1.
Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature
d'ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d'un
cerveau, brillant d'une lueur émanée d'eux-mêmes. Ils
meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l'oeil
a de la peine à suivre l'effacement rapide, sur du papier
brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un
instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la
jeunesse, à mon horizon charmé; mais, je vous ai laissés
retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous
n'en sortirez plus. Il me suffit que j'aie gardé votre
souvenir; vous devez céder la place à d'autres substances,
peut-être moins belles, qu'enfantera le débordement orageux
d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de
la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même,
s'il ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes:
créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux
que les insectes qui fourmillent dans une goutte d'eau, il
les entrelacera dans une ellipse qu'il fera tourbillonner
autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre
l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra, dans
le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l'enfer
par une guirlande de camélias vivants! Mais... silence!
l'image flottante du cinquième idéal se dessine lentement,
comme les replis indécis d'une aurore boréale, sur le plan
vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une
consistance déterminée... Mario et moi nous longions la
grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de
l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la
plage. La bise, qui nous frappait en plein visage,
s'engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en
arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par
ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de
nous avertir de la proximité possible de la tempête, et
s'écriait: Où s'en vont-ils, de ce galop insensé? » Nous ne
disions rien; plongés dans la rêverie, nous nous laissions
emporter sur les ailes de cette course furieuse; le pêcheur,
nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et croyant
apercevoir, fuyant devant lui, les deux frères mystérieux,
comme on les avait ainsi appelés, parce qu'ils étaient
toujours ensemble, s'empressait de faire le signe de la
croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous quelque
roche profonde. Les habitants de la côte avaient entendu
raconter des choses étranges sur ces deux personnages, qui
apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux
grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse
menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays
ennemis, ou que le choléra s'apprêtait à lancer, avec sa
fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les
plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil, d'un air
grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait
remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les
ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils,
étaient le génie de la terre et le génie de la mer, qui
promenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les
grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une
amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté
l'étonnement du câble indéfini des générations. On disait
que, volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils
aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les
couches d'atmosphères qui avoisinent le soleil; qu'ils se
nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de
la lumière; mais, qu'ils ne se décidaient qu'avec peine à
rabattre l'inclinaison de leur vol vertical, vers l'orbite
épouvanté où tourne le globe humain en délire, habité par
des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les
champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas
perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le
poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent
d'êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés
plus bas dans l'échelle des existences. Ou bien, quand ils
prenaient la ferme résolution, afin d'exciter les hommes au
repentir par les strophes de leurs prophéties, de nager, en
se dirigeant à grandes brassées, vers les régions sidérales
où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses
d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se
dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface
hideuse et paraissait petite comme une boule, étant presque
invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas de
trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur
bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au
fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui
bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au
fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue
désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l'abîme,
qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison
des bâtards de l'humanité. La nuit venue, avec son obscurité
propice, ils s'élançaient des cratères, à la crête de
porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin
derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène
l'anus constipé des kakatoès humains, jusqu'à ce qu'ils ne
pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète
immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au
milieu des étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous
l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de la
terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait
auprès de lui n'ignoraient pas les bruits vagues et
superstitieux que racontaient, dans les veillées, les
pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l'âtre, portes
et fenêtres fermées; pendant que le vent de la nuit, qui
désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de
la cabanne de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces
frêles murailles, entourées à la base de fragments de
coquillage, apportés par les replis mourants des vagues. Nous
ne parlions pas. Que se disent deux coeurs qui s'aiment?
Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer
davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer
que mon cheval s'éloigne trop du sien: chacun prend autant
d'intérêt à la vie de l'autre qu'a sa propre vie; nous ne
rions pas. Il s'efforce de me sourire; mais, j'aperçois que
son visage porte le poids des terribles impressions qu'y a
gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui
déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de
l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles,
il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave
de la rage, et regarde l'horizon, qui s'enfuit à notre
approche. A mon tour, je m'efforce de lui rappeler sa
jeunesse dorée, qui ne demande qu'à s'avancer dans les palais
des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes
paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que
les années de mon propre printemps ont passé, tristes et
glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les
tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille
la pâle prêtresse d'amour, payée avec les miroitements de
l'or, les voluptés amères du désenchantement, les rides
pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la
solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes
manoeuvres inutiles, je ne m'étonne pas de ne pas pouvoir le
rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaît revêtu de ses
instruments de torture, dans toute l'auréole resplendissante
de son horreur; je détourne les yeux et regarde l'horizon qui
s'enfuit à notre approche... Nos chevaux galopaient le long
du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Mario est
plus jeune que moi; l'humidité du temps et l'écume salée qui
rejaillit jusqu'à nous amènent le contact du froid sur ses
lèvres. Je lui dis: Prends garde!... prends garde!... ferme
tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les
griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de
blessures cuisantes? » Il fixe mon front, et me répliqua,
avec les mouvements de sa langue: Oui, je les vois, ces
griffes vertes; mais, je ne dérangerai pas la situation
naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je
mens. Puisqu'il paraît que c'est la volonté de la Providence,
je veux m'y conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.
» Et moi, je m'écriai: J'admire cette vengeance noble. » Je
voulus m'arracher les cheveux; mais, il me le défendit avec
un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait
tard, et l'aigle regagnait son nid, creusé dans les
anfractuosités de la roche. Il me dit: Je vais te prêter
mon manteau, pour te garantir du froid; je n'en ai pas
besoin. » Je lui répliquai : Malheur à toi, si tu fais ce
que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre à ma place, et
surtout toi. » Il ne répondit pas, parce que j'avais raison;
mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de l'accent trop
impétueux de mes paroles... Nos chevaux galopaient le long du
rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Je relevai la
tête, comme la proue d'un vaisseau soulevée par une vague
énorme, et je lui dis: Est-ce que tu pleures? Je te le
demande, roi des neiges et des brouillards. Je ne vois pas
des larmes sur ton visage, beau comme la fleur du cactus, et
tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent; mais, je
distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où
bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la
grande espèce. Un vent violent s'abat sur le feu qui
réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures
jusqu'en dehors de ton orbite sacré. J'ai approché mes
cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi,
parce qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton
visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres
sur le creux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi,
sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main, et
me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il
baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et
le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question
audacieuse, et voici comme il le fit: Ne fais pas attention
à moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long
des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet,
s'élancent dans l'atmosphère, en formant des nuages; de même,
tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement
accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton
imagination, le corps trompeur d'un mirage désolé. Je
t'assure qu'il n'y a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y
ressente la même impression que si mon crâne était plongé
dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les
chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je
n'entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi,
ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de
nos têtes. Il est impossible qu'un scorpion ait fixé sa
résidence et ses pinces aiguës au fond de mon orbite haché;
je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui
broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis, avec
toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes
veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la
dernière nuit. Je t'ai attendu longtemps, fils aimé de
l'océan; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec
Celui qui s'était introduit dans le vestibule de ma maison...
Oui, je sens que mon âme est cadenacée dans le verroux
de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin
des rivages que frappe la mer humaine, et n'être plus témoin
du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant
sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de
l'abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me
plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai
défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le
Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la
crevasse béante. C'est le châtiment que je lui inflige. Nos
coursiers ralentissent la vitesse de leurs pieds d'airain;
leurs corps tremble, comme le chasseur surpris par un
troupeau de peccaris. Il ne faut pas qu'ils se mettent à
écouter ce que nous disons. A force d'attention, leur
intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous
comprendre. Malheur à eux; car, ils souffriraient davantage!
En effet, ne pense qu'aux marcassins de l'humanité: le degré
d'intelligence qui les sépare des autres êtres de la création
ne semble-t-il pas ne leur être accordé qu'au prix
irremédiable de souffrances incalculables? Imite mon exemple,
et que ton éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton
coursier... » Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme
s'ils fuyaient l'oeil humain.
2.
Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se
rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent
à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle brandit
un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa
course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s'en
aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa
nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne
ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de
rire comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de
phrases dans lesquels, en les recousant, très-peu
trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en
plus d'un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de
ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi,
comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse,
ses illusions et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers
les brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon
des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa
beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine
respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur
cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La folle
ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se
plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui
s'intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne
jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à
coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle a laissé
tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le
ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le
manuscrit, qui contenait ce qui suit:
Après bien des années stériles,
la Providence m'envoya une fille. Pendant trois
jours, je m'agenouillai dans les églises, et ne cessai
de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin
exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait
celle qui était plus que ma vie, et que je voyais
grandir rapidement, douée de toutes les qualités de
l'âme et du corps. Elle me disait: Je voudrais avoir
une petite soeur pour m'amuser avec elle; recom-
mande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le
récompenser, j'entrelacerai, pour lui, une guirlande
de violettes, de menthes et de géraniums. » Pour
toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embras-
sais avec amour. Elle savait déjà s'intéresser aux
animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se
contente de raser de l'aile les chaumières humaines,
sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt
sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le
silence sur cette grace question, dont je ne voulais
pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de
ne pas frapper, par une sensation excessive, son
imagination enfantine; et, je m'empressais de
détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter
pour tout être appartenant à la race qui a étendu une
domination injuste sur les autres animaux de la
création. Quand elle me parlait des tombes du
cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette
atmosphère les agréables parfums des cyprès et des
immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je
lui disais que c'était la ville des oiseaux, que, là, ils
chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du
soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils
couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le
marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient,
c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles,
aux mille arabesques, que je réservais pour le diman-
che. L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la
grande cheminée; car elle se croyait une personne
sérieuse, et, pendant l'été, la prairie reconnaissait la
suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait,
avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après
les colibris, pleins d'indépendance, et les papillons,
aux zigzags agaçants. Que fais-tu, petite vaga-
bonde, quand la soupe t'attend depuis une heure,
avec la cuillère qui s'impatiente? » Mais, elle s'écriait,
en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus.
Le lendemain, elle s'échappait de nouveau, à travers
les marguerites et les résédas; parmi les rayons du
soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères;
ne connaissant que la coupe prismatique de la vie,
pas encore le fiel; heureuse d'être plus grande que
la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne
chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement
la langue au vilain corbeau, qui la regardait
paternellement; et gracieuse comme un jeune chat.
Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence;
le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière
inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la
vie, abandonnant pour toujours la compagnie des
tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les babillements
de la tulipe et de l'anémone, les conseils des
herbes du marécage, l'esprit incisif des grenouilles,
et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui
s'était passé; car, moi, je ne fus pas présente à
l'événement qui eut pour conséquence la mort de
ma fille. Si je l'avais été, j'aurais défendu cet ange
au prix de mon sang... Maldoror passait avec son
bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre
d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On
ne peut dire qui s'éleva le plus tôt dans son esprit,
ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut
la suite. Il se déshabille rapidement, comme un
homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une
pierre, il s'est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui
a levé la robe pour commettre un attentat à la
pudeur... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas,
allez!... N'insistons pas sur cette action impure.
L'esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation,
jette un regard de prudence sur la route poudreuse,
où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue
d'étrangler avec le mouvement de ses mâchoires,
la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la
montagne la place où respire et hurle la victime
souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être
témoin de la rentrée des dents pointues dans les
veines roses. L'accomplissement de cet ordre put
paraître sévère au bouledogue. Il crut qu'on lui
demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta,
ce loup, au muffle monstrueux, de violer à son tour
la virginité de cette enfant délicate. De son ventre
déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses
jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se
joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui
présente la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il
l'épargne; elle n'avait pas osé le présenter aux
yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la
pensée de profiter de la faiblesse de son âge. Mais
le chien n'ignorait pas que, s'il désobéissait à son
maître, un couteau lancé de dessous une manche,
ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare.
Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer!)
entendait les agonies de la douleur, et s'étonnait
que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être
encore morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire,
et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas
penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la
jeune fille, comme un naufragé élève la sienne,
au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un
coup de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en
colère, s'enfuit dans la campagne, entraînant après
lui, pendant un espace de route qui est toujours
trop long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune
fille suspendue, qui n'a été dégagé que grâce aux
mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint
d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci
tire de sa poche un canif américain, composé de dix à
douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre
les pattes anguleuses de cet hydre d'acier; et, muni
d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas
encore disparu sous la couleur de tant de sang versé,
s'apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le
vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi,
il retire successivement les organes intérieurs; les
boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-
même sont arrachés de leurs fondements et entraînés
à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable.
Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet
vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévérance
croissante de ses ravages, et laisse le cadavre
redormir à l'ombre du platane. On ramassa le canif,
abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du
crime, dont on n'avait pas découvert l'auteur, ne le
raconta que longtemps après, quand il se fut assuré
que le criminel avait gagné en sûreté les frontières,
et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine
proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis
l'insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur
n'avait pas prévu, et qui n'avait pas eu de précédents.
Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il
n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand il mania
le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de
fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis,
parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse
devait couver une haine bien grande contre ses
semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les
artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assis-
tai à l'enterrement de ces décombres humains, avec
une résignation muette; et chaque jour je viens
prier sur une tombe. » A la fin de cette lecture, l'inconnu
ne peut plus garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend ses
sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa
jeunesse (l'habitude émousse la mémoire!); et après vingt ans
d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas
de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il
n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!... Les enfants la
poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle.
3.
Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui
s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours
l'image de l'homme le poursuivant. Le juif errant se dit que,
si le sceptre de la terre appartenait à la race des
crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la
vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les
rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que
l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et
immobile. Penché en avant, statue de l'amitié, il regarde avec
des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la
côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La
terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le
voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:
Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un
étroit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant?
Il ne le sait lui-même... Cependant, je suis persuadé
que je ne dors pas: qu'est-ce qui s'approche, et va
à la rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le
dragon... plus qu'un chêne! On dirait que ses ailes
blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des
nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance.
Son corps commence par un buste de tigre, et se
termine par une longue queue de serpent. Je n'étais
pas habitué à voir ces choses. Qu'a-t-il donc sur le
front? J'y vois écrit, dans une langue symbolique,
un mot que je ne puis déchiffrer. D'un dernier coup
d'aile, il s'est transporté auprès de celui dont je
connais le timbre de voix. Il lui a dit: « Je t'attendais,
et toi aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur
mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques. »
Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi,
s'est changé en aigle immense, et se prépare au
combat, en faisant claquer de contentement son bec
recourbé, voulant dire par là qu'il se charge, à lui
seul, de manger la partie postérieure du dragon.
Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité diminue,
espionnant leurs moyens réciproques,
avant de combattre; ils font bien. Le dragon me
paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât la victoire
sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes émotions,
à ce spectacle où une partie de mon être est
engagée. Puissant dragon, je t'exciterai de mes cris,
s'il est nécessaire; car, il est de l'intérêt de l'aigle
qu'il soit vaincu. Qu'attendent-ils pour s'attaquer?
Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon,
commence, toi, le premier, l'attaque. Tu viens de
lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas trop
mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent
emporte la beauté de ses plumes, tâchées de sang.
Ah! l'aigle t'arrache un oeil avec son bec, et, toi, tu
ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire
attention à cela. Bravo, prends ta revanche, et casse-
lui une aile; il n'y a pas à dire, tes dents de tigre
sont très bonnes. Si tu pouvais approcher de l'aigle,
pendant qu'il tournoie dans l'espace, lancé en bas
vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire
de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre,
il ne pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces
blessures béantes m'enivre. Vole à fleur de terre
autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée
de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que
le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux
où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire, mais non à
faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan
stratégique de défense, occasionné par les chances
malencontreuses de cette lutte mémorable; il est
prudent. Il s'est assis solidement, dans une position
inébranlable, sur l'aile restante, sur ses deux cuisses,
et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail.
Il défie des efforts plus extraordinaires que
ceux qu'on lui a opposés jusqu'ici. Tantôt, il tourne
aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer;
tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes
pattes en l'air, et, avec sang-froid, regarde ironique-
ment son adversaire. Il faudra, à bout de compte,
que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut
pas s'éterniser. Je songe aux conséquences qu'il en
résultera! L'aigle est terrible, et fait des sauts énormes
qui ébranlent la terre, comme s'il allait prendre
son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible.
Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant
l'aigle va l'attaquer par le côté où il manque d'oeil...
Malheureux que je suis! C'est ce qui arrive. Comment
le dragon s'est laissé prendre à la poitrine? Il a beau
user de la ruse et de la force; je m'aperçois que
l'aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une
sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de
nouvelles blessures qu'il reçoit, jusqu'à la racine du
cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le
corps. Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en
sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis
que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements
qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle, qui sort
de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es
plus rouge qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes
dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si
couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir
sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans
desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans
d'effroyables agonies. La victoire a été difficile;
n'importe, tu l'as remportée: il faut, au moins, dire
la vérité... Tu agis d'après les règles de la raison, en te
dépouillant de la forme d'aigle, pendant que tu
t'éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror,
tu as été vainqueur! Ainsi donc, Maldoror, tu
as vaincu l'Espérance ! Désormais, le désespoir se
nourrira de ta substance la plus pure! Désormais, tu
rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal !
Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souffrance,
le dernier coup que tu as porté au dragon n'a
pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même
si je souffre ! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez,
dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui,
terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage
touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes
sandales? Où t'en vas-tu, hésitant comme un somnambule,
au-dessus d'un toit? Que ta destinée perverse s'accomplisse !
Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'à l'éternité,
où nous ne nous retrouverons pas ensemble! »
4.
C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient
leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à
leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la
fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les
planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était
étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure
pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas
lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses
cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre
les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se
relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là,
faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des
flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les
soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin
de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait
un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus,
balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait
de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre
un poteau... Il était soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une
punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il
remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai
de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi,
je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur...
se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes
de l'orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes
dans le dos, et dit: Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié
de sa course: travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des
autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le
kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui
passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et
dirent: Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre?
Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux? Mais, ni
la taupe, ni le casoar, ni le flammant ne t'imiteront, je te
le jure. » L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur
la tempe, et dit: Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me
donner des oreilles si longues ? Il n'y a pas jusqu'au grillon
qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de
bave sur son front, et dit: Ça, pour toi. Si tu ne m'avais
fait l'oeil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'état où
je te vois, j'aurais chastement caché la beauté de tes membres
sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin
que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face
royale, et dit: Pour moi, je le respecte, quoique sa
splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres,
qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque
vous l'avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents,
si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants,
les injures que vous ne lui avez pas épargnées. » L'homme, qui
passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux
applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant
trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l'homme, à
cause de cette injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi,
étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans
défense, et presque inanimé!... Alors, le Dieu souverain,
réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva
comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre,
les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire;
et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière,
qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants
terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande
existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur
immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir
droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle
s'est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce
mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras
affamé, et, sans savoir à qui il faisait l'aumône, il a jeté
un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde.
Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement
de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment
les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang
monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du
néant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits.
L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme
un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les
égarements dont vous avez été témoins!
5.
Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à
l'extrémité d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des
quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un
corridor sale, qui sentait la la cuisse humaine, donnait
sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des
poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui
servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest,
étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures,
fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps
de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait,
à l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure
de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui
entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un peu
d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans
l'eau fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée,
je contemplais dans la campagne cette construction penchée
sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture
intérieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur
elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une
main qui violentait la nature du fer: un homme présentait sa
tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules,
sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre,
dans cette extraction laborieuse, son corps couvert. de
toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne,
sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de
leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans
les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture
naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux,
dont l'eau savonnée avait vu s'élever, tomber des générations
entières, et s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de
ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers
le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une
femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et
se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les
poules accouraient en foule des divers points du préau,
attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre,
malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son
corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec,
jusqu'à ce qu'il sortît du sang, les lèvres flasques de son
vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier
rassasié, retournaient gratter l'herbe du préau; la femme,
devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de
blessures, comme lorsqu'on s'éveille après un cauchemar.
Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apporté pour
essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun,
elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie,
pour attendre une autre pratique. A ce spectacle, moi, aussi,
je voulus pénétrer dans cette maison! J'allai descendre du
pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette
inscription, en caractères hébreux: Vous, qui passez sur ce
pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un
jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait
franchi la porte fatale. » La curiosité l'emporta sur la
crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un
guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui
s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans
l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord, je ne pus
rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui
étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil
qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à
l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue
fut un bâton blond, composé de cornets, s'enfonçant les uns
dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la
chambre! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher
chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brêches
énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on
ébranle contre la porte d'une ville assiégée. Ses efforts
étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la
pierre de taille et quand il choquait la paroi, je le voyais
se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle
élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je
remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec
facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il
ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et
montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il
faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait
défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus
attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une
grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une
prison, il alla s'appuyer contre le lit qui était dans cette
chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée
au chevet. Après quelques instants de silence, pendant
lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la
voix et parla ainsi:
Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne
vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis
appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas
songé qu'auparavant j'étais tombé à terre. Cepen-
dant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé
étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne,
dans cette chambre claquemurée, après s'être enve-
loppé dans les bras d'une femme. Et quelle femme!
Les draps sont encore moites de leur contact attiédi
et portent, dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit
passée dans l'amour... » Et je me demandais qui pouvait
être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... Pendant que la nature
entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est
accouplé avec une femme dégradée, dans des embras-
sements lascifs et impurs. Il s'est abaissé jusqu'à
laisser approcher, de sa face auguste, des joues
méprisables par leur impudence habituelle, flétries
dans leur séve. Il ne rougissait pas, mais, moi, je
rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait
heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit.
La femme, étonnée de l'aspect majestueux de cet
hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables,
lui embrassait le cou avec frénésie. » Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la
grille avec plus d'énergie!... Moi, pendant ce
temps, je sentais des pustules envenimées qui crois-
saient plus nombreuses, en raison de son ardeur
inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer
ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs
ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus
ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus
je sentais mes forces décroître. Au moment où les
désirs corporels atteignaient au paroxysme de la
fureur, je m'aperçus que ma racine s'affaissait sur
elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le
flambeau de la vie s'étant éteint en moi, je me
détachai, de sa tête illustre, comme une branche
morte; je tombai à terre, sans courage, sans force,
sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui
auquel j'appartenais; mais, avec une éternelle
douleur pour son égarement volontaire!... » Et je me
demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait
à la grille avec plus d'énergie !... S'il avait,
au moins, entouré de son âme le sein innocent d'une
vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégra-
dation aurait été moins grande. Il embrasse, avec
ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les
hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!...
Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations
de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane
des dernières se contracter de honte, pendant que,
de leur côté, les narines se refusaient à cette respi-
ration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune
attention aux avertissements solennels des aisselles,
à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait
davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus
forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'étais
obligé d'être le complice de cette profanation. J'étais
obligé d'être le spectateur de ce déhanchement
inouï; d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres,
dont un abîme incommensurable séparait les natures
diverses» Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... Quand il fut rassasié de respirer cette
femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un;
mais, comme c'était une femme, il lui pardonna et
préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela,
dans la cellule voisine, un jeune homme qui était
venu dans cette maison pour passer quelques moments
d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit
de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait
longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la
force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus
voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'à peine
le jeune homme fut à portée de sa main, que des
lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et
vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient
tout bas que les griffes de mon maître les avaient
détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au
bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait
lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se
retira majestueusement. Il était littéralement écorché
des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers les
dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait
que son caractère était plein de bonté; qu'il aimait
à croire ses semblables bons aussi; que pour cela il
avait acquiescé au souhait de l'étranger distingué qui
l'avait appelé auprès de lui; mais que, jamais, au
grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé
par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il
après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet,
qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol,
en présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans
abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne
serait-ce que comme manteau, il essaya de dispa-
raître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la
chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de
regagner la porte de sortie. Oh! comme les poules
et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur
faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre
imbibée! » Et je me demandais qui pouvait être son maître!
Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... Alors, celui qui aurait dû penser davan-
tage à sa dignité et à sa justice, se releva, pénible-
ment, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté
et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes,
ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du
couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les
bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient
entre eux dans une cellule située au-dessus des
caveaux, se prirent par la main, et vinrent former
une ronde funèbre autour de lui. Pendant qu'il
recherchait les décombres de son ancienne splendeur;
qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant
ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver
avec du crachat, que de ne pas les laver du tout,
après le temps d'une nuit entière passée dans le vice
et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables
pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans
la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas
survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main
divine, et ses agonies se terminèrent pendant les
chants des nonnes... » Je me rappelai l'inscription
du pilier; je compris ce qu'était devenu le rêveur pubère
que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment
de sa disparition... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... Les
murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les
nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs,
avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa
robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le
couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure
céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les
autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis,
dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert
de sang caillé, de lambeaux de viande sèche; cette
chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est
introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis
enfermé. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les
légions des anges marcher en phalanges épaisses,
ni les astres se promener dans les jardins de l'harmo-
nie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon malheur
avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire
aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule.
Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité,
comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple
de mon maître; je leur conseillerai de sucer la verge
du crime, puisqu'un autre l'a déjà fait... » Le
cheveu se tut... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie !... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur
phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré
moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique
je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix,
mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire
entendre: Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te
replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
nuit couvre tes pas... je ne t'ai pas oublié; mais,
on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis.
Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment!
Revenu au ciel, mes archanges m'ont entouré avec
curiosité; ils n'ont pas voulu me demander le motif
de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever
leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner
l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue,
quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère,
et se communiquaient tout bas des pensées qui redou-
taient en moi quelque changement inaccoutumé.
Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient
vaguement que je n'étais plus le même, devenu
inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître
quelle funeste résolution m'avait fait franchir les
frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre,
et goûter des voluptés éphémères, qu'eux-mêmes
méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon
front une goutte de sperme, une goutte de sang. La
première avait jailli des cuisses de la courtisane!
La deuxième s'était élancée des veines du martyr!
Stygmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes
archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de
l'espace, les débris flamboyants de ma tunique
d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils
n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu
devant leur innocence; châtiment mémorable de la
vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé
un lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de
sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement
le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supé-
rieure, elles font un effort immense, et pénètrent
dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme
un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m'étouffent,
ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je
m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois
abaisser le cou devant le remords qui me crie: Tu
n'es qu'un misérable! » Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je
te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
nuit couvre tes pas... J'ai vu Satan, le grand ennemi,
redresser les enchevêtrements osseux de la char-
pente, au-dessus de son engourdissement de larve,
et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses
troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner
en dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que
son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le
succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût
ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche
humaine, par un voyage de long cours à travers les
récifs de l'éther, et faire périr, dans les souffrances,
un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune
homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices
raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence
de génie; consoler les hommes, sur cette terre, par
des chants admirables de poésie, de courage, contre
les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du
couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil;
rôdent dans le préau, gesticulant comme des auto-
mates, écrasant avec le pied les renoncules et les
lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez,
pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette
maladie, dans leur cerveau... (Les voici qui s'avancent,
revêtues de leur linceul blanc; elle ne se parlent pas;
elle se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent
en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet de
fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retour-
nez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complè-
tement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir...
O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les côtés,
je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma
dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se vante
d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit
avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en
offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés; car,
il a affirmé clairement le dessein qu'il avait d'aller
rapporter dans les planètes orbiculaires comment
je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et
la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a
dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi
si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il
préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille,
quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable,
que de cracher sur ma figure, recouverte de trois
couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas
salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait,
à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais
par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais
par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à une
claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire
brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me
jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait
me recevoir. Que puisque je me vantais d'être juste,
moi, qui l'avais condamné au peines éternelles pour
une révolte légère qui n'avait pas eu de suites graves,
je devais donc faire justice sévère sur moi-même,
et juger impartialement ma conscience, chargée
d'iniquités... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi...
tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai
parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le
soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre
tes pas. » Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse
point, je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la
houle de l'émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone
giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine,
souillée, un jour, par l'amer contact des têtons d'une femme
sans pudeur! Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au
crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère,
au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale
absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu
et son maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui
se revoient après une longue absence. Le Créateur continua,
accusé reparaissant devant son propre tribunal:
Et les hommes, que penseront-ils
de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand
ils apprendront les errements de ma conduite, la
marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes
boueux de la matière, et la direction de ma route
ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les
humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards,
bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je
m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à
ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de reconquérir
leur estime. Je suis le Grand-Tout; et cependant,
par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai
créés avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge
audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti
du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du
trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques
de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes
fils de l'humanité; je leur ai dit: Chassez le mal de
vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau
du bien. Celui-ci qui portera la main sur un de ses sem-
blables, en lui faisant au sein une blessure mortelle,
avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets
de ma miséricorde, et qu'il redoute les balances de
la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais,
le bruissement des feuilles, à travers les clairières,
chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il
s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le
buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides
entrelacés par la souplesse des lianes et les mor-
sures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la
plage; mais, la marée montante, avec ses embruns
et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils
n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course
aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis
que les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant
dans les grottes naturelles du golfe et les carrières
pratiquées sous la muraille des rochers retentissants,
beugleront comme les troupeaux immenses des
buffles des pampas. Les phares de la côte le poursui-
vront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets
sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples
vapeurs en combustion, dans leurs danses fantas-
tiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir
l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos
cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs.
C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'incli-
neront devant leurs parents avec reconnaissance;
sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin
des bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas,
conduits par la révolte, contre le jour de leur nais-
sance et le clitoris de leur mère impure. » Comment
les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si
le législateur lui-même se refuse le premier à s'y
astreindre?... Et ma honte est immense comme
l'éternité! » J'entendis le cheveu qui lui pardonnait,
avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait
agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier
rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des
ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier
ainsi qu'un linceul... Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait ! Il te
replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le
soleil est couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveu
doux, rampez, tous les deux, vers l'éloignement du lupanar,
pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent,
couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine...
Alors, le pou, sortant subitement de derrière un
promontoire, me dit, en hérissant ses griffes: Que
penses-tu de cela? » Mais, moi, je ne voulus pas lui
répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont.
J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par
celle-ci: Il est douloureux de garder, comme un poignard,
un tel secret dans son coeur; mais, je jure de ne jamais
révéler ce dont j'ai été témoin, quand je pénétrai, pour la
première fois, dans ce donjon terrible. » Je jetai, par
dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les
lettres; et, faisant quelques rapides réflexions sur le
caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas!
pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité
est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le
spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice,
je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir
un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon
chemin, à travers les dédales des rues.
Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature
d'ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d'un
cerveau, brillant d'une lueur émanée d'eux-mêmes. Ils
meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l'oeil
a de la peine à suivre l'effacement rapide, sur du papier
brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un
instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la
jeunesse, à mon horizon charmé; mais, je vous ai laissés
retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous
n'en sortirez plus. Il me suffit que j'aie gardé votre
souvenir; vous devez céder la place à d'autres substances,
peut-être moins belles, qu'enfantera le débordement orageux
d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de
la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même,
s'il ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes:
créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux
que les insectes qui fourmillent dans une goutte d'eau, il
les entrelacera dans une ellipse qu'il fera tourbillonner
autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre
l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra, dans
le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l'enfer
par une guirlande de camélias vivants! Mais... silence!
l'image flottante du cinquième idéal se dessine lentement,
comme les replis indécis d'une aurore boréale, sur le plan
vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une
consistance déterminée... Mario et moi nous longions la
grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de
l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la
plage. La bise, qui nous frappait en plein visage,
s'engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en
arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par
ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de
nous avertir de la proximité possible de la tempête, et
s'écriait: Où s'en vont-ils, de ce galop insensé? » Nous ne
disions rien; plongés dans la rêverie, nous nous laissions
emporter sur les ailes de cette course furieuse; le pêcheur,
nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et croyant
apercevoir, fuyant devant lui, les deux frères mystérieux,
comme on les avait ainsi appelés, parce qu'ils étaient
toujours ensemble, s'empressait de faire le signe de la
croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous quelque
roche profonde. Les habitants de la côte avaient entendu
raconter des choses étranges sur ces deux personnages, qui
apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux
grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse
menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays
ennemis, ou que le choléra s'apprêtait à lancer, avec sa
fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les
plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil, d'un air
grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait
remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les
ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils,
étaient le génie de la terre et le génie de la mer, qui
promenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les
grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une
amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté
l'étonnement du câble indéfini des générations. On disait
que, volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils
aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les
couches d'atmosphères qui avoisinent le soleil; qu'ils se
nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de
la lumière; mais, qu'ils ne se décidaient qu'avec peine à
rabattre l'inclinaison de leur vol vertical, vers l'orbite
épouvanté où tourne le globe humain en délire, habité par
des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les
champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas
perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le
poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent
d'êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés
plus bas dans l'échelle des existences. Ou bien, quand ils
prenaient la ferme résolution, afin d'exciter les hommes au
repentir par les strophes de leurs prophéties, de nager, en
se dirigeant à grandes brassées, vers les régions sidérales
où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses
d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se
dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface
hideuse et paraissait petite comme une boule, étant presque
invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas de
trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur
bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au
fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui
bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au
fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue
désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l'abîme,
qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison
des bâtards de l'humanité. La nuit venue, avec son obscurité
propice, ils s'élançaient des cratères, à la crête de
porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin
derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène
l'anus constipé des kakatoès humains, jusqu'à ce qu'ils ne
pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète
immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au
milieu des étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous
l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de la
terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait
auprès de lui n'ignoraient pas les bruits vagues et
superstitieux que racontaient, dans les veillées, les
pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l'âtre, portes
et fenêtres fermées; pendant que le vent de la nuit, qui
désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de
la cabanne de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces
frêles murailles, entourées à la base de fragments de
coquillage, apportés par les replis mourants des vagues. Nous
ne parlions pas. Que se disent deux coeurs qui s'aiment?
Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer
davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer
que mon cheval s'éloigne trop du sien: chacun prend autant
d'intérêt à la vie de l'autre qu'a sa propre vie; nous ne
rions pas. Il s'efforce de me sourire; mais, j'aperçois que
son visage porte le poids des terribles impressions qu'y a
gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui
déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de
l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles,
il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave
de la rage, et regarde l'horizon, qui s'enfuit à notre
approche. A mon tour, je m'efforce de lui rappeler sa
jeunesse dorée, qui ne demande qu'à s'avancer dans les palais
des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes
paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que
les années de mon propre printemps ont passé, tristes et
glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les
tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille
la pâle prêtresse d'amour, payée avec les miroitements de
l'or, les voluptés amères du désenchantement, les rides
pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la
solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes
manoeuvres inutiles, je ne m'étonne pas de ne pas pouvoir le
rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaît revêtu de ses
instruments de torture, dans toute l'auréole resplendissante
de son horreur; je détourne les yeux et regarde l'horizon qui
s'enfuit à notre approche... Nos chevaux galopaient le long
du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Mario est
plus jeune que moi; l'humidité du temps et l'écume salée qui
rejaillit jusqu'à nous amènent le contact du froid sur ses
lèvres. Je lui dis: Prends garde!... prends garde!... ferme
tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les
griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de
blessures cuisantes? » Il fixe mon front, et me répliqua,
avec les mouvements de sa langue: Oui, je les vois, ces
griffes vertes; mais, je ne dérangerai pas la situation
naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je
mens. Puisqu'il paraît que c'est la volonté de la Providence,
je veux m'y conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.
» Et moi, je m'écriai: J'admire cette vengeance noble. » Je
voulus m'arracher les cheveux; mais, il me le défendit avec
un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait
tard, et l'aigle regagnait son nid, creusé dans les
anfractuosités de la roche. Il me dit: Je vais te prêter
mon manteau, pour te garantir du froid; je n'en ai pas
besoin. » Je lui répliquai : Malheur à toi, si tu fais ce
que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre à ma place, et
surtout toi. » Il ne répondit pas, parce que j'avais raison;
mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de l'accent trop
impétueux de mes paroles... Nos chevaux galopaient le long du
rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Je relevai la
tête, comme la proue d'un vaisseau soulevée par une vague
énorme, et je lui dis: Est-ce que tu pleures? Je te le
demande, roi des neiges et des brouillards. Je ne vois pas
des larmes sur ton visage, beau comme la fleur du cactus, et
tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent; mais, je
distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où
bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la
grande espèce. Un vent violent s'abat sur le feu qui
réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures
jusqu'en dehors de ton orbite sacré. J'ai approché mes
cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi,
parce qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton
visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres
sur le creux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi,
sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main, et
me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il
baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et
le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question
audacieuse, et voici comme il le fit: Ne fais pas attention
à moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long
des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet,
s'élancent dans l'atmosphère, en formant des nuages; de même,
tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement
accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton
imagination, le corps trompeur d'un mirage désolé. Je
t'assure qu'il n'y a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y
ressente la même impression que si mon crâne était plongé
dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les
chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je
n'entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi,
ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de
nos têtes. Il est impossible qu'un scorpion ait fixé sa
résidence et ses pinces aiguës au fond de mon orbite haché;
je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui
broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis, avec
toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes
veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la
dernière nuit. Je t'ai attendu longtemps, fils aimé de
l'océan; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec
Celui qui s'était introduit dans le vestibule de ma maison...
Oui, je sens que mon âme est cadenacée dans le verroux
de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin
des rivages que frappe la mer humaine, et n'être plus témoin
du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant
sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de
l'abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me
plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai
défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le
Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la
crevasse béante. C'est le châtiment que je lui inflige. Nos
coursiers ralentissent la vitesse de leurs pieds d'airain;
leurs corps tremble, comme le chasseur surpris par un
troupeau de peccaris. Il ne faut pas qu'ils se mettent à
écouter ce que nous disons. A force d'attention, leur
intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous
comprendre. Malheur à eux; car, ils souffriraient davantage!
En effet, ne pense qu'aux marcassins de l'humanité: le degré
d'intelligence qui les sépare des autres êtres de la création
ne semble-t-il pas ne leur être accordé qu'au prix
irremédiable de souffrances incalculables? Imite mon exemple,
et que ton éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton
coursier... » Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme
s'ils fuyaient l'oeil humain.
2.
Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se
rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent
à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle brandit
un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa
course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s'en
aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa
nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne
ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de
rire comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de
phrases dans lesquels, en les recousant, très-peu
trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en
plus d'un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de
ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi,
comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse,
ses illusions et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers
les brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon
des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa
beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine
respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur
cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La folle
ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se
plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui
s'intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne
jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à
coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle a laissé
tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le
ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le
manuscrit, qui contenait ce qui suit:
Après bien des années stériles,
la Providence m'envoya une fille. Pendant trois
jours, je m'agenouillai dans les églises, et ne cessai
de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin
exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait
celle qui était plus que ma vie, et que je voyais
grandir rapidement, douée de toutes les qualités de
l'âme et du corps. Elle me disait: Je voudrais avoir
une petite soeur pour m'amuser avec elle; recom-
mande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le
récompenser, j'entrelacerai, pour lui, une guirlande
de violettes, de menthes et de géraniums. » Pour
toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embras-
sais avec amour. Elle savait déjà s'intéresser aux
animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se
contente de raser de l'aile les chaumières humaines,
sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt
sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le
silence sur cette grace question, dont je ne voulais
pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de
ne pas frapper, par une sensation excessive, son
imagination enfantine; et, je m'empressais de
détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter
pour tout être appartenant à la race qui a étendu une
domination injuste sur les autres animaux de la
création. Quand elle me parlait des tombes du
cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette
atmosphère les agréables parfums des cyprès et des
immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je
lui disais que c'était la ville des oiseaux, que, là, ils
chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du
soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils
couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le
marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient,
c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles,
aux mille arabesques, que je réservais pour le diman-
che. L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la
grande cheminée; car elle se croyait une personne
sérieuse, et, pendant l'été, la prairie reconnaissait la
suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait,
avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après
les colibris, pleins d'indépendance, et les papillons,
aux zigzags agaçants. Que fais-tu, petite vaga-
bonde, quand la soupe t'attend depuis une heure,
avec la cuillère qui s'impatiente? » Mais, elle s'écriait,
en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus.
Le lendemain, elle s'échappait de nouveau, à travers
les marguerites et les résédas; parmi les rayons du
soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères;
ne connaissant que la coupe prismatique de la vie,
pas encore le fiel; heureuse d'être plus grande que
la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne
chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement
la langue au vilain corbeau, qui la regardait
paternellement; et gracieuse comme un jeune chat.
Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence;
le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière
inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la
vie, abandonnant pour toujours la compagnie des
tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les babillements
de la tulipe et de l'anémone, les conseils des
herbes du marécage, l'esprit incisif des grenouilles,
et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui
s'était passé; car, moi, je ne fus pas présente à
l'événement qui eut pour conséquence la mort de
ma fille. Si je l'avais été, j'aurais défendu cet ange
au prix de mon sang... Maldoror passait avec son
bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre
d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On
ne peut dire qui s'éleva le plus tôt dans son esprit,
ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut
la suite. Il se déshabille rapidement, comme un
homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une
pierre, il s'est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui
a levé la robe pour commettre un attentat à la
pudeur... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas,
allez!... N'insistons pas sur cette action impure.
L'esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation,
jette un regard de prudence sur la route poudreuse,
où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue
d'étrangler avec le mouvement de ses mâchoires,
la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la
montagne la place où respire et hurle la victime
souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être
témoin de la rentrée des dents pointues dans les
veines roses. L'accomplissement de cet ordre put
paraître sévère au bouledogue. Il crut qu'on lui
demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta,
ce loup, au muffle monstrueux, de violer à son tour
la virginité de cette enfant délicate. De son ventre
déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses
jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se
joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui
présente la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il
l'épargne; elle n'avait pas osé le présenter aux
yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la
pensée de profiter de la faiblesse de son âge. Mais
le chien n'ignorait pas que, s'il désobéissait à son
maître, un couteau lancé de dessous une manche,
ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare.
Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer!)
entendait les agonies de la douleur, et s'étonnait
que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être
encore morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire,
et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas
penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la
jeune fille, comme un naufragé élève la sienne,
au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un
coup de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en
colère, s'enfuit dans la campagne, entraînant après
lui, pendant un espace de route qui est toujours
trop long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune
fille suspendue, qui n'a été dégagé que grâce aux
mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint
d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci
tire de sa poche un canif américain, composé de dix à
douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre
les pattes anguleuses de cet hydre d'acier; et, muni
d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas
encore disparu sous la couleur de tant de sang versé,
s'apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le
vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi,
il retire successivement les organes intérieurs; les
boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-
même sont arrachés de leurs fondements et entraînés
à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable.
Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet
vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévérance
croissante de ses ravages, et laisse le cadavre
redormir à l'ombre du platane. On ramassa le canif,
abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du
crime, dont on n'avait pas découvert l'auteur, ne le
raconta que longtemps après, quand il se fut assuré
que le criminel avait gagné en sûreté les frontières,
et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine
proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis
l'insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur
n'avait pas prévu, et qui n'avait pas eu de précédents.
Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il
n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand il mania
le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de
fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis,
parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse
devait couver une haine bien grande contre ses
semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les
artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assis-
tai à l'enterrement de ces décombres humains, avec
une résignation muette; et chaque jour je viens
prier sur une tombe. » A la fin de cette lecture, l'inconnu
ne peut plus garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend ses
sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa
jeunesse (l'habitude émousse la mémoire!); et après vingt ans
d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas
de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il
n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!... Les enfants la
poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle.
3.
Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui
s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours
l'image de l'homme le poursuivant. Le juif errant se dit que,
si le sceptre de la terre appartenait à la race des
crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la
vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les
rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que
l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et
immobile. Penché en avant, statue de l'amitié, il regarde avec
des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la
côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La
terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le
voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:
Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un
étroit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant?
Il ne le sait lui-même... Cependant, je suis persuadé
que je ne dors pas: qu'est-ce qui s'approche, et va
à la rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le
dragon... plus qu'un chêne! On dirait que ses ailes
blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des
nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance.
Son corps commence par un buste de tigre, et se
termine par une longue queue de serpent. Je n'étais
pas habitué à voir ces choses. Qu'a-t-il donc sur le
front? J'y vois écrit, dans une langue symbolique,
un mot que je ne puis déchiffrer. D'un dernier coup
d'aile, il s'est transporté auprès de celui dont je
connais le timbre de voix. Il lui a dit: « Je t'attendais,
et toi aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur
mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques. »
Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi,
s'est changé en aigle immense, et se prépare au
combat, en faisant claquer de contentement son bec
recourbé, voulant dire par là qu'il se charge, à lui
seul, de manger la partie postérieure du dragon.
Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité diminue,
espionnant leurs moyens réciproques,
avant de combattre; ils font bien. Le dragon me
paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât la victoire
sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes émotions,
à ce spectacle où une partie de mon être est
engagée. Puissant dragon, je t'exciterai de mes cris,
s'il est nécessaire; car, il est de l'intérêt de l'aigle
qu'il soit vaincu. Qu'attendent-ils pour s'attaquer?
Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon,
commence, toi, le premier, l'attaque. Tu viens de
lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas trop
mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent
emporte la beauté de ses plumes, tâchées de sang.
Ah! l'aigle t'arrache un oeil avec son bec, et, toi, tu
ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire
attention à cela. Bravo, prends ta revanche, et casse-
lui une aile; il n'y a pas à dire, tes dents de tigre
sont très bonnes. Si tu pouvais approcher de l'aigle,
pendant qu'il tournoie dans l'espace, lancé en bas
vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire
de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre,
il ne pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces
blessures béantes m'enivre. Vole à fleur de terre
autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée
de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que
le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux
où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire, mais non à
faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan
stratégique de défense, occasionné par les chances
malencontreuses de cette lutte mémorable; il est
prudent. Il s'est assis solidement, dans une position
inébranlable, sur l'aile restante, sur ses deux cuisses,
et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail.
Il défie des efforts plus extraordinaires que
ceux qu'on lui a opposés jusqu'ici. Tantôt, il tourne
aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer;
tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes
pattes en l'air, et, avec sang-froid, regarde ironique-
ment son adversaire. Il faudra, à bout de compte,
que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut
pas s'éterniser. Je songe aux conséquences qu'il en
résultera! L'aigle est terrible, et fait des sauts énormes
qui ébranlent la terre, comme s'il allait prendre
son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible.
Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant
l'aigle va l'attaquer par le côté où il manque d'oeil...
Malheureux que je suis! C'est ce qui arrive. Comment
le dragon s'est laissé prendre à la poitrine? Il a beau
user de la ruse et de la force; je m'aperçois que
l'aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une
sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de
nouvelles blessures qu'il reçoit, jusqu'à la racine du
cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le
corps. Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en
sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis
que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements
qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle, qui sort
de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es
plus rouge qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes
dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si
couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir
sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans
desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans
d'effroyables agonies. La victoire a été difficile;
n'importe, tu l'as remportée: il faut, au moins, dire
la vérité... Tu agis d'après les règles de la raison, en te
dépouillant de la forme d'aigle, pendant que tu
t'éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror,
tu as été vainqueur! Ainsi donc, Maldoror, tu
as vaincu l'Espérance ! Désormais, le désespoir se
nourrira de ta substance la plus pure! Désormais, tu
rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal !
Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souffrance,
le dernier coup que tu as porté au dragon n'a
pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même
si je souffre ! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez,
dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui,
terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage
touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes
sandales? Où t'en vas-tu, hésitant comme un somnambule,
au-dessus d'un toit? Que ta destinée perverse s'accomplisse !
Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'à l'éternité,
où nous ne nous retrouverons pas ensemble! »
4.
C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient
leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à
leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la
fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les
planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était
étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure
pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas
lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses
cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre
les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se
relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là,
faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des
flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les
soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin
de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait
un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus,
balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait
de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre
un poteau... Il était soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une
punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il
remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai
de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi,
je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur...
se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes
de l'orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes
dans le dos, et dit: Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié
de sa course: travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des
autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le
kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui
passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et
dirent: Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre?
Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux? Mais, ni
la taupe, ni le casoar, ni le flammant ne t'imiteront, je te
le jure. » L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur
la tempe, et dit: Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me
donner des oreilles si longues ? Il n'y a pas jusqu'au grillon
qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de
bave sur son front, et dit: Ça, pour toi. Si tu ne m'avais
fait l'oeil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'état où
je te vois, j'aurais chastement caché la beauté de tes membres
sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin
que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face
royale, et dit: Pour moi, je le respecte, quoique sa
splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres,
qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque
vous l'avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents,
si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants,
les injures que vous ne lui avez pas épargnées. » L'homme, qui
passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux
applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant
trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l'homme, à
cause de cette injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi,
étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans
défense, et presque inanimé!... Alors, le Dieu souverain,
réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva
comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre,
les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire;
et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière,
qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants
terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande
existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur
immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir
droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle
s'est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce
mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras
affamé, et, sans savoir à qui il faisait l'aumône, il a jeté
un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde.
Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement
de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment
les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang
monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du
néant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits.
L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme
un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les
égarements dont vous avez été témoins!
5.
Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à
l'extrémité d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des
quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un
corridor sale, qui sentait la la cuisse humaine, donnait
sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des
poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui
servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest,
étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures,
fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps
de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait,
à l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure
de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui
entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un peu
d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans
l'eau fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée,
je contemplais dans la campagne cette construction penchée
sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture
intérieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur
elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une
main qui violentait la nature du fer: un homme présentait sa
tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules,
sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre,
dans cette extraction laborieuse, son corps couvert. de
toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne,
sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de
leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans
les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture
naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux,
dont l'eau savonnée avait vu s'élever, tomber des générations
entières, et s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de
ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers
le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une
femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et
se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les
poules accouraient en foule des divers points du préau,
attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre,
malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son
corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec,
jusqu'à ce qu'il sortît du sang, les lèvres flasques de son
vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier
rassasié, retournaient gratter l'herbe du préau; la femme,
devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de
blessures, comme lorsqu'on s'éveille après un cauchemar.
Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apporté pour
essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun,
elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie,
pour attendre une autre pratique. A ce spectacle, moi, aussi,
je voulus pénétrer dans cette maison! J'allai descendre du
pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette
inscription, en caractères hébreux: Vous, qui passez sur ce
pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un
jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait
franchi la porte fatale. » La curiosité l'emporta sur la
crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un
guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui
s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans
l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord, je ne pus
rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui
étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil
qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à
l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue
fut un bâton blond, composé de cornets, s'enfonçant les uns
dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la
chambre! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher
chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brêches
énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on
ébranle contre la porte d'une ville assiégée. Ses efforts
étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la
pierre de taille et quand il choquait la paroi, je le voyais
se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle
élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je
remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec
facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il
ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et
montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il
faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait
défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus
attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une
grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une
prison, il alla s'appuyer contre le lit qui était dans cette
chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée
au chevet. Après quelques instants de silence, pendant
lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la
voix et parla ainsi:
Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne
vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis
appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas
songé qu'auparavant j'étais tombé à terre. Cepen-
dant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé
étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne,
dans cette chambre claquemurée, après s'être enve-
loppé dans les bras d'une femme. Et quelle femme!
Les draps sont encore moites de leur contact attiédi
et portent, dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit
passée dans l'amour... » Et je me demandais qui pouvait
être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... Pendant que la nature
entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est
accouplé avec une femme dégradée, dans des embras-
sements lascifs et impurs. Il s'est abaissé jusqu'à
laisser approcher, de sa face auguste, des joues
méprisables par leur impudence habituelle, flétries
dans leur séve. Il ne rougissait pas, mais, moi, je
rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait
heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit.
La femme, étonnée de l'aspect majestueux de cet
hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables,
lui embrassait le cou avec frénésie. » Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la
grille avec plus d'énergie!... Moi, pendant ce
temps, je sentais des pustules envenimées qui crois-
saient plus nombreuses, en raison de son ardeur
inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer
ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs
ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus
ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus
je sentais mes forces décroître. Au moment où les
désirs corporels atteignaient au paroxysme de la
fureur, je m'aperçus que ma racine s'affaissait sur
elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le
flambeau de la vie s'étant éteint en moi, je me
détachai, de sa tête illustre, comme une branche
morte; je tombai à terre, sans courage, sans force,
sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui
auquel j'appartenais; mais, avec une éternelle
douleur pour son égarement volontaire!... » Et je me
demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait
à la grille avec plus d'énergie !... S'il avait,
au moins, entouré de son âme le sein innocent d'une
vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégra-
dation aurait été moins grande. Il embrasse, avec
ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les
hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!...
Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations
de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane
des dernières se contracter de honte, pendant que,
de leur côté, les narines se refusaient à cette respi-
ration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune
attention aux avertissements solennels des aisselles,
à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait
davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus
forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'étais
obligé d'être le complice de cette profanation. J'étais
obligé d'être le spectateur de ce déhanchement
inouï; d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres,
dont un abîme incommensurable séparait les natures
diverses» Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... Quand il fut rassasié de respirer cette
femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un;
mais, comme c'était une femme, il lui pardonna et
préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela,
dans la cellule voisine, un jeune homme qui était
venu dans cette maison pour passer quelques moments
d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit
de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait
longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la
force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus
voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'à peine
le jeune homme fut à portée de sa main, que des
lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et
vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient
tout bas que les griffes de mon maître les avaient
détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au
bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait
lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se
retira majestueusement. Il était littéralement écorché
des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers les
dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait
que son caractère était plein de bonté; qu'il aimait
à croire ses semblables bons aussi; que pour cela il
avait acquiescé au souhait de l'étranger distingué qui
l'avait appelé auprès de lui; mais que, jamais, au
grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé
par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il
après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet,
qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol,
en présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans
abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne
serait-ce que comme manteau, il essaya de dispa-
raître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la
chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de
regagner la porte de sortie. Oh! comme les poules
et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur
faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre
imbibée! » Et je me demandais qui pouvait être son maître!
Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... Alors, celui qui aurait dû penser davan-
tage à sa dignité et à sa justice, se releva, pénible-
ment, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté
et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes,
ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du
couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les
bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient
entre eux dans une cellule située au-dessus des
caveaux, se prirent par la main, et vinrent former
une ronde funèbre autour de lui. Pendant qu'il
recherchait les décombres de son ancienne splendeur;
qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant
ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver
avec du crachat, que de ne pas les laver du tout,
après le temps d'une nuit entière passée dans le vice
et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables
pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans
la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas
survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main
divine, et ses agonies se terminèrent pendant les
chants des nonnes... » Je me rappelai l'inscription
du pilier; je compris ce qu'était devenu le rêveur pubère
que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment
de sa disparition... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... Les
murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les
nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs,
avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa
robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le
couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure
céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les
autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis,
dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert
de sang caillé, de lambeaux de viande sèche; cette
chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est
introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis
enfermé. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les
légions des anges marcher en phalanges épaisses,
ni les astres se promener dans les jardins de l'harmo-
nie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon malheur
avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire
aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule.
Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité,
comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple
de mon maître; je leur conseillerai de sucer la verge
du crime, puisqu'un autre l'a déjà fait... » Le
cheveu se tut... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie !... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur
phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré
moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique
je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix,
mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire
entendre: Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te
replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
nuit couvre tes pas... je ne t'ai pas oublié; mais,
on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis.
Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment!
Revenu au ciel, mes archanges m'ont entouré avec
curiosité; ils n'ont pas voulu me demander le motif
de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever
leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner
l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue,
quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère,
et se communiquaient tout bas des pensées qui redou-
taient en moi quelque changement inaccoutumé.
Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient
vaguement que je n'étais plus le même, devenu
inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître
quelle funeste résolution m'avait fait franchir les
frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre,
et goûter des voluptés éphémères, qu'eux-mêmes
méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon
front une goutte de sperme, une goutte de sang. La
première avait jailli des cuisses de la courtisane!
La deuxième s'était élancée des veines du martyr!
Stygmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes
archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de
l'espace, les débris flamboyants de ma tunique
d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils
n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu
devant leur innocence; châtiment mémorable de la
vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé
un lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de
sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement
le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supé-
rieure, elles font un effort immense, et pénètrent
dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme
un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m'étouffent,
ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je
m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois
abaisser le cou devant le remords qui me crie: Tu
n'es qu'un misérable! » Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je
te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
nuit couvre tes pas... J'ai vu Satan, le grand ennemi,
redresser les enchevêtrements osseux de la char-
pente, au-dessus de son engourdissement de larve,
et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses
troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner
en dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que
son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le
succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût
ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche
humaine, par un voyage de long cours à travers les
récifs de l'éther, et faire périr, dans les souffrances,
un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune
homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices
raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence
de génie; consoler les hommes, sur cette terre, par
des chants admirables de poésie, de courage, contre
les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du
couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil;
rôdent dans le préau, gesticulant comme des auto-
mates, écrasant avec le pied les renoncules et les
lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez,
pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette
maladie, dans leur cerveau... (Les voici qui s'avancent,
revêtues de leur linceul blanc; elle ne se parlent pas;
elle se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent
en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet de
fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retour-
nez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complè-
tement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir...
O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les côtés,
je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma
dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se vante
d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit
avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en
offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés; car,
il a affirmé clairement le dessein qu'il avait d'aller
rapporter dans les planètes orbiculaires comment
je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et
la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a
dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi
si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il
préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille,
quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable,
que de cracher sur ma figure, recouverte de trois
couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas
salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait,
à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais
par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais
par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à une
claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire
brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me
jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait
me recevoir. Que puisque je me vantais d'être juste,
moi, qui l'avais condamné au peines éternelles pour
une révolte légère qui n'avait pas eu de suites graves,
je devais donc faire justice sévère sur moi-même,
et juger impartialement ma conscience, chargée
d'iniquités... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi...
tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai
parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le
soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre
tes pas. » Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse
point, je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la
houle de l'émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone
giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine,
souillée, un jour, par l'amer contact des têtons d'une femme
sans pudeur! Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au
crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère,
au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale
absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu
et son maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui
se revoient après une longue absence. Le Créateur continua,
accusé reparaissant devant son propre tribunal:
Et les hommes, que penseront-ils
de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand
ils apprendront les errements de ma conduite, la
marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes
boueux de la matière, et la direction de ma route
ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les
humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards,
bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je
m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à
ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de reconquérir
leur estime. Je suis le Grand-Tout; et cependant,
par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai
créés avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge
audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti
du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du
trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques
de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes
fils de l'humanité; je leur ai dit: Chassez le mal de
vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau
du bien. Celui-ci qui portera la main sur un de ses sem-
blables, en lui faisant au sein une blessure mortelle,
avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets
de ma miséricorde, et qu'il redoute les balances de
la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais,
le bruissement des feuilles, à travers les clairières,
chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il
s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le
buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides
entrelacés par la souplesse des lianes et les mor-
sures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la
plage; mais, la marée montante, avec ses embruns
et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils
n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course
aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis
que les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant
dans les grottes naturelles du golfe et les carrières
pratiquées sous la muraille des rochers retentissants,
beugleront comme les troupeaux immenses des
buffles des pampas. Les phares de la côte le poursui-
vront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets
sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples
vapeurs en combustion, dans leurs danses fantas-
tiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir
l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos
cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs.
C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'incli-
neront devant leurs parents avec reconnaissance;
sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin
des bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas,
conduits par la révolte, contre le jour de leur nais-
sance et le clitoris de leur mère impure. » Comment
les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si
le législateur lui-même se refuse le premier à s'y
astreindre?... Et ma honte est immense comme
l'éternité! » J'entendis le cheveu qui lui pardonnait,
avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait
agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier
rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des
ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier
ainsi qu'un linceul... Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait ! Il te
replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le
soleil est couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveu
doux, rampez, tous les deux, vers l'éloignement du lupanar,
pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent,
couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine...
Alors, le pou, sortant subitement de derrière un
promontoire, me dit, en hérissant ses griffes: Que
penses-tu de cela? » Mais, moi, je ne voulus pas lui
répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont.
J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par
celle-ci: Il est douloureux de garder, comme un poignard,
un tel secret dans son coeur; mais, je jure de ne jamais
révéler ce dont j'ai été témoin, quand je pénétrai, pour la
première fois, dans ce donjon terrible. » Je jetai, par
dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les
lettres; et, faisant quelques rapides réflexions sur le
caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas!
pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité
est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le
spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice,
je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir
un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon
chemin, à travers les dédales des rues.