Lettre sur l'art du paysage
Élevé dans les bois, les défauts de l'art et la sécheresse des paysages m'ont frappé presque dès mon enfance, sans que je pusse dire ce qui constituait ces défauts. Lorsque je dessinais moi-même, je sentais que je faisais mal en copiant des modèles ; j'étais plus content de moi lorsque je suivais mes propres idées. Insensiblement cela m'engagea à rechercher les causes de cette bizarrerie ; car enfin,
ce que je retraçais d'après les règles valait mieux que ce que je créais d'après ma tête. Voici ce que l'examen m'apprit, et la solution la plus satisfaisante que j'aie pu me donner de mon problème. En général, les paysagistes n'aiment point assez la nature et la connaissent peu. Je ne parle point ici des grands maîtres, dont au reste il y aurait encore beaucoup de choses à dire ; je ne parle que des maîtres ordinaires et des amateurs comme nous. On nous apprend à forcer ou à éclaircir les ombres, à rendre un trait net, pur, et le reste ; mais on ne nous apprend point à étudier les objets mêmes qui nous flattent si agréablement dans les tableaux de la nature ; on ne nous fait point remarquer que ce qui nous charme dans ces tableaux ce sont les harmonies et les oppositions des vieux bois et des bocages, des rochers arides et des prairies parées de toute la jeunesse des fleurs. Il semblerait que l'étude du paysage ne consiste que dans l'étude des coups de crayon ou de pinceau ; que tout l'art se réduit à assembler certains traits, de manière à ce qu'il en résulte des apparences d'arbres, de maisons, d'animaux et d'autres objets. Le paysagiste qui dessine ainsi ne ressemble pas mal à une femme qui fait de la dentelle qui passe de petits bâtons les uns sur les autres en causant et en regardant ailleurs ; il résulte de cet ouvrage des pleins et des vides qui forment un tissu plus ou moins varié appelez cela un métier, et non un art.
Il faut donc que les élèves s'occupent d'abord de l'étude même de la nature c'est au milieu des campagnes qu'ils doivent prendre leurs premières leçons. Qu'un jeune homme soit frappé de l'effet d'une cascade qui tombe de la cime d'un roc et dont l'eau bouillonne en s'enfuyant le mouvement, le bruit, les jets de lumière, les masses d'ombres, les plantes échevelées, la neige de l'écume qui se forme au bas de la chute, les frais gazons qui bordent le cours de l'eau, tout se gravera dans la mémoire de l'élève. Ces souvenirs le suivront dans son atelier ; il n'a pas encore touché le pinceau, et il brûle de reproduire ce qu'il a vu. Un croquis informe sort de dessous sa main il se dépite ; il recommence son ouvrage, et le déchire encore. Alors il s'aperçoit qu'il y a des principes qu'il ignore ; il est forcé de convenir qu'il lui faut un maître : mais un pareil élève ne demeurera pas longtemps aux principes et il avancera à pas de géant dans une carrière où l'inspiration aura été son premier guide.
Le peintre qui représente la nature humaine doit s'occuper de l'étude des passions : si l'on ne connaît
le cœur de l'homme, on connaîtra mal son visage. Le paysage a sa partie morale et intellectuelle comme le portrait ; il faut qu'il parle aussi, et qu'à travers l'exécution matérielle on éprouve ou les rêveries ou les sentiments que font naître les différents sites. Il n'est pas indiffèrent de peindre dans
un paysage, par exemple, des chênes ou des saules : les chênes à la longue vie, durando saecula vincit, aux écorces rudes, aux bras vigoureux, à la tête altière, immota manet, inspirent sous leurs ombres des sentiments d'une tout autre espèce que ces saules au feuillage léger, qui vivent peu et qui ont la fraîcheur des ondes où ils puisent leur sève : umbrae irrigui fontis amica salix.
Quelquefois le paysagiste, comme le poète, faute d'avoir étudié la nature, viole le caractère des sites. Il place des pins au bord d'un ruisseau, et des peupliers sur la montagne ; il répand la corbeille de la Flore de nos jardins dans les prairies ; l'églantier d'une haie sauvage porte la rose de nos parterres ; couronne trop pesante pour lui.
Gardons-nous de croire que notre Imagination est plus féconde et plus riche que la nature. Ce que nous appelons grand dans notre tête est presque toujours du désordre. Ainsi dans l'art qui fait le sujet de cette lettre, pour nous représenter le grand, nous nous figurons des montagnes entassées jusqu'aux cieux, des torrents, des précipices, la mer agitée, des flots si vastes que nous ne les voyons que dans le vague de nos pensées, des vents, des tonnerres ; que sais-je ? un million de choses incohérentes et presque ridicules, si nous voulions être de bonne foi, et nous rendre un compte net et clair de nos idées.
ce que je retraçais d'après les règles valait mieux que ce que je créais d'après ma tête. Voici ce que l'examen m'apprit, et la solution la plus satisfaisante que j'aie pu me donner de mon problème. En général, les paysagistes n'aiment point assez la nature et la connaissent peu. Je ne parle point ici des grands maîtres, dont au reste il y aurait encore beaucoup de choses à dire ; je ne parle que des maîtres ordinaires et des amateurs comme nous. On nous apprend à forcer ou à éclaircir les ombres, à rendre un trait net, pur, et le reste ; mais on ne nous apprend point à étudier les objets mêmes qui nous flattent si agréablement dans les tableaux de la nature ; on ne nous fait point remarquer que ce qui nous charme dans ces tableaux ce sont les harmonies et les oppositions des vieux bois et des bocages, des rochers arides et des prairies parées de toute la jeunesse des fleurs. Il semblerait que l'étude du paysage ne consiste que dans l'étude des coups de crayon ou de pinceau ; que tout l'art se réduit à assembler certains traits, de manière à ce qu'il en résulte des apparences d'arbres, de maisons, d'animaux et d'autres objets. Le paysagiste qui dessine ainsi ne ressemble pas mal à une femme qui fait de la dentelle qui passe de petits bâtons les uns sur les autres en causant et en regardant ailleurs ; il résulte de cet ouvrage des pleins et des vides qui forment un tissu plus ou moins varié appelez cela un métier, et non un art.
Il faut donc que les élèves s'occupent d'abord de l'étude même de la nature c'est au milieu des campagnes qu'ils doivent prendre leurs premières leçons. Qu'un jeune homme soit frappé de l'effet d'une cascade qui tombe de la cime d'un roc et dont l'eau bouillonne en s'enfuyant le mouvement, le bruit, les jets de lumière, les masses d'ombres, les plantes échevelées, la neige de l'écume qui se forme au bas de la chute, les frais gazons qui bordent le cours de l'eau, tout se gravera dans la mémoire de l'élève. Ces souvenirs le suivront dans son atelier ; il n'a pas encore touché le pinceau, et il brûle de reproduire ce qu'il a vu. Un croquis informe sort de dessous sa main il se dépite ; il recommence son ouvrage, et le déchire encore. Alors il s'aperçoit qu'il y a des principes qu'il ignore ; il est forcé de convenir qu'il lui faut un maître : mais un pareil élève ne demeurera pas longtemps aux principes et il avancera à pas de géant dans une carrière où l'inspiration aura été son premier guide.
Le peintre qui représente la nature humaine doit s'occuper de l'étude des passions : si l'on ne connaît
le cœur de l'homme, on connaîtra mal son visage. Le paysage a sa partie morale et intellectuelle comme le portrait ; il faut qu'il parle aussi, et qu'à travers l'exécution matérielle on éprouve ou les rêveries ou les sentiments que font naître les différents sites. Il n'est pas indiffèrent de peindre dans
un paysage, par exemple, des chênes ou des saules : les chênes à la longue vie, durando saecula vincit, aux écorces rudes, aux bras vigoureux, à la tête altière, immota manet, inspirent sous leurs ombres des sentiments d'une tout autre espèce que ces saules au feuillage léger, qui vivent peu et qui ont la fraîcheur des ondes où ils puisent leur sève : umbrae irrigui fontis amica salix.
Quelquefois le paysagiste, comme le poète, faute d'avoir étudié la nature, viole le caractère des sites. Il place des pins au bord d'un ruisseau, et des peupliers sur la montagne ; il répand la corbeille de la Flore de nos jardins dans les prairies ; l'églantier d'une haie sauvage porte la rose de nos parterres ; couronne trop pesante pour lui.
Gardons-nous de croire que notre Imagination est plus féconde et plus riche que la nature. Ce que nous appelons grand dans notre tête est presque toujours du désordre. Ainsi dans l'art qui fait le sujet de cette lettre, pour nous représenter le grand, nous nous figurons des montagnes entassées jusqu'aux cieux, des torrents, des précipices, la mer agitée, des flots si vastes que nous ne les voyons que dans le vague de nos pensées, des vents, des tonnerres ; que sais-je ? un million de choses incohérentes et presque ridicules, si nous voulions être de bonne foi, et nous rendre un compte net et clair de nos idées.