Ndèye

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Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Elle me le répète à longueur de journée, que je l'étonne, qu'elle ne me comprend pas et, des fois même, que je suis bizarre. Alors pour l'embêter, j'ai décidé d'en devenir une, d'extra-terrestre. Ça s'est fait progressivement. J'ai commencé par modifier mon apparence : à la place des jupes mimi et des souliers vernis qu'elle aurait voulu me voir porter, j'ai enfilé des salopettes et chaussé des baskets. Ainsi équipée, je ne marchais pas, je bondissais. Ceux qui me voyaient riaient de mes grandes enjambées ; et moi qui les contemplais, je riais de les voir cloués au sol. Je prenais mon envol, lentement mais sûrement.
Après les vêtements, ç'a été le tour des cheveux. J'ai tout rasé et je me suis coiffée d'un bocal transparent. C'est vrai, d'aussi loin que je me souvienne, les extra-terrestres dans les films ils ont toujours des coiffures franchement farfelues. Je savais que maman ne me laisserait pas demander quoi que ce soit de trop extravagant à la coiffeuse, alors j'ai pris les choses en main et je suis fièrement allée présenter le résultat (quelque peu douteux) à ma famille. Les réactions face aux touffes éparses qui me restaient sur le crâne, celles qui avaient échappé à mes coups de ciseaux acharnés, ont été diverses. Entre mes cousins qui se tordaient de rire, les exclamations horrifiées de mes tantes et les mots d'apaisement de mes grand-parents, les « ce n'est pas grave Ndèye, ce n'est qu'une enfant, tu sais à cet âge-là on fait des bêtises, les cheveux ça repousse », une seule réaction m'intéressait vraiment. Celle de ma mère, Ndèye. Elle a eu l'air d'hésiter quelques instants entre colère noire et désespoir, puis elle a choisi une troisième voie, celle qui lui permettait d'avoir le dernier mot. Celle de l'humour. « Eh ben dis donc, moi qui croyais avoir donné naissance à une fille, me voilà qui me retrouve avec un porc-épic. Avec tous les épis que tu as sur le crâne, tu vas pouvoir me donner une épine, je m'en servirais pour défaire les tresses de tes cousines. » Le tout accompagné d'un petit rire moqueur à la sénégalaise, que toute la famille s'est empressée d'imiter. J'étais verte.
Il a fallu que je me calme pendant quelques temps ensuite, je savais que je ne pouvais plus me permettre un aussi gros coup d'éclat. J'ai donc exploré d'autres manières plus discrètes d'achever ma transformation. À partir de ce jour-là, je me suis mise à étudier le ciel, cette barrière vaporeuse qui me séparait de mon véritable monde. J'avais le nez en l'air les trois quarts du temps, et le quart restant, je l'avais plongé dans des bouquins. Ils m'apprenaient des mots qu'au fond de moi je savais d'ores et déjà familiers : « atmosphère », « espace », « planète », « galaxie ». Rien ne me rendait plus heureuse que de contempler les étoiles le soir et de me dire qu'un jour, avec un peu de chance et beaucoup d'acharnement, j'irais les visiter et que je rencontrerais mes semblables. Je me suis mise au sport également, pas toujours de bonne grâce, mais je savais que ma vie allait en dépendre. Les années ont passé et aujourd'hui me voilà, à la fin de mon entraînement, sur le point de réaliser mon rêve.
Je l'ai appelée il y a quelques instants. Elle a décroché après deux sonneries, la première, je le savais, pour ne pas sembler trop pressée, et la deuxième pour avoir le temps de se donner une contenance.
« Allô ?
— Oui, allô maman, c'est moi. On va bientôt partir.
— C'est bien, ma fille. Comment tu te sens ?
— De plus en plus nerveuse, mais ça va.
— Tout ira bien ma chérie, ne t'en fais pas. Nous prions tous pour toi.
— Merci maman. »
J'ai senti les larmes monter, et je crois qu'elle aussi. Elle a fait ce qu'elle fait toujours en cas d'émotion trop forte : elle s'est tournée vers l'humour. Elle m'a demandé sur le ton de la plaisanterie, sempiternellement moqueur, s'ils m'avaient laissé emmener mon bocal-casque. Nous avons rigolé toutes les deux et j'ai entrepris de lui décrire ma tenue, bien plus élaborée que celles que je me fabriquais enfant. Quand est venu le temps de raccrocher, je lui ai dit au revoir, et elle a prié une dernière fois pour que je revienne saine et sauve. Je n'avais plus peur. En partie parce qu'elle avait toujours été là pour me donner de la force lorsque j'en manquais et en partie parce que j'avais l'impression, même en m'éloignant d'elle, de retourner à la maison.
La journaliste face à moi paraissait légèrement déstabilisée. J'avais dû rester silencieuse plus longtemps que prévu, perdue dans mes pensées. Elle s'est trémoussée légèrement sur son siège avant de s'éclaircir la gorge et de reposer sa question, celle qui avait fait remonter mes souvenirs à la surface : « Pourquoi avoir choisi le métier d'astronaute ? »
J'ai hésité à lui parler des années de dur labeur, de mes excentricités en tout genre qui n'avaient jamais cessé et de Ndèye, surtout de Ndèye. Mais c'était trop... trop. Trop long, trop difficile à expliquer, trop personnel. Comment raconte-t-on à voix haute les câlins, les sensations de réconfort et de sécurité, les chamailleries et le soutien sans faille malgré les désaccords ? C'est impossible. J'ai pensé éluder la question par une boutade du style « Parce que ça fait bien sur le CV » mais ç'aurait été malhonnête.
Alors j'ai rassemblé en moi toutes les particules que je tenais de ma mère et j'ai répondu, sourire aux lèvres : « Parce que je suis une extra-terrestre. »
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