Les seules écritures d’une fille de romancier

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Les Terriens, parait-il, regorgent d'ambition, d'audace, et de courroux. Ils ont, parait-il, le cœur à languir, à maudire, à s'énamourer, et, à en croire ma mère, la chance d'être né ; car les Terriens, voyez-vous, naissent rois.
Il ne demeure de mon enfance que des souvenirs nébuleux, que les ombres d'un été, ou de plusieurs étés peut-être. Se dressait à quelques mètres épineux de la route, à quelques kilomètres oubliés d'aujourd'hui, une humble demeure familiale, un empilement de pierres grossièrement taillées, voilé de tuiles rouges. Je la perçois toujours s'estompant, en camaïeu, dans le noir sous ma paupière, piégée parmi les ronces tel un château déserté de monarque, que condamnent les mœurs de notre ère à une vie de poussière et de rouille. Elle n'avait point de semblables, point de voisins. Elle se tenait seule et silencieuse au bord de la mer, plantée dans une vaste étendue de terre en friche comme un coquelicot, qui, au hasard des jours, naquit parmi les herbes folles. Elle avait pour unique compagnon un palmier qui, à la brise de la méditerranée, abandonnait de plein gré son feuillage. Il berça de son ombre houleuse, mes sommeils les plus sereins, quand, dans la chaleur des après-midis, je somnolais, recroquevillée à son pied comme dort l'enfant de Noël, serein dans sa mangeoire. Un peu plus loin, un vieil escalier en pierre, robuste, quoique tortueux, jaillissait de parmi les mauvaises herbes -ou se noyait-il dedans ? Sous ses marches, seule parmi les hautes herbes, les pissenlits et les toiles d'araignée, je rencontrai un jour, ma première coccinelle.
Je ne connus jamais de mon enfance, Beyrouth sous soleil d'été. Mon père travaillait au journal. Il ne serait que juste de dire qu'il avait une assez belle plume et qu'il s'y connaissait bien en politique et en affaires. Mais quand les premières lueurs d'été pointaient, le journaliste, las du quotidien et des mondanités, se voulait romancier. Alors, dès que les festivités scolaires prenaient fin, nous prenions la route du nord, mon père, ma mère et moi pour retrouver, au bout de l'étroit chemin caillouteux, notre réclusoir d'été. Mon père passait ses journées à s'inventer des vies en papier, assis au balcon sur un tabouret de paille, ou de bambou, qu'il plaçait dans l'embrasure de l'arcade. Ma mère, quant à elle, était depuis son plus jeune âge éprise de la mer. Elle se construisait sur la plage, tout l'été, des châteaux de souvenirs, elle s'invitait des amies qui venaient le matin et s'en allaient tard dans la soirée, avec qui elle bronzait au soleil le jour, et se baignait dans les vagues aux reflets d'or, à l'heure où s'embrase la nue.
Nos vacances défilaient dans un silence de chartreuse ; chose fort inhabituelle pour des arabes. Et il fut dans le silence des vacances que j'appris à me connaître. L'école, je n'en garde point de souvenirs heureux. Il y était du monde, beaucoup de monde. Les enfants s'y bousculaient, se chamaillaient, ils riaient aux éclats, criaient à gorges déployées. Dans les salles de classe, dans les couloirs, dans les cours de récré, des chapelets de questions s'égrenaient. On s'attendait à des réponses, à des remarques, à une mascarade de sourires sournois et de moues méprisantes. A l'école, il fallait exister. Il fallait se fondre dans cette fresque de désordre, dans ce souk importun. Et puis venait l'été, dans sa béate quiétude. Tous les ans, ma mère s'attendait à ce que je riposte, à ce que je refuse de quitter mes amis pour m'isoler loin de tout. Certes, des amis, je n'en avais point, et je n'en voulais guère. Seule, dans l'ombre d'un palmier solitaire, sous les marches d'un vieil escalier, parmi les brins d'herbe et les brindilles de bois, dans la plénitude des journées de soleil et l'envergure des friches, moi, je retrouvais le bercail.
Etendue à plat ventre, dans mon berceau de terre aux draps que mouilla au matin la rosée, j'existe. Je la guète de si près, à en oublier le monde autour. Je ne perçois plus que ses fines pattes noires qui frétillent. Elle se frottent d'un geste sournois, les pattes du devant et s'agrippent au brin, tel un homme à la vie. Elle se perd dans tous les sens, s'affole comme qui cherche dans le tumulte de passants qui se déhanchent et se coudoient, un enfant égaré. Et puis, d'un mouvement brusque, elle déploie de sous sa toiture de pourpre, ses ailes transparentes et s'en va poursuivre sa quête sur un brin voisin. Au loin, sur la plage, ma mère et ses amies causent paisiblement. J'aime le bruit quand il vient de loin, quand il s'étouffe dans la distance et se fond dans le silence. Il ne le brise point, il le renforce. La coccinelle poursuit son existence, de brin en brin. Elle sort de sous l'escalier, retrouve la lumière du jour. J'emboîte son pas, je la suis de feuille en feuille, de champ en champ, et, au sein de cette étrange promenade, ce jour-ci, je me décidai de ne plus jamais franchir le seuil de l'école. Je ne fus en tout cas, jamais, bonne élève, et l'éducation, je n'en voyais guère l'intérêt. J'étais née sans une trace d'ambition dans le cœur, et ce fut le meilleur des cadeaux de la Providence. Il est torture dans l'ambition, quand on ne détient ni beauté, ni génie. Je voulus passer le reste de mes jours, plongée dans les bras complaisants de l'ignorance, telle une coccinelle qui existe sans vouloir savoir pourquoi, à l'abri des hommes et de leur quête chaotique, pitoyable et pathétique. Certes, en septembre, il fallut retrouver le maudit terrier scolaire, et replonger dans les chimères des êtres en délire.
Ils sont tous en délire, les autres. Ils s'inventent des histoires, trop lâches pour admettre qu'ils n'en ont point. Les Terriens, voyez-vous, ne naissent pas rois, mais ils passent le plus clair de leur temps à s'en dissuader. Moi, je suis différente, je suis comme une fleur de jasmin, parmi quelques milliers de jasmins, qui ne cherche jamais, en vain, à se distinguer, qui existe sans histoire dans l'attente de l'hiver. Et les Terriens, eux, ils n'aiment pas les lucides, ceux qui n'ont pas peur de voir la vaine existence, sans fard, telle qu'elle est, sans chercher à l'embellir. Ils les accusent de démence, et les enferment à vie dans des cages, loin de leur royaume perdu en bord de mer.
Ma mère accoucha d'une extra-terrestre, qui depuis la fenêtre d'un asile, il y a de là, quarante ans déjà, regarde les pucerons exister sur un rosier. Et puis quand vient le soir, dans cette couche aux draps blancs, je compte, compte et recompte encore, au rythme de mon souffle indolent. Un moustique bourdonne à mon oreille, un loup hurle dans le lointain, le lit grince par moments ; des bruits isolés, solitaires, qui se perdent dans l'univers avant même qu'on ne les entende. Et ainsi va le monde, et ainsi va la vie.