Loup vagabond

C'était une nuit d'automne, un peu plus froide qu'à l'accoutumée. La pleine lune brillait à travers une trouée dans la couche immaculée de nuages qui obscurcissait le ciel. Au loin, tout un nouveau monde sauvage s'étendait. En se retournant, Lokk aurait pu voir tout ce qu'il laissait derrière lui : des kilomètres et des kilomètres de territoire habités par des congénères hostiles.
Cette nuit était belle, et des flocons scintillants virevoltaient dans l'air, le forçant à cligner des yeux pour en chasser les résidus de neige qui s'y accrochaient. Pour la première fois depuis trop longtemps, le jeune loup se sentait en paix. 
Lokk vivait en solitaire depuis que, quelques mois plus tôt, il avait eu l'audace de défier le mâle dominant de sa meute. Il le savait pourtant, dans ces cas-là, il y avait trois issues possibles : remporter le duel et devenir le nouvel Alpha, mourir dans le combat, ou, plus rarement, s'en sortir avec quelques blessures et être banni de ladite meute – ce qui était généralement la pire option.
Cela était pourtant arrivé à Lokk, qui avait donc laissé un œil et une demi oreille dans la bagarre. Il était jeune, et son destin n'était pas des plus rares pour un loup de son âge. Ils avaient souvent les yeux plus gros que les griffes, et beaucoup d'entre eux mourraient ainsi avant l'âge mûr. Lokk avait assisté à quelques duels étant louveteau, et chaque fois ils avaient été terribles, mais cela ne l'avait pas empêché, dès qu'il s'était cru prêt, d'imiter ses prédécesseurs en défiant le dominant. Il n'y avait pas de véritable raison qui les poussait à tenter leur chance les uns après les autres ; c'était de l'ordre de l'instinct, comme si chaque loup était né pour cela.
L'affrontement avait été épique, et avait duré du crépuscule à l'aube. Lokk avait esquivé avec agilité les attaques du dominant pourtant bien plus grand et expérimenté que lui. Mais, mieux préparé que son adversaire, le chef avait violemment frappé son oreille, lui arrachant un petit gémissement de douleur. Lokk avait riposté, à coup de griffes et de crocs, lacérant sans réfléchir tout ce qui lui tombait sous la patte, conscient qu'il en allait de sa survie. L'Alpha avait paru déstabilisé par ce soudain sursaut d'énergie, mais il n'était pas dupe. Il savait que son adversaire ne tarderait pas à être épuisé, et gagnait donc du temps avec des esquives toutes plus impressionnantes les unes que les autres, encaissant sans ciller les rares blessures qu'il recevait.
Petit à petit, Lokk avait ralenti ses attaques, manquant de plus en plus souvent sa cible. Sentant son rival au bord de l'épuisement, le mâle dominant avait bandé ses muscles, calculant son geste et se préparant à sauter.
Et il avait bondi. Son coup était savamment anticipé au millimètre près. Il avait frappé Lokk à l'œil, d'un coup de griffes vif, puis avait immédiatement reculé pour éviter son éventuelle riposte. Le globe oculaire en sang et à moitié borgne, celui-ci s'était contenté de pousser un hurlement de douleur. Il avait été blessé pile au centre de l'œil, l'endroit ayant été choisi pour que les griffes de son assaillant ne heurtent son museau ni ne dérapent sur le bord de sa tête, mais le rendent pour moitié aveugle.
Le destin avait parlé, en cette fin d'été, le jeune loup était devenu un solitaire. Humilié, soumis, les oreilles aussi couchées que le lui permettaient ses blessures, la queue basse, il s'en était allé aussi vite que possible, quittant le territoire de sa meute au crépuscule pour partir en quête d'une terre à faire sienne.

L'humilité n'était pas un trait caractéristique des loups. Il était difficile pour eux de perdre un duel ; et c'est pourquoi il leur était souvent préférable de mourir au cours de celui-ci, par dignité. Être exilé, c'était la risée, votre fierté qui se voyait réduite à néant, et votre place sur l'échelle hiérarchique des loups s'abaissait alors au-dessous de celle du loup Oméga, le moins puissant et le dernier à manger dans la meute. Elle devenait même bien inférieure à celle des proies qui vous regardent d'un air absent, sans chercher à fuir, vous voient approcher, puis leur sauter dessus et les tuer, sans même riposter ; ça, pour un loup, c'était pire que la mort.
 

Mais malgré son ego blessé, Lokk avait appris à chasser seul, sans la force du groupe à ses côtés. Il avait erré sans relâche durant des mois, en quête d'un bout de terrain où il pourrait s'installer. Et chaque soir, lorsqu'il avait fait une halte pour la nuit, les meutes riveraines l'avaient chassé. La moitié de sa seconde oreille en avait pâti, et sa joue avait récolté à cette occasion une belle cicatrice.
 
Pourtant, ce soir-là, par cette fraîche nuit automnale que la neige avait enveloppée d'un fin manteau blanc, le jeune loup ne fut pas chassé. Il eut soudain l'impression d'avoir enfin trouvé sa place, son chez-lui où il se sentait bien. Lokk inhala l'air nocturne ; il était frais, et lorsqu'il entra dans ses poumons, le loup ressentit ce sentiment de bien-être qui l'avait quitté.
Le ciel se dégageait peu à peu, laissant apparaître les étoiles resplendissantes. Qu'ils viennent, les loups ennemis ! Lokk n'avait pas peur d'eux. Son cœur était en paix et, perché sur sa colline, le jeune loup avait l'impression d'être le maître du monde. Il eut soudainement une envie irrésistible de laisser sortir de sa gueule un hurlement, un cri sauvage, ce cri qu'il retenait en lui depuis si longtemps. Pas le cri d'une meute de loups, non. Un cri de solitaire.
Il hurlerait son histoire au cours de cette nuit qui forgea son destin, et toutes les nuits, il hurlerait. Lokk avait rêvé cet instant où il ferait retentir sa voix dans la nuit silencieuse – sa propre voix, pas l'écho de celle des autres. Il avait tant attendu ce moment, et la vie l'avait tellement malmené jusqu'ici...
Enfin, le bon moment était arrivé.
Alors, sa silhouette grise s'estompant dans la nuit, il leva la tête vers la pleine lune.
 

Et il hurla.
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