Neuf‿Empire

« Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Fin, un sous-terrestre, devrais-je dire ».
Ce propos assez inattendu coupa le silence que depuis quelques minutes dérangeait tout le monde. Le centième jour de la quarantaine sur Queen Victoria les avait tous épuisés même avant de commencer. Deux quarantaines et demie, passées au même bord du même transatlantique, sont certainement une expérience exténuante... Depuis cent jours, aucun pays ne leur permettait même d'entrer dans un port, vu que les frontières avaient été fermées cent trois jours plus tôt à cause du risque de la transmission du virus. Ils avaient déjà regardé tous les films du Netflix, entendu chanter toutes les chansons dans toutes les langues présentes à bord, joué de tout instrument et à tout sport, et entendu l'histoire de la vie de tous les passagers, sauf un. L'homme qui jusque-là n'avait prononcé un mot qu'au barman, finalement parla.
Mais quoi de neuf apporta-t-il dans ce propos ? Moi je suis différent. Mais ouah, ça se voit. La peau presque grise, les habits toujours trop élégants, l'appartement le plus grand du bateau, une seule boisson : la bloody mary . Et aucun mot en cent jours à la communauté des emprisonnés.
« Et vous, monsieur, vous êtes qui ? » demanda le Maitre de Cérémonie des événements du théâtre aquatique.
«  Je suis Neuf Empire » annonça le type étrange.
Il est quoi ? Il est né qui ? tout le monde demandait.
«  Je suis Neuf Empire, répéta-t-il d'un ton très fier. Voyant que personne ne réagissait, il ajouta – le couturier des familles royales. Le directeur artistique du Vlogue, le chef de la maison Prêtre-à-porter ».
La foule des richissimes de ce monde commença à comprendre : il y avait un vrai génie là avec eux. L'homme qui, jusque-là, n'avait jamais montré son visage au public. Qui n'a jamais été photographié. Qui travaillait toujours dans une de ses résidences secrètes et faisait même Victoria II, la monarque britannique, sortir de son palais pour les essayages de ses nouveaux vêtements. Aucun paparazzo ne l'a jamais vu sortir de chez lui. Il vivait comme s'il ne vivait pas. Et là, le-voilà !
« Laissez-moi, mes dames et messieurs, vous raconter une courte histoire d'abord » de plus en plus de gens visiblement fascinées s'affolaient autour de lui dans le foyer du théâtre et le silence était presque parfait. « Il était une fois un jeune homme, fils d'un comte français, l'un des conseillers du roi. C'était au début des années 1540. Le garçon, appelons-le Thomas, grandissait entouré par la cour, ce qui veut dire, par toutes les étrangetés que l'on puisse imaginer. Son père, cependant, était un homme fort conservateur, vu sa position de l'historien royal, et sa propre enfance passée dans la province anglaise. Il voulait faire de son fils son héritier dans tous les domaines de la vie. Il l'a donc préparé au service militaire, croyant que, tout d'abord, un bon comte doit être un bon soldat. Après le retour de sa première campagne guerrière, le père lui annonça des nouvelles phases de sa vie : il allait obtenir une éducation en droit et en histoire, et puis marier sa promessa sposa, une fille de la meilleure famille siennoise. Quelques années après, un problème se produisit, pourtant » ces mots semblaient lui peser particulièrement, il prit un soupir profond et recommença « Comme il arrive trop, peut-être, souvent, pendant sa période étudiante, Thomas est tombé amoureux. Mais bon, vous diriez, il aurait donc fallu annuler le mariage avec l'italienne, lui envoyer une petite fortune et une lettre d'excuses, rien de particulier. Le nouveau mariage pouvait être organisé assez vite. Mais le problème, mes dames et messieurs, était plus grave. Non, il n'est pas tombé amoureux d'une paysanne, d'une servante ni d'une danseuse. Cela, on aurait peut-être la faire anoblir ; pas probable mais faisable... Non. Thomas, mes chers, est tombé amoureux d'un étudiant de son année. D'un garçon. Au XVIe siècle... Le mariage n'a donc pas été annulé, tout allait parfaitement d'accord avec les projets du père jusqu'à la nuit précédant les noces. Vous le voyez déjà, n'est-ce pas ? Oui, on a trouvé Thomas dans sa chambre, la porte fermée, son amant et lui dans le lit. Personne n'a posé aucune question. Thomas, on l'a puni cruellement : on l'a forcé au mariage. L'amant ? On l'a emmuraillé dans la maison de Thomas et Francesca, tout près de leur chambre » la foule était bouleversée. Quelle horreur ! Quels pauvres garçons, mais quels pauvres nous ! Pourquoi raconte-t-il cette histoire ?!
« Ma mère m'avait dit que ça allait finir comme ça. Elle me l'avait expliqué une centaine de fois. Elle ne me comprenait pas du tout, mais elle savait que j'allais quand même essayer. Et elle n'était pas surprise que cette nuit-là, je suis mort... Évidemment, personne ne l'a communiqué officiellement : un scandale trop grand aurait pu en résulter. Elle a pleuré autant qu'il fallait, a organisé mes obsèques sans mon corps, elle a prétendu prier. Mais elle savait que ce n'était pas grave. Elle aussi, à ce moment-là, était déjà morte depuis une centaine d'années. Vous savez, c'était une des filles du roi italien. Ah, vous ne suivez pas, bien sûr. Mes dames, messieurs, vous rappelez-vous de la mode d'il y a quelques siècles de tenir une pâleur extrême de sa peau, particulièrement chez les jeunes dames ? C'était pour ressembler aux royals du monde entier. Les membres des familles royales, pendant des siècles ils ont été attient d'une.. condition. Nous, on n'a pas de sang bleu, comme on dit souvent, mais on est tous.. des vampires » vous vous imaginez la réaction de la foule des passagers, pas besoin de la décrire « oui, des vampires. Mais pas dans le sens moderne du terme, pas tout-à-fait en tout cas. N'ayez pas peur, je ne vais pas vous saigner, c'est un stéréotype assez cruel qu'on veut saigner tout le monde. Non, on boit du sang, c'est vrai, mais pour disparêtre. Jusqu'à la mort, on est exactement comme vous tous, des humains normaux, sauf la blancheur de la peau et le fait qu'on ne peut pas être photographiés. C'est justement pour cette raison que la photographie n'a été lancée populairement qu'au XIXe siècle – à l'époque où les rois étaient déjà de sang mixte. Avant, il fallait avoir des portraits pour montrer notre majesté... En tout cas, vampirisme. Après la mort, nous continuons d'exister. Nous n'avons plus de besoins du corps, seulement d'esprit. Et c'est cela que ma mère n'a jamais compris. Parce que moi, j'ai toujours voulu trouver un amour. Un vrai amour. Et effectivement, j'y ai réussi. On s'est même mariés ! Thomas, lui aussi, s'appelait comme mon ancien amant, d'il y a des siècles. Il vient de décéder. Y a un an. Le jour de mon mariage, ma mère m'a dit qu'elle était heureuse de me voir heureux, mais qu'elle ne voulait pas regarder ma vie ainsi... Elle a décidé de disparêtre. Thomas et moi, on a vécu 40 ans ensemble, puis il est mort. En partant, maman a bu quelques gouttes de sang de tous les invités, sauf lui. C'était aussi un cadeau magnifique. Puis, elle s'en est allée » il fit une pause car il commençait à pleurer, ou presque. Finalement, il reprit « fin, excusez ces émotions. Moi, je ne vais pas boire votre sang, j'aime bien le XXIe siècle, je m'attends au prochain aussi. Je veux pas encore finir mon histoire. Un jour je vais l'écrire, publier peut-être. Mais pour l'instant, je vous la raconte avec un seul but » ici, il prit encore une pause dramatique et le silence le tua presque « je veux que vous, les riches, les importants, les occupés, aimiez vos enfants, quoi qu'il arrive et que vous enseignez aux autres à le faire quand on sera de nouveau libres. Les enfants différents et sous-terrestres inclus, car eux aussi, ils partagent vos gènes, et pour qu'eux aussi, ils puissent bâtir des neufs empires». Et à ce propos, la voix du capitane annonça qu'ils allaient entrer dans le port de New York.