Noir, notre ciel

ㅡ Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ? Si vous ne le faites pas par vous-même, personne d'autre n'osera le faire et vous savez qui seront les prochaines victimes de ce désastre  ? 
Belle ne répondit rien pendant que Lala la fixait d'un regard profond.
ㅡ Vos enfants, finit-elle par dire en réponse à sa propre question. Vous ne pouvez plus continuer à compter sur moi, à présent. Si vous tenez tant à votre famille, à votre avenir, à tout ce que vous semblez vouloir protéger, vous allez devoir agir toute seule.  
Restée sous le choc de cette discussion, Belle resta clouée dans le fauteuil et pendant plus de dix minutes, il lui semblait que tout ce qu'elle avait eu du mal à construire jusque-là allait disparaître, comme ça, comme une fumée qui monte vers le ciel. Lala était le seul espoir qu'il lui restait, la seule personne sur laquelle elle pensait encore pouvoir compter. Au moment où elle émergea de ses réflexions, elle constata qu'elle était toute seule dans la pièce. Sa peine fut grande et la seule image qui défila sous ses yeux à ce moment-là fut celle de ses deux garçons, Paul et Patrick, dont l'existence paraissait encore la seule raison qui lui procurait du calme.  Pour eux, elle avait été capable du pire comme du meilleur, luttant de toutes ses forces pour qu'ils ne sombrent pas. Belle savait qu'elle ne devait pas abdiquer maintenant. Le faire serait les condamner à la mort et il lui fallait leur éviter ce destin à tout prix. 
En sortant du Common Coast, Belle se rendit compte qu'une journée entière avait passé. Dans les rues de ce quartier qui avait encore la réputation d'être le seul à jouir d'un semblant de paix, il y avait comme qui dirait, une sorte d'hostilité voilée qui régnait en maître. Aucun enfant n'avait le droit de pénétrer dans ce secteur. Les règles étaient claires pour tout le monde et les seules femmes qu'on y rencontrait étaient chosifiées. Aucune d'elles n'avait de conscience, elles appartenaient toutes à un cercle de mafieux et ne leur servaient qu'à deux choses en particulier : à baiser et à transporter de la drogue. « Parlent d'écolo, eh tant qu'à faire, profitons du naturel », s'amusaient à penser certains mafieux. Depuis l'insurrection menée dans l'Est, le pays s'était divisé en deux et une guerre constante se menait entre le pouvoir exécutif et les cartels. Se servir des femmes à de tels desseins était devenu monnaie courante pour éviter que leurs marchandises ne soient interceptées à chaque transaction. Même les détours ne leur semblaient plus efficaces. Au comble de la misère, abandonnées par leurs maris qui, pour la plupart, avaient disparu au front pendant que d'autres disparaissaient délibérément pour éviter d'assumer la charge de mômes dont ils ne voulaient pas, ces femmes finissaient inéluctablement par devenir des Foggy Mind dans le but d'éviter à leur progéniture le destin funeste de la guerre. 
Vêtue d'un jean noir délavé, d'un sweat noir dont la capuche lui couvrait la tête et d'une paire de lunettes soleil noire, Belle marchait d'une allure sûre, mais discrète, évitant de s'intéresser à tout ce qui se passait dans son dos. Lorsqu'elle devait traverser une ruelle, elle se contentait de garder la tête baissée, les deux mains dans les poches de son sweat et suivait des pieds les piétons marchants devant elle. La seule fois où elle avait levé la tête, c'était pour s'assurer qu'elle était parvenue à sortir du Common Coast. Elle traversa la dernière rue qui la séparait de la zone communale, puis elle marcha quelques minutes encore, droit devant elle et finit par tourner sur sa gauche dans une sorte de prolongement de résidences pourries d'où se dégageait une odeur de moisi. La plupart des bâtiments éclairés par des torches sauvées çà et là dans les poubelles luxueuses de la zone résidentielle étaient plongés dans un silence de cimetière. S'ils ne payaient pas de loyer, encore leur fallait-il trouver le moyen de nourrir le peu de personnes qu'ils avaient à charge, sachant qu'une grande majorité des mères de famille faisaient les poubelles chaque jour dans le but de ne pas céder à la mort.
La tête gardée couverte, Belle pénétra dans le hall de leur bâtiment dans lequel on pouvait compter, au premier et au deuxième étage, six chambres et au dernier étage, deux chambres. L'architecture était réalisée de sorte qu'au deux premiers étages, le quotidien d'un voisinage n'était pas secret à l'autre voisinage. Belle et ses deux garçons partageaient le dernier étage avec une jeune femme de la vingtaine qui avait perdu son fiancé dans la rébellion civile alors qu'il tentait vainement de sauver d'autres victimes de l'incendie du logement dans lequel ils vivaient. Belle l'avait rencontrée dans les toilettes publiques du Common Coast deux jours après son aménagement dans la résidence, perdant du sang après qu'on lui ait arraché une quantité énorme de poudre blanche emballée dans un sachet et cachée dans son abdomen. Belle s'était servie de quelques fils de fer qui approchaient la rouille pour coudre l'entaille afin de pouvoir l'aider à sortir de la zone. Quand elle lui avait demandé son prénom par souci de commodité, la jeune femme, à peine consciente, s'était contentée de dire "Merci" avant de s'évanouir complètement. À son réveil, quelques jours plus tard, la jeune femme s'était réveillée en sursaut, le corps en sueur et le ventre recouvert d'un pansement. Belle l'avait installée dans la chambre qui jouxtait la sienne, s'attelant à veiller sur elle avec ses deux garçons jusqu'à son rétablissement.  Elle ne se souvenait de quoi que ce soit qui puisse dire qui elle était, où même les circonstances qui l'ont conduite à se retrouver dans cet enfer. Tout ce dont elle se souvenait, c'était qu'elle avait perdu son fiancé et qu'elle ne voulait plus vivre. Des jours ont passé sans qu'elle n'ait pu rien dire d'autre, vivant comme un fantôme et refusant de dire ne serait-ce qu'un mot sur les pratiques du Common Coast. Belle avait compris qu'il valait mieux de ne pas insister. En retour, elle gardait le silence et aidait Belle à prendre soin de ses gamins en son absence, fermant à double tour la porte chaque fois que Belle sortait. Puis un jour arriva où Belle évoqua le nom de Lala, parlant d'elle comme celle qui allait pouvoir l'aider à avoir des papiers avec lesquels ils allaient tous les quatre disparaître du pays. Mais la jeune femme avait réagi de façon inattendue en lui adressant un regard glacial et rempli de terreur et alors qu'elle était restée jusque-là muette, tremblante et d'un regard presque suppliant, elle lui répétait en italien : « E il diavolo ! » Il avait fallu plusieurs heures pour que Belle réussisse à la calmer, alors qu'elle menaçait de partir. Même si Belle ne l'avait pas admis tout de suite, elle avait finalement convenu du fait que Lala n'était pas tout à fait différente de ce à quoi la comparait la jeune femme. Au Common Coast, Lala restait la seule femme que tous les mafieux craignaient parce qu'elle avait du pouvoir et qu'elle restait, pour un certain nombre de femmes, la seule option pour sauver leur famille d'une mort lente, mais certaine. À cette époque-là, Belle avait feint d'avoir compris les mises-en-garde de la jeune femme pour éviter qu'elle ne s'en aille parce qu'elle savait pouvoir compter sur son aide et par-dessus tout parce que toutes les deux avaient réussi à tisser une belle amitié. 
Ce jour-là, en rentrant chez elle, Belle n'avait pas remarqué qu'une ombre l'avait suivie depuis le Common Coast. Jamais elle n'avait su qu'elle était suivie depuis qu'elle avait sauvé la vie à la jeune femme. Si elle l'avait su, peut-être ne l'aurait-elle pas fait. Avant même qu'elle ne s'en rende compte, alors qu'elle se trouvait dans la cuisine où elle prenait plaisir à préparer le dîner, la porte avait été défoncée et trois coups de feu plongèrent son semblant de joie dans un silence éternel. Paul, Patrick et la jeune femme n'avaient pas été épargnés, tous les trois tués sur le coup.
 
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