Moi je suis diffèrent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Déjà petit, je réalise que je vis dans un monde étranger aux autres. Un monde à moi où je me refugie loin des turpitudes du monde des hommes. Ce qui fait le comble des uns ne m'enchante point. Ce qui fait éclater les autres de rire me vole à peine un petit sourire. Je trouve le rire superflu dans ce monde bâti sur un chapelet de malheurs. Pendant que mes camarades jouent dehors au foot ou vont se baigner dans la rivière, moi je reste dans ma chambre. Je me perds dans un silence absolu. Le cœur assoupi, l'âme ouverte aux rêves. C'est clair que j'ai un problème avec ce monde. Je me suis toujours demandé pourquoi les choses devraient se passer suivant un ordre plutôt qu'un autre. Je me suis encore plus demandé si je suis le seul à avoir cette sensation, ce sentiment que quelque part, quelque chose, relative au fonctionnement du monde, est en panne. L'ordre des choses n'est pas, à mon sens, si ordonné que cela. D'ailleurs qui ou quoi a établi cet ordre ? Pourquoi on n'a pas toujours ce qu'on veut ? Pourquoi on ne veut pas toujours ce qu'on a ? On nous dit toujours que ça va aller. Mais ce speech demeure futuriste. Eternellement reporté dans un futur qui n'arrive jamais. A travers l'histoire, un espoir d'une humanité épanouie a été moult fois martelé. Un espoir relayé d'une génération à une autre. Qui demeure, après tout, un espoir. N'est-ce pas Turgot, qui, déjà au dix-huitième siècle, prédisait « l'humanité, dans son entier, deviendra de plus en plus parfaite» ? Mieux, les philosophes des lumières Montesquieu, Voltaire, Diderot partagent son optimisme, annoncent la fin de l'obscurité et labellisent cette performance humaine « le siècle des lumières ». Et pas qu'eux. Des tas de penseurs, de Condorcet aux plus récents, tels que Kant, David Hume, Adams Smith en passant par Comte et son ‘positivisme', Saint Pierre et sa croyance a ‘un projet de paix perpétuelle', Saint Simon et ses ‘principes technocratiques', Fourrier et sa notion de ‘phalanstère', Bacon et son ‘idée de progrès' et beaucoup d'autres encore ont tous prôné un assagissement de la race humaine. Où en est-on aujourd'hui ? Je me demande. L'ingratitude, la lâcheté, l'hypocrisie, la violence battent, de plus belle, leur plein dans ce monde. D'un moment à l'autre, d'ici et d'ailleurs, on vole, viole, tue. Soit ces penseurs rêvaient, soit ils ne prenaient pas en compte la figure méconnaissable qu'est devenu l'homme d'aujourd'hui. L'homme de Rousseau meurt et cède sa place au loup de Hobbes. Ce monde n'est qu'une jungle peuplée de loups à l'assaut d'agneaux. Très pessimiste, me direz-vous. Peut-être que je le suis après tout. Mais permettez juste mes visions différentes, comme dirait Schopenhauer. Je n'y peux rien, c'est le monde qui a choisi de se manifester à moi dans son côté sombre. C'est peut-être le prix à payer d'être diffèrent.
J'écoute à peine les causeries de mon ami et camarade de classe Moussa qui me rend visite régulièrement. Ma mère se plaint sans cesse de mon attitude qu'elle juge anomalistique. Ma réserve, selon elle, est insupportable. Je parle à peine avec les gens autour de moi. Encore moins avec Mané ma cousine et l'homonyme de ma mère, qu'on appelle aussi Tokoro, qui vit chez nous depuis quelque temps. Je ne lui cause pas. Comme je ne cause pas à tout le monde d'ailleurs. Et cela agace ma mère apparemment. Je l'entends se demander si un quelconque esprit diabolique ne se serait pas emparé de moi. Il arrive qu'elle se fasse la promesse de m'amener en personne chez le marabout d'autant plus que ses poudres et potions ne font visiblement pas effet. Je la comprends. Elle croit sauver son fils qui sombre dans une ‘anxiété sociale'. Sauf que moi je ne me vois pas ainsi. La société offre une vie en zigzag dont les mille et un revirements me perdent. Je peine à m'y aligner. C'est tout.
Seuls les moments que je passe avec Sophie peuvent m'apporter de l'apaisement. Son regard abondant et son sourire électrique bandent mes pensées. Elle m'emprisonne dans sa douceur aveuglante. La seule prison dans laquelle j'accepte volontiers de séjourner. Je prends du plaisir à la fouiller du regard. Mes yeux font le tour de son visage avant de trouver les siens et d'y plonger. Je me perds au fond de son âme. Je me vois naviguer dans un océan de bonheur sans bords. C'est quand même dingue l'effet qu'elle me fait. Il y a quelque chose en elle qui me désarme illico presto à chaque fois que nous sommes ensemble. Dire que je ne m'imaginais même pas me mettre avec elle. Malgré qu'elle m'a plu depuis que je l'ai rencontré. Sa famille a récemment emménagé dans le quartier. Et Sophie se retrouve dans notre classe. Un pur hasard. Si ce n'était pas l'œuvre de Moussa, nous ne serions peut-être jamais ensemble. Je ne m'y connais pas bien aux petites discussions d'abordage. Encore moins avec des inconnus.
Moussa a été le pont qui nous a joints ensemble. Depuis lors on se côtoie fréquemment. Et depuis lors elle est comme un interrupteur qui barre par moments la marée de mes pensées. Un jour, après une de ses visites, j'entends dehors la voix de mon père tonner. Tout à coup, ma mère s'introduit d'un pas brusque dans ma chambre. « Si tu savais ce que j'ai enduré depuis que j'ai mis les pieds ici dans cette maison, dit-elle l'air triste, tu n'allais même pas penser en rajouter. Avant que vous naissiez, toi et tes frères et sœurs, jusqu'à ce jour, je suis passée par toutes les peines du monde. Tu n'as pas idée à quel point j'ai souffert ici. » Pendant qu'elle parle, je remarque, comme jamais, ses yeux qui présentent des taches rougeâtres comme si toutes ses peines se sont, pendant toutes ces années, venues s'y accumuler. Son regard qui a dû traverser des nuits blanches, témoigné des souffrances de toutes sortes, a perdu tout éclat. «Voudrais tu que Tokoro souffre comme tu as souffert? Je ne l'aime pas maman.» Je lui lance. Ses yeux rougissent encore de plus belle. Elle me regarde un moment et quitte la chambre. Une boule se forme dans mon ventre. Elle me serre les intestins et migre vers mon cœur. Je comprends plus que jamais les crises de Nerval dont la seule et unique étoile s'éclipse dans un univers de ténèbres.
Depuis lors, Sophie ne vient plus me voir. Elle m'ignore à l'école aussi. Je la comprends. C'est l'ordre des choses qui est si désordonné. Décidemment on n'a pas toujours ce qu'on veut. Et on ne veut pas toujours ce qu'on a. Quelque chose, l'homme, la vie, la nature ou ce je ne sais pas quoi moi, fait défaut. Schopenhauer a peut-être raison. Cette vie n'est que malheur. Et l'homme ne cherche pas à la réparer non plus. Peut-être qu'on a finalement répondu à l'injonction de Nietzche « deviens ce que tu es ! ». C'est-à-dire cet être égotiste et cruel gouverné, comme dit Freud « par une forte dose de méchanceté ».
J'écoute à peine les causeries de mon ami et camarade de classe Moussa qui me rend visite régulièrement. Ma mère se plaint sans cesse de mon attitude qu'elle juge anomalistique. Ma réserve, selon elle, est insupportable. Je parle à peine avec les gens autour de moi. Encore moins avec Mané ma cousine et l'homonyme de ma mère, qu'on appelle aussi Tokoro, qui vit chez nous depuis quelque temps. Je ne lui cause pas. Comme je ne cause pas à tout le monde d'ailleurs. Et cela agace ma mère apparemment. Je l'entends se demander si un quelconque esprit diabolique ne se serait pas emparé de moi. Il arrive qu'elle se fasse la promesse de m'amener en personne chez le marabout d'autant plus que ses poudres et potions ne font visiblement pas effet. Je la comprends. Elle croit sauver son fils qui sombre dans une ‘anxiété sociale'. Sauf que moi je ne me vois pas ainsi. La société offre une vie en zigzag dont les mille et un revirements me perdent. Je peine à m'y aligner. C'est tout.
Seuls les moments que je passe avec Sophie peuvent m'apporter de l'apaisement. Son regard abondant et son sourire électrique bandent mes pensées. Elle m'emprisonne dans sa douceur aveuglante. La seule prison dans laquelle j'accepte volontiers de séjourner. Je prends du plaisir à la fouiller du regard. Mes yeux font le tour de son visage avant de trouver les siens et d'y plonger. Je me perds au fond de son âme. Je me vois naviguer dans un océan de bonheur sans bords. C'est quand même dingue l'effet qu'elle me fait. Il y a quelque chose en elle qui me désarme illico presto à chaque fois que nous sommes ensemble. Dire que je ne m'imaginais même pas me mettre avec elle. Malgré qu'elle m'a plu depuis que je l'ai rencontré. Sa famille a récemment emménagé dans le quartier. Et Sophie se retrouve dans notre classe. Un pur hasard. Si ce n'était pas l'œuvre de Moussa, nous ne serions peut-être jamais ensemble. Je ne m'y connais pas bien aux petites discussions d'abordage. Encore moins avec des inconnus.
Moussa a été le pont qui nous a joints ensemble. Depuis lors on se côtoie fréquemment. Et depuis lors elle est comme un interrupteur qui barre par moments la marée de mes pensées. Un jour, après une de ses visites, j'entends dehors la voix de mon père tonner. Tout à coup, ma mère s'introduit d'un pas brusque dans ma chambre. « Si tu savais ce que j'ai enduré depuis que j'ai mis les pieds ici dans cette maison, dit-elle l'air triste, tu n'allais même pas penser en rajouter. Avant que vous naissiez, toi et tes frères et sœurs, jusqu'à ce jour, je suis passée par toutes les peines du monde. Tu n'as pas idée à quel point j'ai souffert ici. » Pendant qu'elle parle, je remarque, comme jamais, ses yeux qui présentent des taches rougeâtres comme si toutes ses peines se sont, pendant toutes ces années, venues s'y accumuler. Son regard qui a dû traverser des nuits blanches, témoigné des souffrances de toutes sortes, a perdu tout éclat. «Voudrais tu que Tokoro souffre comme tu as souffert? Je ne l'aime pas maman.» Je lui lance. Ses yeux rougissent encore de plus belle. Elle me regarde un moment et quitte la chambre. Une boule se forme dans mon ventre. Elle me serre les intestins et migre vers mon cœur. Je comprends plus que jamais les crises de Nerval dont la seule et unique étoile s'éclipse dans un univers de ténèbres.
Depuis lors, Sophie ne vient plus me voir. Elle m'ignore à l'école aussi. Je la comprends. C'est l'ordre des choses qui est si désordonné. Décidemment on n'a pas toujours ce qu'on veut. Et on ne veut pas toujours ce qu'on a. Quelque chose, l'homme, la vie, la nature ou ce je ne sais pas quoi moi, fait défaut. Schopenhauer a peut-être raison. Cette vie n'est que malheur. Et l'homme ne cherche pas à la réparer non plus. Peut-être qu'on a finalement répondu à l'injonction de Nietzche « deviens ce que tu es ! ». C'est-à-dire cet être égotiste et cruel gouverné, comme dit Freud « par une forte dose de méchanceté ».