Les châtiments de Maman

« Moi je suis différente, je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre ». D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette urgence de plaire. Une urgence de plaire, créée par une société normée de diktats physiques. Une société qui influence notre entourage, et qui nous influence à notre tour. Voyez-vous, cette jeune fille svelte et rieuse en pleine course. Vous savez, cette jolie jeune fille, qui fanfaronne en classe, et qui a de grands yeux brillants plein de rêves et d'ambition. Eh bien, cette merveille de la nature, ce n'est absolument pas moi. Moi, je suis plutôt la fille qui balbutiait son poids à chaque fois qu'on le lui demandait, qui était la porteuse et non la portée, et celle qui se retrouvait toujours au dernier terrain en cours de Badminton. Les remarques sur la lourdeur de mes pas, la rondeur de mon visage, ou la consistance charnue de mes jambes, rythmaient mes journées et mes essayages. Le shopping était devenu synonyme de tribunal : regards jugeurs, soupirs, comparaisons permanentes était la recette préférée de Maman.
Pourtant, au grand désespoir de Maman, la nourriture ne me paraissait que plus attrayante : elle était devenue ma Gaia. Déesse de la Terre, de la création. Comme de la destruction. La nourriture était omniprésente. Je la trouvai où que j'aille. Dans les rues, à l'école, dans les tiroirs de ma maison. A 8h, à midi, à 16h, comme à 1h, elle frétillait mes narines par sa douce odeur. Ses bras larges et grands m'enveloppaient tendrement, avec cette douceur qu'elle m'accordait à chaque bouchée. La nourriture ne me jugeait pas. La nourriture, je la cachais, je la dissimulais, et je ne voulais partager ce plaisir avec personne d'autre. Quand j'étais seule, je pouvais lui montrer les différentes expressions de mon visage, être hilare ou en pleurs. Maman remarquait mes emballages en aluminium cachés sous mon lit et mes armoires. Alors Maman a verrouillé la cuisine.
Malheureusement, la nourriture n'était pas une activité ou je pouvais me reclure totalement. Je me suis également mise à lire : quelle merveilleuse découverte. Je me sentais comme Christophe Colomb, grand conquérant, découvrant sans le savoir les Amériques. J'ai débuté mes lectures par du Roald Dahl, ou j'ai pu rencontrer Mathilda. Mathilda était une jeune fille qui tout comme moi, se sentait comme le vilain petit canard de la patrie. Elle se réfugiait dans les milles et un monde que nous offraient les livres. Les livres étaient beaux, les livres étaient doux, mais les livres sont comme des rêves : dès lors qu'on relève nos yeux de la page jaunie et manuscrite, qu'on s'arrache au charme de cette odeur familière, et qu'on se délace des personnages rencontrés... On retrouve le froid de la réalité. Maman avait remarqué mon obsession pour la lecture. Alors Maman a commencé par me confisquer mes livres. Et puis un jour, elle les a déchirés.
Lire des fictions était une activité plaisante, mais j'avais besoin d'y prendre part. J'avais besoin que plus personne ne puisse détruire ce Monde. Entrer dans ces mondes imaginaires mais si agréables était devenu plus qu'un plaisir, mais une nécessité. Vitale. J'ai donc ouvert un blog, ou je pouvais écrire et donc me jeter dans un univers invincible ou je ferai entièrement parti. C'est de là qu'est née le personnage de Maya. Maya était une brune, sportive, au teint olive. Jolie, mystérieuse, mais appréciée, elle était le fantasme de mon propre moi. Maya traversait tous ces mondes que j'avais parcouru, par la seule puissance de mes yeux et de mon imagination. J'ai été jeune sorcière aux côtés d'Harry Potter, j'ai échappé aux sorcières de la rue Brocard, j'ai gouté aux arômes forts du palais de chocolat qu'avait construit Willie Wonka au prince d'Inde. J'ai tenu compagnie à James et les insectes dans l'énorme pêche, j'ai pleuré aux côtés de Mathilde Loisel lorsqu'elle a découvert que cette malheureuse parure ne coutait qu'une poignée de Francs. J'ai été exaspéré par Madame Bovary. J'ai aussi voyagé : à travers le monde, en visitant les recoins de Londres, guidée par Oliver Twist. Mais aussi à travers le temps, les colombes du Roi Soleil m'ont fait rêver, leurs robes chatoyantes, leurs parures aux prix exorbitants. Maman n'aimait pas ma nouvelle addiction pour cet ordinateur. Alors, à une dispute, elle me l'a confisqué.
Un jour, j'ai décidé de relever le défi du jeune de 7 jours. La règle était simple : de l'eau, de l'eau et de l'eau. Une semaine durant. Je me suis lancée. Je dégonflais, de jour en jour, à vue d'œil. En une semaine, j'avais perdu 4 kilos. On me complimentait. On me félicitait. On me demandait la recette magique. Je flottais dans mes anciens jeans, et mes anciens pantalons. Après ce jeune, j'étais décidé à ne pas laisser glisser de mes mains cette merveilleuse découverte. Mon repas était composé d'une compote par jour : si j'en mangeais plus d'une, cela me faisait donc 140 calories la journée... C'était beaucoup trop. Je ne savais pas de combien de calories une jeune fille de 16 ans avait besoin pour se nourrir, mes trois chiffres, c'était déjà... Grand. Je faisais du vélo d'appartement à chacune de mes activités : télévision, lecture, téléphone. En un mois, j'avais perdu 14 kilos. Maman était heureuse. Maman me trouvait belle. J'avais réussi. Mais je n'arrivais pas à m'arrêter. Je me pesais chaque jour. A chaque repas : avant, après. Le moindre gramme me mettait dans un état d'allégresse ou de tristesse totale. L'observation de mon ventre était devenue obsessionnel : plus il était vide de graisse, plus mon cœur s'emplissait de joie. Maman qui me félicitait au début, m'a alors pris ma balance.
Je devenais irritable. Je ne comprenais plus rien, je maîtrisais enfin la situation. La balance. Ma balance. Elle n'était plus là, pour me dire si oui ou non, j'avais réussi cette journée. Ou si j'allais passer une belle journée. J'ai pleuré, des jours durant. De rage, de frustration, je tapais sur les murs. Je demandais à mes amies si je pouvais passer chez elle, trouvant un prétexte pour tester leur balance. Je cherchai une balance dans les magasins, les centres, chez le médecin. Ma tête tournait fort le matin. J'avais des vertiges, et je titubais si je me levais trop vite. Je m'affamais, et dès lors que mon poids stagnait, j'avais le D-day. Le D-day, c'était mon jour bonus : le programme était simple. Mange. Mange, sans jamais t'arrêter. Le soir, la culpabilité emplissait mon corps, alourdissant chacun de mes membres. Mon cœur était beaucoup trop lourd. Je devais être belle. Je ne pouvais pas abandonner. Le jeu en valait la chandelle : j'allais devenir Maya. Et puis, j'ai fait une nouvelle découverte. Je me suis accroupie. J'ai enfoncé mes deux doigts, raclant le fond de ma gorge. Un soubresaut, deux, trois. La bile remontait, acide et chaude. Le miroir reflétait mes yeux injectés de sangs, de larmes et les quelques vaisseaux sanguins qui s'étaient rompus. Je tirais la chasse d'eau, et je me nettoyais au savon ensuite. Je me brossais les dents deux fois d'affilées. Et je concluais cet acte par un sourire. Mon estomac était vide. Retour à la case 0. Maman ne m'entendait pas vomir. Maman disait que j'étais laide, avec ces cernes et ce corps maigre.
Un jour, je me lève. Une poignée de cheveux noirs sur mon oreiller me chatouille. Je pleure de désespoir, de tristesse et de rage. Un sentiment d'injustice me brûle la gorge. J'ai pourtant tout fait pour être belle. J'ai tout donné. J'ai souffert, j'ai patienté, j'ai réussi. Mais mon corps ne suit plus. J'abandonne tout. Les d-day se transforment en journées habituelles. Je ne mange plus : j'engloutis. Je ne ressens même plus un plaisir particulier, mais je ne peux plus m'arrêter. C'est compulsif. Aujourd'hui, j'ai pris 25 kilos, et j'ai 5 ans de plus. Je suis malade, boulimique. Je me guéri, encore aujourd'hui. Maman est toxique.
Aynis.N