Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Je comprends qu'elle puisse penser cela d'une enfant qui a tété jusqu'à ses neuf ans. Vous savez tout de moi maintenant. Oh j'oubliais ! On m'appelle Ayo, « joie » en yoruba . J'ai 15 ans, je viens d'entrer au lycée central de Parakou et Elom est mon amoureux. C'est l'être le plus beau qu'il m'a été donné de rencontrer. À peine plus grand que moi, de magnifiques yeux en amande, un teint ébène parfait donnant l'impression d'être constamment enduit de beurre de karité pur et des rêves pleins la tête. J'aime sa présence, son rire, son odeur...Tout chez lui me réjouissait. Cela rompait ma mélancolie habituelle.
Elle ne me quittait plus depuis ce jour funeste d'octobre où mon frère Fèmi est parti de l'autre côté. Je ne pensais pas que ça m'arriverait un jour : le perdre ou simplement voir mourir un être que j'aime. J'aimais à penser qu'aucun membre de ma famille ne ferait ce voyage sans retour. Alors c'est avec une violence indescriptible que cette réalité m'a happée. Je ne l'accepte toujours pas. Soudain, une voix stridente m'appela : « Ayo ! Ayo ! Minos est morte ! ». C'était ma mère. Minos, ma chatte venait d'être écrasée par un vélo. Elle fut enterrée le lendemain soir. La vie reprit son cours habituel.
Un soir, en rentrant du lycée, je suis tombée sur un bâton avec lequel aimait jouer Minos et je me suis effondrée. Tout est remonté. Fèmi, Minos et la solitude traversée depuis leur départ. Assise sur ce sol boueux, seule et désespérée, mon esprit divaguait.
La mort m'apparut alors cruellement. Soudainement, elle devenait plus proche ; elle n'était plus la lointaine ennemie réservée aux autres. Mais je ne suis plus tout à fait la même depuis sept mois et un jour. J'avais perdu quelqu'un. Pas n'importe qui, mon frère. Cette affreuse douleur qui vous traverse, le sentiment d'impuissance et parfois la culpabilité de n'avoir pas été là est l'une des choses les plus horribles par lesquelles je passe. On comprend mieux certaines choses quand on vit ça.
Le froid de la nuit tombante avait brutalement mis fin à mes réflexions. Je me suis plongée dans la pénombre pour regagner la maison. Cette nuit-là, mon sommeil a été cauchemardesque. Je me suis réveillée dès le premier chant du coq. En voyant le soleil poindre, une fulgurance me vint. C'était évident. Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Après une douche sommaire, j'ai rejoint avec hâte Elom sous notre cocotier avec l'intention de partager avec lui mon idée. Cependant, en voyant son visage radieux, je me suis résignée. Il ne méritait pas une telle charge si précocement. Cette innocence devait être préservée. Il fallait que je le fasse sans lui dire.
Me voilà enceinte à l'aube de mes 16 ans. Les paroles de ma mère résonnaient encore « tu es une extra-terrestre. Comment peux-tu faire cela ? Une enfant qui fait un enfant ! Sacrilège ! ». C'était le jour de l'annonce. Je pensais bien faire. Naïvement, je pensais que cet enfant allait tout réparer, allait faire revivre mon frère, allait tout effacer...Je n'avais jamais envisagé une tournure aussi dramatique. Avec cet enfant, j'allais enfin arrêter ce décompte macabre en célébrant la vie plutôt qu'en commémorant la mort. La venue de mon enfant signifierait non seulement sa naissance mais aussi ma renaissance. Je ne comprends pas cette réaction de ma mère. Est-il si utopique de croire que mon frère revivra à travers mon enfant ?
Après la scène inattendue de ma mère, je me questionnais sur l'opportunité d'informer Elom. J'aimerais me dire qu'il a le droit de savoir, c'est aussi son enfant. Mais une voix intérieure me soufflait le contraire. J'ai fini par la suivre. Je n'ai donc rien dit à Elom et ma mère a fini par se calmer sans réellement comprendre ma décision. Elle se demandait toujours ce qui se passait dans ma tête. Au fur et à mesure que mon ventre s'arrondissait, mes stratégies d'évitement s'aiguisaient. Les rendez-vous manqués avec Elom, les cours séchés, les cachoteries, l'exclusion évitée de justesse...Tout cela était infernal. Que d'incertitudes ! C'était paradoxalement une période apaisée. La perspective d'avoir un enfant suffisait à me rendre heureuse. J'oubliais ces petits déboires.
Après sept mois palpitants, le bébé a décidé de pointer sa petite bouille. Moi qui ai toujours cru qu'il fallait attendre neuf mois ! J'étais un peu déçue de voir que ce n'était pas un garçon. Un sentiment de frustration m'a parcourue. Je n'étais pas satisfaite. Je croyais sincèrement avoir un garçon, voir mon frère revenir. C'était une petite fille. Elle était minuscule. C'était la désillusion. Je ne voulais pas la toucher. Je la regardais à peine. J'avais tout abandonné pour cette grossesse et ce n'était pas un garçon. Comment pourrais-je l'aimer ? Elle a tout détruit.
Les premiers jours après le retour à la maison furent difficiles. Ma mère s'est occupée de tout. Elle se réveillait au même moment que ma fille, lui faisait prendre son bain, l'habillait...Elle faisait tout sauf lui donner à manger. C'était mon unique rôle. J'avais le sentiment d'y être contrainte. J'étais malheureuse. Je regardais ma vie défiler. Elle était fichue. Je déprimais. Au bout, d'un mois, ma mère n'a plus souhaité prendre soin seule du bébé. Il fallait que je prenne mes responsabilités. C'était mon bébé après tout, pas le sien. Pour elle, avoir eu un enfant m'avait rendue adulte. Il fallait y faire face maintenant. Malgré moi, j'ai dû apprendre à devenir mère, à effacer la part d'enfance qui me restait. Je n'étais plus une enfant.
Trois mois sont passés depuis l'accouchement, mes nuits étaient courtes, mes perspectives floues, la rumeur de ma maternité récente enflait...Elom a fini par tout apprendre.
Un jour, il est venu nous voir. Je voulais tout lui expliquer mais je n'avais pas les mots. Je n'ai pas su lui parler. Il m'a serrée contre lui pendant un long moment. Il pleurait, je pleurais. Notre fille pleurait aussi. Dans ces sanglots familiaux, Elom m'a susurré quelques mots. Avec sa voix entrecoupée de pleurs, il s'est doucement approché de mon oreille : « Je donnerai tout pour faire revenir ton frère mais hélas...Je ne le peux pas. Notre fille ne le remplacera pas non plus. Aimons-la pour ce qu'elle est, pas par défaut.»
Je ne m'étais pas trompée sur lui. Il était formidable et d'un soutien inespéré. Nous sommes désormais deux à bord du bateau « vie ». La tempête se traversera mieux ainsi. L'accalmie vint en effet. Nos parents se sont entendus sur la prise en charge de notre fille. Cela m'a permis de retourner à l'école l'année suivante. L'insouciance retrouvée, je souriais à nouveau. Je commençais même à oublier mon frère. Je me dédiais entièrement à ma fille Ifè . Ce ciel radieux s'est brutalement obscurci la veille de ses deux ans. Mon amour est parti pour toujours.
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1- Yoruba: langue africaine parlée au Nigeria, au Bénin et au Togo.
2- Ifè veut dire amour en langue yoruba.
Elle ne me quittait plus depuis ce jour funeste d'octobre où mon frère Fèmi est parti de l'autre côté. Je ne pensais pas que ça m'arriverait un jour : le perdre ou simplement voir mourir un être que j'aime. J'aimais à penser qu'aucun membre de ma famille ne ferait ce voyage sans retour. Alors c'est avec une violence indescriptible que cette réalité m'a happée. Je ne l'accepte toujours pas. Soudain, une voix stridente m'appela : « Ayo ! Ayo ! Minos est morte ! ». C'était ma mère. Minos, ma chatte venait d'être écrasée par un vélo. Elle fut enterrée le lendemain soir. La vie reprit son cours habituel.
Un soir, en rentrant du lycée, je suis tombée sur un bâton avec lequel aimait jouer Minos et je me suis effondrée. Tout est remonté. Fèmi, Minos et la solitude traversée depuis leur départ. Assise sur ce sol boueux, seule et désespérée, mon esprit divaguait.
La mort m'apparut alors cruellement. Soudainement, elle devenait plus proche ; elle n'était plus la lointaine ennemie réservée aux autres. Mais je ne suis plus tout à fait la même depuis sept mois et un jour. J'avais perdu quelqu'un. Pas n'importe qui, mon frère. Cette affreuse douleur qui vous traverse, le sentiment d'impuissance et parfois la culpabilité de n'avoir pas été là est l'une des choses les plus horribles par lesquelles je passe. On comprend mieux certaines choses quand on vit ça.
Le froid de la nuit tombante avait brutalement mis fin à mes réflexions. Je me suis plongée dans la pénombre pour regagner la maison. Cette nuit-là, mon sommeil a été cauchemardesque. Je me suis réveillée dès le premier chant du coq. En voyant le soleil poindre, une fulgurance me vint. C'était évident. Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Après une douche sommaire, j'ai rejoint avec hâte Elom sous notre cocotier avec l'intention de partager avec lui mon idée. Cependant, en voyant son visage radieux, je me suis résignée. Il ne méritait pas une telle charge si précocement. Cette innocence devait être préservée. Il fallait que je le fasse sans lui dire.
Me voilà enceinte à l'aube de mes 16 ans. Les paroles de ma mère résonnaient encore « tu es une extra-terrestre. Comment peux-tu faire cela ? Une enfant qui fait un enfant ! Sacrilège ! ». C'était le jour de l'annonce. Je pensais bien faire. Naïvement, je pensais que cet enfant allait tout réparer, allait faire revivre mon frère, allait tout effacer...Je n'avais jamais envisagé une tournure aussi dramatique. Avec cet enfant, j'allais enfin arrêter ce décompte macabre en célébrant la vie plutôt qu'en commémorant la mort. La venue de mon enfant signifierait non seulement sa naissance mais aussi ma renaissance. Je ne comprends pas cette réaction de ma mère. Est-il si utopique de croire que mon frère revivra à travers mon enfant ?
Après la scène inattendue de ma mère, je me questionnais sur l'opportunité d'informer Elom. J'aimerais me dire qu'il a le droit de savoir, c'est aussi son enfant. Mais une voix intérieure me soufflait le contraire. J'ai fini par la suivre. Je n'ai donc rien dit à Elom et ma mère a fini par se calmer sans réellement comprendre ma décision. Elle se demandait toujours ce qui se passait dans ma tête. Au fur et à mesure que mon ventre s'arrondissait, mes stratégies d'évitement s'aiguisaient. Les rendez-vous manqués avec Elom, les cours séchés, les cachoteries, l'exclusion évitée de justesse...Tout cela était infernal. Que d'incertitudes ! C'était paradoxalement une période apaisée. La perspective d'avoir un enfant suffisait à me rendre heureuse. J'oubliais ces petits déboires.
Après sept mois palpitants, le bébé a décidé de pointer sa petite bouille. Moi qui ai toujours cru qu'il fallait attendre neuf mois ! J'étais un peu déçue de voir que ce n'était pas un garçon. Un sentiment de frustration m'a parcourue. Je n'étais pas satisfaite. Je croyais sincèrement avoir un garçon, voir mon frère revenir. C'était une petite fille. Elle était minuscule. C'était la désillusion. Je ne voulais pas la toucher. Je la regardais à peine. J'avais tout abandonné pour cette grossesse et ce n'était pas un garçon. Comment pourrais-je l'aimer ? Elle a tout détruit.
Les premiers jours après le retour à la maison furent difficiles. Ma mère s'est occupée de tout. Elle se réveillait au même moment que ma fille, lui faisait prendre son bain, l'habillait...Elle faisait tout sauf lui donner à manger. C'était mon unique rôle. J'avais le sentiment d'y être contrainte. J'étais malheureuse. Je regardais ma vie défiler. Elle était fichue. Je déprimais. Au bout, d'un mois, ma mère n'a plus souhaité prendre soin seule du bébé. Il fallait que je prenne mes responsabilités. C'était mon bébé après tout, pas le sien. Pour elle, avoir eu un enfant m'avait rendue adulte. Il fallait y faire face maintenant. Malgré moi, j'ai dû apprendre à devenir mère, à effacer la part d'enfance qui me restait. Je n'étais plus une enfant.
Trois mois sont passés depuis l'accouchement, mes nuits étaient courtes, mes perspectives floues, la rumeur de ma maternité récente enflait...Elom a fini par tout apprendre.
Un jour, il est venu nous voir. Je voulais tout lui expliquer mais je n'avais pas les mots. Je n'ai pas su lui parler. Il m'a serrée contre lui pendant un long moment. Il pleurait, je pleurais. Notre fille pleurait aussi. Dans ces sanglots familiaux, Elom m'a susurré quelques mots. Avec sa voix entrecoupée de pleurs, il s'est doucement approché de mon oreille : « Je donnerai tout pour faire revenir ton frère mais hélas...Je ne le peux pas. Notre fille ne le remplacera pas non plus. Aimons-la pour ce qu'elle est, pas par défaut.»
Je ne m'étais pas trompée sur lui. Il était formidable et d'un soutien inespéré. Nous sommes désormais deux à bord du bateau « vie ». La tempête se traversera mieux ainsi. L'accalmie vint en effet. Nos parents se sont entendus sur la prise en charge de notre fille. Cela m'a permis de retourner à l'école l'année suivante. L'insouciance retrouvée, je souriais à nouveau. Je commençais même à oublier mon frère. Je me dédiais entièrement à ma fille Ifè . Ce ciel radieux s'est brutalement obscurci la veille de ses deux ans. Mon amour est parti pour toujours.
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1- Yoruba: langue africaine parlée au Nigeria, au Bénin et au Togo.
2- Ifè veut dire amour en langue yoruba.