Mélodie Nocturne

C'est là qu'ils se retrouvaient le soir, en haut de la tour du grand bâtiment. Ils étaient sept, trois garçons et quatre filles, à observer la cité bruissante, qui peu à peu s'apaisait, se vidait de sa foule et laissait place à la lumière tamisée des lampadaires. Les habitations s'allumaient, les petits espaces carrés quadrillant les nombreuses tours devenaient lumière un à un, laissant passer de vagues ombres dans les cuisines, dans les chambres, puis peu à peu, les espaces carrés quadrillant les nombreuses tours devenaient pénombre, la cité endormie.
 Bientôt, ils n'étaient plus que cinq en haut de la tour du grand bâtiment. Leurs silhouettes se dessinaient, éclairées par la lumière des lampadaires, et ils paraissaient bien plus puissants que la journée. C'était cela qu'ils recherchaient, tous ces soirs en se rejoignant, cette force qui n'apparaissait que là-haut, une fois la nuit arrivée, portés par la puissance de ce calme et de cette dangerosité de la pénombre qui les animaient. Ils prenaient du plaisir au vertige d'être en hauteur, surplombant la ville qu'ils connaissaient si bien, les coins de rues qu'ils connaissaient par cœur, chacune des plaques annonçant le nom des rues d'un bleu identique qu'ils avaient si souvent vues, les mêmes visages qui apparaissaient parfois lorsque la nuit tombait, ceux des habitants de la nuit. Tous les soirs, ils recherchaient cela, cette source de puissance infinie.
Les derniers partirent. Elle était désormais seule au sommet de la tour. La fatigue montait mais elle ne pouvait se détacher du paysage nocturne qui s'offrait à elle, sombre Eldorado. Non loin de là, elle entendit un air de saxophone, un air envoûtant qui l'emplissait de tout son être, la mélodie semblait lui parler, éclairer la pénombre, transformer la lune derrière le grand arbre en un soleil éblouissant. Elle était même obligée de plisser les yeux pour ne pas se les brûler en cette nuit lumineuse. 
Elle se laissa guider par ces accords de saxophone, elle ne savait pas si elle était en train de descendre les escaliers de la tour, de prendre l'ascenseur ou simplement de marcher dans le vide, mais elle avançait sûrement vers cette mélodie qui lui semblait de plus en plus douce, de plus en plus agréable à écouter, elle se sentait réparée et enveloppée par cette mélopée. Ces notes la guidèrent un long couloir vitré qui donnait sur la rue endormie. Il était décoré de grands cadres de personnages qu'elle n'avait jamais vus, souriant fièrement vers l'objectif. Un long tapis aux motifs persan menait à une petite porte en bois poli. Elle l'entrouvrit et découvrit une pièce à couper le souffle. Elle était vaste et chaleureuse, éclairée par de nombreux globes lumineux accrochés au plafond par des fils de nylon décorés de perles qui produisaient le doux bruit de la pluie lorsqu'ils se rencontraient. Les murs étaient tapissés de diverses photographies de paysages exotiques, très colorés et de visages de portraits d'inconnus souriants. Le sol était tapissé d'étoffes plus resplendissantes les unes que les autres comme si chacune se voulait plus chatoyante que l'autre. La pièce était parfumée par des bâtonnets d'encens et l'odeur s'échappait en flux contenu par une petite lucarne qui donnait sur la ville toujours aussi calme, encore endormie, mais comme apaisée par l'écho de cette pièce. Des fleurs étaient disposées sur les étagères, et sur la commode en bois d'érable, d'un beige très doux, était posé un grand bol aux motifs méditerranéens rempli de dattes, d'oranges, de petits chocolats emballés dans des papiers dorés et de grappes de raisin. 
Il était là, au milieu de la pièce, sur un petit tabouret, habillé en habits de soie bleu nuit. Ses cheveux crépus semblaient une crinière de lion. Il jouait la nuit. Chacune des notes qui sortait de son saxophone semblait l'embellir, l'apaiser, la colorer, la faire dormir, tranquillement. C'était lui qui toutes les nuits nous faisait dormir. Lorsque par mégarde il se trompait d'une note, cela nous réveillait brusquement dans notre sommeil, apeurés par la nuit brute. C'était lui, lorsqu'il manquait d'inspiration, qui faisait que nous peinions à nous endormir. C'était lui qui jouait la nuit. 
Elle passa derrière lui, sans un bruit, si bien qu'il ne l'aperçut même pas. Elle repartit par la porte, repassa par le couloir aux tapis persans, passa devant les cadres dont les visages lui semblaient désormais familiers, sortit de ce couloir vitré, longea les coins des rues qu'elle connaissait par cœur, passa devant chacune des plaques annonçant le nom des rues d'un bleu identique qu'elle avait si souvent vues, puis arriva dans sa tour, monta les nombreuses marches qui ne lui faisaient même plus mal aux jambes, fit céder le loquet de la grande porte, posa ses chaussures dans l'entrée, dans la boîte, à côté de la paire de celles de son frère. Sans un bruit, elle s'allongea sur son lit, s'emmitoufla dans sa couette, rendant la nuit à elle-même et s'endormit d'un sommeil profond.
Lorsqu'elle se réveilla, il faisait jour, la nuit et le saxophone avaient disparu. 
74