L'HOMME QUI SE TRANSFORMA EN FER

« Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre », ressasse encore le médecin comme si ces derniers propos de son patient lui offraient une issue. Extra-terrestre ? Plus de trouble dans l'analyse : il ira se faire soigner ailleurs.

Après avoir longtemps hésité devant la porte lugubre de la salle d'hospitalisation N° 229, le docteur toqua et attendit l'ordre de son patient pour entrer. C'est la première fois que, de sa mémoire de médecin, un patient lui donne du fil à retordre. Depuis que ce patient a pris place dans cet hôpital, aucun des personnels ne trouve du répit. Les scientifiques aussi ont dû se lasser des exigences que leur dictait leur nouveau patient. Et pour cause ! A-t-on déjà vu un homme souffrir d'un tel mal ? Un homme dont le corps se transformait en fer ! Les scientifiques du pays venaient prélever un échantillon de son sang pour étudier les causes de ce fait insolite. Après des mois d'analyses dans leurs laboratoires délabrés, sans équipements techniques dignes de notre siècle, ils revenaient tous se croiser dans le hall de l'hôpital pour discuter de la santé du patient. Et parfois, cela tournait en palabres ; on se battait pour d'inconvenantes supputations ! Ceux qui avaient observé le sang excellentiel au microscope photonique juraient fort qu'il était composé de quelques fragments d'ADN portant le gène d'égoïsme et d'ingratitude alors que ceux qui avaient eu la faveur de l'observer au microscope électronique juraient avec insistance que le fameux patient souffrait d'un mal extraordinaire que l'on baptisa tout azimut : la cupidose dictatoriale chronique. Et cela se terminait souvent par de sérieux coups de poing, car, les fous amoureux du patient ne toléraient guère que des scientifiques, équipés rien que de microscopes de Robert Hooke, traitent leur idole de ces tares ignobles. Heureusement, personne ne révéla ses diagnostics graves aux chefs. Sinon, il serait entré dans l'une de ses folies habituelles et aurait ordonné un carnage ; du vrai carnage.
- Excellence monsieur le patient, je vous prie de me recevoir, car il y a urgence.
- Entre donc, espèce d'incompétent !
Alors, le médecin frotta sa main gantée contre son front pour éponger les perles de sueurs que son angoisse lui avait affluées à cet endroit. Le patient s'étendait de son long sur le lit argenté qu'on avait dû concevoir spécialement pour le recevoir. Cette position, c'est la même depuis quelques temps où sa colonne vertébrale, assaillie par le mal, s'était alors complètement transformée en fer. Les autres parties du corps restaient, quant à elles, encore molles. Encore de la chair ferme. De la chair docile aux touchers du médecin et des scientifiques.
Le médecin hésita encore un peu. Comment dire à ce patient que ses soins ruinent l'économie de l'hôpital et que son mal n'a de remède nulle part ? Mieux vaut l'envoyer épuiser ses jours chez un devin que dans une clinique. Comment lui dire que son problème était... Ah, non, bas les pattes ! En temps normal, il se serait calmement assis au chevet de son patient, lui aurait glissé la main dans la chevelure, et lui annoncer, comme il le fait souvent à ses patients en situations graves, que les choses prenaient une nouvelle allure. Mais avec son actuel patient, il sait d'office que rien n'est prévisible. Il risque de subir le pire à tout moment.
- Excellence monsieur mon patient, j'aimerais vous dire que...
- Que quoi ! coupa net le patient.
- Que votre santé...
- Que ma santé a quoi !
- Mais comment voulez-vous que je vous dise ce que vous avez si vous monopolisez la parole, cher honorable patient ?
- Heureusement que tu as ajouté « honorable ».
- Je disais qu'il y a urgence. Je crains que le pire n'arrive. Nous trouvons que les guérisseurs...
- Les guérisseurs ont osé ternir ma renommée internationale ?
- Excusez-moi, son Excellence ; ce n'est pas en monopolisant la parole que vous serez le bon parleur. Essayez d'écouter aussi les autres ! Je disais tantôt que nous connaissons un devin qui peut vous guérir. Si vous ne vous imposez pas à lui bien sûr, ajouta-t-il tout bas. Le cortège de vos adulateurs vous attend déjà pour vous y conduire.
Oser parler au Chef suprême des patients avec ce ton, c'était déjà exagéré ! Le patient était à bout de sa colère. Alors qu'il s'apprêtait à administrer une gifle à son médecin, il se rendit compte que son mal avait évolué au point où, en plus de sa colonne vertébrale déjà en fer, son cou aussi s'était déjà figé et que les clavicules aussi se transformaient petitement en fer. N'ayant plus la possibilité de se mouvoir, il se laissa convaincre. Pour la première fois, l'exigent patient accepta les ordres de son médecin. On l'aida à ranger ses affaires et fit appel aux gardes qui le soulevèrent et le placèrent sur la civière déjà apprêtée.
- Pensez-vous que je vais guérir, formula-t-il enfin au médecin dans un ton de supplication qu'on avait jamais entendu chez lui.
- Si vous diminuez votre arrogance, oui !
*
Quel spectacle que le cortège excellentiel ! Les fous du Chef-des-patients, comme ils se nommaient eux-mêmes, avaient décidé rendre à l'homme de fer les hommages exceptionnels. Pendant que l'infortuné gisait sur sa civière (une sorte de catafalque soutenue par des gros bras), les griots de la horde se placèrent en tête pour donner de leurs voix. On chantait le tout-puissant-chef-suprême-qui-impulse-le-développement-dans-tous-les-secteurs-et-qui-cloue-le-bec-à-tout-esprit-contraditoire-par-ses-milliards-de-francs-cfa. Et on dansait, on louait la bravoure de l'homme-qu'on-avait-vu-chasser-de-sa-Nation-mais-qui-revient-pour-en-être-le-Président.
Cependant, pendant que les uns chantaient, pendant que les autres dansaient, ceux qui portaient le catafalque pleuraient, bien qu'adulateurs jurés du chef. En effet, en cours de chemin, le poids leur devenait de plus en plus insupportable. On eut dit que chaque fois que l'on vante le chef, il prenait encore de poids sur sa masse énorme qu'il était, malgré sa maigreur. On dut tout laisser pour le porter. Adieu chants et danses. Eux seuls supportaient le poids alors que le supposé malade se prélassait dans son palanquin. Là, il prenait encore du poids à chaque seconde, et au fur et à mesure augmentaient son zèle, son arrogance, sa tyrannie. Ils auraient pu le lâcher à un moment donné et se fier à un autre saint, mais c'était déjà trop tard. Le malade menaçait, vociférait. Pour ceux qui l'ont connu avant cette maladie qui le mue en fer, ses menaces ne sont jamais vaines.
Arrivé chez le devin, on vit qu'il s'était déjà complètement transformé en fer. De ses cheveux d'occiput à ses ongles d'orteil, tout n'était que fer. Sa mâchoire excellentielle qui ne savait que murmurer des ordres ne pouvait plus mouvoir sans blesser ; ses bras ne pouvaient point se lever sans occasionner une effusion de sang, non pas son propre sang mais celui de ses adulateurs. Panique générale. C'est maintenant qu'ils le comprennent et regrettent, à leur corps défendant. Pour le devin, ce ne fut pas chose compliquée ; il leur ordonna juste de le laisser dans une vieille case, une porcherie, et s'en aller. Un Président dans une porcherie ?
*
Des mois sont passés et le patient git dans la porcherie où l'a logé le devin. Une porcherie : c'est sa prison ; un repas misérable : c'est sa pénitence. Et il ne se révoltait plus. Et ce lui fut salutaire, ce lui fut une occasion de vivre ce qu'il a toujours fait vivre aux autres, une occasion de vivre ce que vit le bas peuple, lui qui emprisonnait les autres à moindre geste.
Et, bien qu'on ne le soigne, il guérit. Il guérit loin des louanges qui le font lourd, qui le font cruel, qui le font inhumain. De la chair ferme, de la tolérance, de la démocratie : de la paix.