Les Contes Tragiques de Marie

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre.
Il était plus de cinq heures du matin et je rentrais dans mon petit studio de l'avenue de Malakoff, dans le seizième arrondissement, les joues brûlées par le vent. Les mains gelées dans les poches de mon lourd manteau noir, je ne me suis jamais sentie aussi terre à terre. En fait, je m'épanouis dans les délices terrestres. L'odeur de cigarette s'accrochait à mes cheveux et à mes vêtements, me donnant l'impression d'être recouverte d'une couche persistante de fumée qui m'avait suivie jusque dans ma rue, mon pied me faisait mal parce que j'avais choisi de porter des talons, même si je savais pertinemment que les rues de Paris n'étaient pas particulièrement faites pour cela.
Oui, il n'y avait rien d'extraordinaire chez moi. Et pourtant, je m'épanouis.
Ma mère n'a jamais compris pourquoi la fille qu'elle a élevée au soleil, au miel et au verre - la fille qui a grandi dans le parfait paradis de béton qu'était le centre de Manhattan, où tous ses souhaits ont été exaucés sans grande considération -, trouverai jamais en elle la force d'aimer autre chose que la vie immaculée qu'elle a connue.
Pour être honnête, je ne le comprenais pas non plus.
Quoi qu'il en soit, mes pas étaient bruyants en revenant de chez lui, le claquement de mes talons étant accentué par une rue autrement silencieuse. Le vent a poussé des mèches de cheveux noirs loin de mon visage, et j'ai pu voir comment un lampadaire vacillait au loin. Encore et encore, me narguant avec son atmosphère sinistre; une atmosphère qui devrait être dangereuse, malgré l'absence traditionnelle de violence dans le quartier. Mais la marche jusqu'à chez moi n'était pas longue, et le stress émotionnel de le voir l'avait rendu aveugle à la menace matérielle.
Finalement, je me suis arrêté à la porte d'entrée de mon immeuble. Le verre et le métal me fixaient, sans vie et froid, tandis que je regardais mon visage dans le reflet: lèvres gercées, les yeux rouges, joues pleines de larmes, maintenant sèches. Sans raison valable, j'ai essayé d'étirer mes lèvres en un sourire, mon visage se tassant de manière peu naturelle, les muscles frémissant. Et tandis que j'enfonçais le code de la clé, scandant les mots dans ma tête à chaque chiffre: je m'épanouis.
Je m'épanouis.
Sans réfléchir, je suis passé devant mon appartement, vers celui de ma voisine.
J'étais encore engourdi alors qu'elle m'ouvrait la porte.
Agathe Blanche est la première personne que j'ai rencontrée en arrivant à Paris. Une femme de quatre-vingt-six ans, aux yeux bleus pâles et au corps mince, dont j'avais fait la connaissance un soir après être rentrée - bruyamment et sans ménagement - d'un club.
Ivre et présentant déjà un certain nombre de bleus dont je ne me souviendrais pas, j'avais grimpé en talons hauts les cinq séries d'escaliers menant à mon studio. Inutile de dire qu'avec ses cheveux clairsemés et son long nez, une vieille minuscule m'avait crié dessus pour avoir perturbé son sommeil avec mon comportement, avait frappé mes jambes avec une fine canne et avait exigé le respect avant de retourner à l'intérieur, me laissant pour rattraper ce qui s'était passé toute seule.
Mais d'une manière ou d'une autre, au cours des jours qui ont suivi cette soirée, nous avons développé une amitié improbable.
« Ferme la porte derrière toi, Marie », sa voix m'a atteint au moment où je suis entrée.
En déplaçant mes yeux vers elle, j'ai remarqué que Agathe était positivement avalée par la chaise, une jambe croisée sur l'autre alors qu'elle essayait - et échouait - de ne pas juger mon apparence alors que j'entrais dans son champ de vision. Je n'ai jamais baissé les yeux vers le sol ou fui son regard, mais j'ai préféré joindre mes mains derrière mon dos et attendre qu'elle soit satisfaite de son examen.
De même, elle n'a jamais pris la peine de prétendre qu'elle ne m'examine pas. Au contraire, Agathe avait un air fier et irrévérencieux qui n'avait d'égal que le mien.
« Dis-moi », m'a-t-elle ordonné.
C'est ce que je fais.
Encore une fois, je lui ai tout raconté sur ses promesses non tenues, sur sa nouvelle copine; et encore une fois Agathe se plaignait d'être ma seule amie, destinée à toujours entendre parler de lui.
« Tu n'es pas mon seul ami, tu sais? » Je lui demande, « J'ai d'autres amis. J'ai... »
« Ce garçon n'est pas ton ami, Marie », m'a-t-elle interrompue, « c'est un choix indigne que tu continues à faire malgré ton meilleur jugement. Une figurine qui vous permet d'éclipser la lumière de votre vie au nom du divertissement et de l'aventure. »
Et je n'avais rien à répondre à cela.
« Je suis juste en colère. » J'ai soupiré avant de laisser tomber ma tête sur mes mains, couvrant des yeux rouges et des traits affligés. « Et fatiguée. Je suis si fatiguée. »
« C'est ce que tu m'as dit. Un million de fois déjà, je crois. » Agathe a réfléchi pendant quelques secondes, avant de hausser les épaules. « C'est une conséquence étrange d'être bien aimé, j'imagine. Cela, en plus d'être aussi riche que vous l'êtes, vous assure de ne jamais avoir à vous soucier des conséquences. Ça t'a transformé en une créature ennuyeuse et apathique qui doit se forcer à se mettre dans de mauvaises situations pour ressentir quelque chose. Une honte. »
Le coin de mes lèvres s'est relevé malgré moi. « Tu es blessante quand tu le veux. »
Levant un sourcil, elle a demandé : « C'est pour ça que tu reviens? »
J'ai hoché la tête, les lèvres étirées en un large sourire. « Et pour te raconter tous mes contes tragiques. »
« Les contes ont généralement une fin morale », m'a-t-elle rappelé, « qui reste à voir ».
En passant mes doigts sur des joues pleines de larmes, je me suis demandé : « Tu la trouves beaucoup plus jolie que moi? ».
La réponse ne devait pas avoir beaucoup d'importance.
J'ai levé les yeux vers elle pour la voir faire un signe de tête en direction du tapis, m'incitant à prendre place aux pieds de son fauteuil, comme je le faisais à chaque fois que je venais chez elle; ce que je me suis empressée de faire, regardant le tulle noir s'amonceler autour de moi sur le parquet du salon lorsque je me suis assise, mes jambes croisées cachées sous des couches et des couches de tulle. Glamour et déchiré, j'ai essayé de redresser ses plis en faisant glisser mes mains doucement le long de la jupe, vers l'ourlet.
« Ça n'a pas d'importance qu'elle soit plus jolie que toi ou pas. Ce garçon collectionne les choses attirantes, et tu pourrais aussi bien être la plus attirante de toutes, ma chère, mais tu serais toujours une parmi tant d'autres et si tu lui fais savoir que tu n'es plus dans sa poche, il va te ramener dans sa collection; il va t'accorder juste assez de lumière pour que tu oublies à quel point c'est agréable de ne dépendre de personne pour s'éclairer »
« J'ai parfois l'impression que c'est le genre de relation pour lequel je suis douée. »
« Tu cherches des excuses." Elle a ri par-dessus mes épaules. "Tu lui as déjà pardonné, Marie. »
« Tu ne devrais pas avoir peur de viser le bonheur de temps en temps », a-t-elle dit, « tu t'es trop habituée à la tristesse, ma chère. Chaque fois que tu pleures, c'est la familiarité qui se répand dans tes larmes, pas le désespoir. »
Mon cœur battait la chamade.
« Donc je devrais rompre avec lui, oui? »
« Oui. »
Et je me suis remise à pleurer.
Après ce qui m'a semblé être une éternité, elle a admis, « les gens viennent à Paris pour voir la beauté, mais j'ai l'impression que vous l'évitez délibérément ». Une seconde, et puis sont venus les mots que j'avais attendu d'entendre de sa part toute la journée ; comme elle me les avait religieusement répétés chaque dimanche, « tu devrais sortir plus. Pendant la journée. »
« Tu devrais aussi sortir plus », lui ai-je fait remarquer, « tu n'es pas encore mort ».
Mais ni l'un ni l'autre n'a voulu suivre le conseil de l'autre, et la vérité non dite nous a fait taire pour le reste de la matinée.
Et pourtant, je m'épanouis.