui adorait jouer aux « jeux vidéo » jusque tard dans la nuit. Et puis leurs parents, qui s'aimaient depuis si longtemps maintenant...
 
Camilla était la sœur de Marin Darras, et Aurore la petite-fille de Charles Mannix. Marin et Charles étaient des amis d'enfance, séparés par la vie : Charles est parti dans la grande ville, tandis que Marin est resté cultiver la terre avec ses parents. En 1802, Charles n'avait eu de nouvelles de ses parents, restés à la campagne, depuis un mois. Le garçon s'inquiétait... À son retour, sa maison, il la découvrit occupée. Par un inconnu. Il a alors décidé d'aller trouver la famille Darras. Ils sont entrés dans la maison, forçant la porte. L'inconnu les attendait près du cadavre des parents de Charles, froidement assassinés dans leur sommeil il y avait déjà  plusieurs semaines. Cet homme, il cherchait un abri. C'était un brigand, un criminel. Dans un accès de rage, Charles lui a foncé dessus, l'a désarmé. Personne ne l'a voulu. Le coup est parti. Derrière Charles, Marin s'est effondré. Il lui a fallu un moment avant de réaliser ce qu'il venait de faire. Il a poussé l'homme, dont la tête a heurté une table basse dans sa chute.
 
Charles est resté avec son ami jusqu'à la fin. L'homme, lui, est mort seul. Camilla, la petite sœur de Marin en voulut à Charles jusqu'à la fin de sa vie. Vivre avec son descendant comme maire, supérieur, était inacceptable, et elle a entretenu cette haine des années durant. Jusqu'à sa vengeance, qui n'a point reposé son âme. Lorsqu'on a déplacé le corps du brigand, on a pu voir un nom cousu sur sa veste. Son nom. Manilles.
 
Un son étouffé me parvint de la chambre d'Arthur. Je traversai le couloir et regardai dans l'entrebâillement de la porte. Le garçon se tenait, essoufflé, au-dessus du corps de sa copine. Son nom était Eva. Eva Manilles. Sur son lit reposaient trois petits carnets. Charles, Aurore et Ester. Une flaque de sang s'étendait déjà au bas de la porte. Arthur écarquilla les yeux lorsqu'il me vit. Ça n'avait pas d'importance. J'allai au salon et ouvris la porte. Un oiseau piailla. Alors je fis un pas, sur le béton. L'endroit avait tant changé... Alors que le soleil apparaissait, je levai les yeux au ciel. Avec moi s'éteignait ma famille. Vandale, vagabonde. Des cris me parvenaient de la maison.
 
La boucle était bouclée.
 
« La nuit me cache mais les révèle, leur nature, leur histoire. Excuse-moi Charles ».
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