Les chouettes

    Cinq jours. Cinq longs jours qu'il fait nuit. Il est sept heures du matin tout juste. Ou du soir, qui sait ? Plus rien n'a vraiment de sens... Sans soleil, seules les horloges nous indiquent l'heure. La lune continue de faire ses rondes mais son compagnon est absent. Le manque de lumière dérègle tout. On ne mange plus les mêmes choses. Les insectes, les animaux et les végétaux étant devenus rares, la viande est devenue produit de luxe. Seuls les animaux nocturnes tels que les chouettes et les chauve souris s'en sortent. Les moins solides d'entre nous ne tiennent pas. Certains, succombent d'un malaise, d'autres n'arrivent pas à dormir et finissent par mourir de fatigue...
Ce matin encore, il y aura deux ou trois morts à déplorer. Le soleil n'est pas revenu depuis l'équinoxe de printemps donc, tous les matins, nous l'attendons. Et tout les matins, il ne sort pas. La nuit. En permanence.
Il fait tellement noir que je trébuche sur Fae, mon chien en sortant rejoindre ma famille sur la terrasse. Ces cinq jours passés dans l'obscurité ont permis à nos yeux de distinguer plus de choses dans le noir. Seulement, ce matin c'est nuit d'encre. Enfin, matin d'encre. Notre seule compagnie ses derniers temps étaient les étoiles et elles se sont malheureusement volatilisées dans la nuit. Je vois une faible lumière derrière une épaisse couche de nuage. La lune, sans doute. Je m'assois et caresse Fae, pour m'excuser de cette bousculade involontaire tout en rallumant une bougie dont la flamme était mourante. Ma famille me salue. Malgré la faible lueur, je les distingue. Tout le monde a le visage creusé et les traits tirés. Tout le monde en a marre de cette nuit interminable. Tout le monde espère que tout ceci n'est pas vrai, un cauchemar dont ils se réveilleront bientôt. Je remarque une chouette qui nous observe. Elles ne sont pas rares ses derniers temps. Même majestueuses, elle me font peur avec leurs grands yeux et leurs cous qui tournent à deux cent soixante dix degrés. Tout à coup un craquement. Fae lève une oreille. Sûrement un animal qui aura survécu. Puis un deuxième craquement, plus gros. Le chien lève deux oreilles. Je me fige. Ses yeux se dirigent vers la forêt en face de notre terrasse. Il ne faut pas plus d'un troisième craquement pour qu'il se lève et court dans la forêt malgré nos protestations. Alors, je prends mon courage à deux mains et je descends la terrasse. Devant moi s'étend un incommensurable réseau d'arbres. La chouette à disparu. Tant mieux, elle me terrifiait. Je commence à m' enfoncer dans les bois. Un frisson me parcourt. Je ne vois, pour ainsi dire, rien. Étant privé de la vue, tous mes autres sens sont en alerte. Je me déplace à taton. Ouille, un arbre ! La lune se décide enfin à sortir le bout de son nez. Ouf, je vois un peu mieux. Tout à coup, un groupe d'une vingtaine de chouettes me passe en plein visage, ce qui me fait trébucher sur une racine et tomber. Je me prépare déjà à un violent choc à la tête mais ce sur quoi je tombe me fait autrement plus mal. C'est assez chaud. C'est doux. Ça a des poils. Ça m'est familier. Mais ça ne respire pas. Ou plus. Alors, je comprends. Cette chose, j'ai déjà failli lui tomber dessus. C'est Fae. C'était mon chien. Une larme coule sur mon visage. Elle glisse sur mon nez, puis sur ma joue et finit dans ma bouche. Elle a un goût amer. Je me demande pourquoi d'ailleurs. Je continue de pleurer. Pauvre chien. Que s'est il passé ? C'est alors qu'un hululement sort de l'obscurité. Une chouette. Blanche. Magnifique. Elle aurait presque l'air d'un ange si elle n'était pas tachetée de sang. Son bec est particulièrement rouge. Je regarde la blessure de mon chien ; c'est elle qui l'a éventré ! Je crie, je jure, je la fustige, lui balance des cailloux. Elle, ne bouge pas d'une plume et me regarde faire mon petit manège, m'exciter autour d'elle.
Tsss... saleté de bestiole. Fière de son coup. J'enfouis ma tête dans mes mains, vexé de me faire avoir par une chouette et frustré de ne pouvoir la punir. Quand je les retire de mon visage, je me rends compte qu'elles ne sont pas mouillées de larmes, mais de sang. A cause du groupe de chouettes qui m'est passé dessus sans doute. D'où le goût des larmes. Je replace mon attention sur cette chouette. Ce démon. La rage monte. Le ciel est rouge. Comme mes mains. Tout tourne. Les yeux de la chouette. Le ciel. Mes mains. Fae. La forêt. Je ne me sens plus. L'apesanteur disparaît. Je tombe. 
 
     Je me réveille en sursaut. Ouf ! Je sens un chatouillement. C'est Fae qui me lèche la main. Je suis tellement heureux que je le serre très fort contre moi. Il est là, vivant. Il est bientôt sept heures m'indique une horloge. Du matin sans doute. Pas de soleil. Pourtant, un matin d'été, il est sensé déjà être levé. Un instant, je n'arrive pas bien à distinguer le rêve de la réalité. Finalement, je me rappelle. Mon rêve était vrai. Jusqu'au craquement dans la forêt, il était vrai. Cela fait maintenant quatorze jours que le soleil a disparu. Déçu de cette triste nouvelle, je me recroqueville sur mon chien, au sol. Un carrelage. Mais ?! Le sol de ma chambre n'est pas en carrelage... Je regarde le chien comme pour lui poser une question. Et, je m'aperçois que son poil, d'ordinaire gris est maintenant légèrement tacheté de rouge. Oh, non ! Mon rêve serait-il vrai ? Mais Fae à l'air d'aller très bien. Ce sont mes mains qui sont couvertes de sang ! Comment est-ce possible ?! À côté de ma jambe, je découvre un couteau. Mon souffle se coupe. Se pourrait-il que...? Oh non !  Je lève lentement la tête, pour découvrir...
Ma famille. Assassinée. Par moi ? Dans mon sommeil... Le coucou de la cuisine sonne. Sept fois. Je suis donc maintenant... un monstre. Un assassin. La nuit, ça vous rend fou. Ça vous pousse à bout. Avant que le coucou ne se retire, je remarque avec stupeur qu'à la place de l'oiseau ordinaire siége à présent une chouette blanche tachetée de sang.
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