Mon mutisme

"Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre." Vous connaissez cette sensation intense de dénoter du monde, de l'environnement qui nous entoure ? Eh bien, c'est mon quotidien. Je nage dans un gouffre sans fond. Tout le monde me scrute, m'observe, me dévisage. Pour eux, je suis seulement une jeune fille étrange, portant du noir toute l'année, n'affichant aucun sourire à autrui, regardant droit devant moi, sans me soucier des autres.

Cependant, il y a une chose qu'ils ignorent, c'est que je ne suis que l'ombre de moi-même. Une seule nuit a suffi pour éteindre cette flamme en moi et personne autour de moi ne peut comprendre cette souffrance silencieuse qui s'empare de mon être à chaque seconde, de chaque minute.
Cette nuit, je la revis encore et encore au quotidien. La journée, alors que je suis assise sur une chaise en train d'observer mon professeur nous parler de la Seconde Guerre Mondiale et du sort horrible qui attendait toute une société, toutes les populations du monde entier. Et quand j'écoute tout ça, je sais au plus profond de moi que je vis, moi aussi, une guerre mais une guerre intérieure.
Je revis cette nuit durant des repas avec ma famille, durant les activités que je fais avec mon petit frère. Je vois bien qu'il ne comprend pas. Il m'observe lui aussi mais ce n'est pas du jugement que je perçois dans son regard, c'est de la tristesse, de la peur. De la peur pour moi.
Mais je ne fais rien. Je continue de me taire, je l'écoute me raconter des histoires abracadabrantesques qu'il aurait soit-disant vécues au cours de sa journée de petit écolier de CM1.

Que j'aimerai revenir à cet âge. À cet âge où nous sommes tous heureux, insouciants, sans souci d'avenir puisqu'on ne comprend pas encore ce qui se joue devant nous. Quand je le regarde, je suis jalouse. Je l'envie à un point tel que parfois, je pourrais m'énerver sans raison. Je pourrais exploser tant je veux prendre sa place. Mais je me tais. Je me contiens. Je supporte cette terrible douleur.

Malheureusement, plus le temps, plus je suis happée par la noirceur présente dans mon gouffre. Elle m'entoure, me condamne à rester enfermée entre ses mains visqueuses, putrides, froides qui se resserrent autour de ma gorge jusqu'à m'asphyxier. Je ressemble au personnage de Dorian Gray, célèbre protagoniste du merveilleux Oscar Wilde.
Comme lui, je suis prisonnière d'une image, d'une volonté de trahir ce que tout le monde attend de moi. J'ai voulu me libérer des contraintes imposées cependant, en faisant ça, je me suis détruite moi-même.
Je vais devoir, à mon tour, détruire, tuer une partie de mon âme pour me libérer de cette souffrance. Seulement, où puiser la force et le courage nécessaires à une telle action ? Je ne sais pas. Et je vous avoue que je ne cherche pas non plus.

Étrange me direz-vous. Pourtant, j'ai la sensation que je mérite cet emprisonnement de mon âme. Que je mérite de souffrir parce qu'après tout, c'est moi qui suit aller le voir. C'est moi qui ai fait ce choix. Néanmoins, je n'aurai jamais imaginé les conséquences désastreuses d'une telle décision.
Je sais que je suis la seule responsable, que je ne pourrais jamais l'accuser de m'avoir forcé. J'étais d'accord, je l'ai voulu. Mais avais-je seulement réfléchi avant de prendre ma décision ?
Je ne crois pas. C'est parti d'une discussion qui a pris tellement d'intensité qu'elle est devenue, sans qu'on s'en aperçoive, une dispute volcanique puis, une séparation froide et enfin, je suis arrivée au point de non retour.
Ce qu'il s'est passé ce jour-là est simplement le début de mon horreur. J'ai pris, en quelques secondes irréfléchies, la pire décision de toute ma vie.

Dois-je vous raconter ce qu'il s'est passé ? Je ne sais pas. Et pour tout vous dire, je n'en ai rien à faire. Vous le racontez ne changera absolument rien à ma situation. Vous ne pourrez pas l'envenimer malgré vos regards ahuris, choqués, horrifiés, dégoûtés. Vous savez pourquoi ? Parce que plus rien ne peut m'atteindre. Je suis devenue intouchable. Je suis telle une poupée de cire qui ne se sent plus bouger, respirer, vivre. Je survis. C'est tout ce qui me reste à faire. Et pourquoi ? Parce que je n'ai pas appris à me connaître.

Si je dois vous donner un conseil, avant d'espérer être heureux dans ce monde corrompu, c'est: apprenez à vous connaître. Comment souhaitez être un minimum satisfait de ce que vous possédez si vous ne vous connaissez pas ? Qu'espérez-vous devenir ? Vous finirez comme moi si vous prenez cette route. Une pauvre fille sans le moindre espoir de bonheur. On fera un décor misérable de l'avenir ensemble.

Ne faites pas la même erreur que moi. Ne prétendez pas que vous vous connaissez. Connaissez-vous vraiment ! Sans foi, ni loi, ni mensonge. Que la vérité de vos propos sur vous-même. Après tout, vous vous devez bien ça.

Moi, j'ai cru me connaître. J'ai cru être certaine de ce que je voulais. Je me suis lourdement trompée. J'ai cru que je n'avais pas besoin d'elle. Qu'elle n'était qu'éphémère dans ma vie. Mais je me suis trompée. En fait, elle est tout ce que je voulais. Elle est l'essentiel de ma vie. Elle est mon essentiel. Et j'ai tout gâché.
J'ai été aveuglée par les conventions d'une société fermée d'esprit, qui pense toujours qu'une femme doit être avec un homme. J'ai été conditionnée de telle sorte que, je n'ai pas vu le pouvoir qu'elle exerçait sur moi. Puisque, à ce stade, le mot "pouvoir" est de rigueur.
Elle avait un pouvoir sur moi. Dès qu'elle rentrait dans mon champ de vision, c'est comme si je ne voyais qu'elle. Elle, avec ces magnifiques cheveux bleus qui provoquent la société pour lui dire "Je fais ce que je veux, j'ai pas besoin de ton avis !", avec ces petits piercings à ses oreilles et son humour décalé qui vous fait croire qu'elle provient d'une autre planète.

Sans m'en apercevoir, j'avais la perfection sous les yeux. Du moins, j'avais ma perfection. Celle que je n'avais pas pu déceler et que j'ai vu trop tard. Comme le dit si bien Shakespeare "Mon unique amour né de mon unique haine". C'est propos sont forts bien choisis. Ils reflètent à la perfection la réalité de ce jour qui a bousculé ma vie.
J'ai pour ainsi dire tout gâché. Mais absolument tout. J'ai ruiné mes chances de lui montrer à quel point elle est et sera toujours importante dans ma vie. Elle m'a permis de savoir qui j'étais vraiment mais je ne pourrais jamais la remercier puisqu'elle ne veut plus jamais entendre parler de moi. Et je la comprends parfaitement, je me déteste tellement de lui avoir fait ça.

Elle qui a eu l'audace de me dire ce qu'elle ressentait pour moi. Elle a mis son cœur à nu. Elle s'est montrée faible. Elle s'est montrée vraie. Sans faux-semblant, sans mensonge, sans tromperie. Et qu'ai-je fait pour la récompenser d'une audace dont je ne serais probablement jamais capable ? Je l'ai trahie de la pire des manières.
Je me suis jouée d'elle, pas parce que j'étais horrifiée qu'une femme soit attirée par moi et que je sois attirée par elle, mais parce que je suis terrifiée. J'ai peur du regard des autres sur moi, j'ai peur de ce que ma famille dira. J'ai peur du jugement d'autrui. Et cette peur m'a fait abandonner la seule personne qui se serait vraiment battue à mes côtés pour m'aider à vaincre cette peur.

Cette nuit-là, je l'ai trahie. Je me suis moquée d'elle. J'ai été voir ailleurs. Je l'ai laissée seule. Je l'ai laissée avoir honte d'elle et de ce qu'elle était. J'ai honte de moi.
Pour me punir, mon mutisme est apparu. Pour l'avoir perdue, je suis devenue celle qui ne dit plus rien, qui s'habille en noir, qui se met la société à dos. C'est mon châtiment.
Mon mutisme disparaîtra le jour où je n'aurais plus peur de moi-même. Quand ce jour viendra-t-il ? Je n'en sais rien. Mais en attendant, je vais continuer de me taire afin d'exprimer un sentiment intense qui, pour l'instant, va rester secrètement enfoui. Lorsqu'il sortira, ça sera pour éclairer le monde de sa beauté et de sa vérité.