Le vieux pacte

— Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ? Pourquoi cet accablement parmi vous ? Levez-vous immédiatement ! Votre combat vient juste de commencer.

Elle s'avançait lentement, ses pieds ne semblant pas toucher terre. Ses yeux luisants couvraient l'éclat du grand feu de camp dressé par quelques hommes. Ils la regardèrent, étonnés. Sa longue robe pailletée paraissait avoir été découpée dans un morceau du ciel étoilé de cette douce nuit d'été de 1791. Chacune de ses rides voulait raconter une histoire. Une douce et fraîche brise accompagnait également l'ondulation de son corps courbé par le temps. D'où sort-elle ? À cette heure, la montagne Kajan était encore plus difficile d'accès. Cette montagne, bastion de la résistance, était depuis plusieurs années devenue un important refuge et aucun étranger ne pouvait y entrer facilement. Pour s'en assurer, des pièges avaient été placés de part et d'autre, au cas où quelques courageux oseraient venir troubler la paix du lieu. Un véritable spectacle de la nature avec son paysage pittoresque et verdoyant.Dans le camp, personne ne bougeait. Ils la regardèrent, ahuris. Des blessés jusque-là assoupis sur l'herbe, se soulevèrent lentement. Des femmes affolées cachèrent leurs enfants endormis sous leurs bras. Ils paraissaient tous fatigués et découragés. Cette journée avait été particulièrement éprouvante pour eux tous. Plusieurs des leurs avaient été tués, mutilés ou brûlés vifs. C'était la guerre. Parce qu'ils avaient juré de vivre libre ou de mourir pour une île devenue la leur par la force. Désormais, ils ne voulaient plus d'esclaves, ni de maîtres sur la terre vierge. 

— Qui est celui qui m'a appelé ? Où est votre chef ?

Un homme à la carrure imposante sortit précipitamment d'une petite tonnelle composée de feuilles et de branches d'arbres. Son torse sombre, sur lequel se trouvait de multiples cicatrices et blessures récentes, brillait à la lumière du feu dans la nuit. Son front altier et son regard perçant témoignaient de sa force et de sa détermination. Il était considéré comme un paria parce qu'il voulait déranger l'ordre, et libérer ses semblables. Du jour au lendemain, ils avaient été arrachés de leur continent natal pour devenir des êtres-objets susceptibles d'être acquis par des maîtres uniquement pour travailler. Il était réputé et respecté de ses pairs parce qu'il avait le pouvoir de communiquer avec la nature. Boukman avait un foulard en soie rouge noué sur sa tête et une grosse machette attachée à sa ceinture. Il tenait dans sa main droite un gobelet blanc en métal et une bouteille, tous deux remplis de liquide. Arrivé près de la vieille dame, il s'inclina rapidement et renversa 3 fois le contenu des récipients à ses pieds.

— Bienvenue Maîtresse ! Recevez ce café et ce clairin, notre boisson alcoolisée locale, en signe de respect.
— Boukman, mon enfant, me voilà. Pourquoi es-tu venu troubler ma paix et me ramener parmi les humains ? 
— Boukman ! Crièrent quelques hommes, apeurés. Qui est cette vieille femme et que nous veut-elle ?
— Je suis la maîtresse de Kajan. J'ai vécu ici toute ma vie. Je connais très bien l'histoire de cette terre et de tous les peuples ayant habité cette île. Je ne viens pas du ciel, mais plutôt de la terre. J'ai toujours été là pour vous, même lorsque vous n'en aviez pas besoin. Le créateur de toute chose m'a donné le pouvoir de vous procurer l'air que vous respirez. Vous aviez l'habitude de vous reposer sur moi lorsque vos corps, fatigués de travailler sous le soleil de l'île, demandaient grâce. Je connais vos peurs, vos rêves, vos histoires d'amours, vos douleurs. Je suis votre grand-mère à tous. Dites-moi, que voulez-vous ?
— Nous voulons que vous nous aidiez à mener notre combat. Nous ne voulons plus être des esclaves fugitifs toujours en cavale. Nous voulons vivre sur cette terre, dans la paix et l'égalité pour tous. Nous sommes prêts à tout pour cela.

Maîtresse scruta tranquillement la foule qui l'entourait. Ils étaient nombreux dans ces montagnes à se battre. On les appelait des nègres marrons, parce qu'ils avaient fui leurs propriétés pour ne plus être sous le joug de la servitude. Leurs cris de souffrance et de ras-le-bol avaient réussi à parvenir à ses oreilles.

— J'accepte votre demande, sachez que la victoire ne sera pas une partie de plaisir. Beaucoup d'entre vous périront dans d'atroces souffrances. Et quand vous remporterez la bataille, oui, vous le remporterez. Cette terre s'appellera Ayiti, comme le veut la nature, en l'honneur des montagnes qui vous ont protégées et accueillies. L'une d'entre vous m'a vu en rêve ! Qu'elle s'approche !

Timidement, une jeune femme se détacha de la foule. Une murmure d'approbation se fit entendre autour d'elle. On la connaissait tous, fatiguée d'être maltraitée par ses anciens maîtres, elle avait fui avec Dessalines. Ici, elle prenait soin de tout le monde. Elle confectionnait et entretenait le peu de vêtements que possédaient les fugitifs de la colonie.

— Catherine, ma fille, te souviens-tu de ce que je t'ai dit dans ton rêve ? 
— Oui, maîtresse. Je me souviens de tout. Je sais ce que j'aurai à faire quand le moment sera venu.
— Bien, je veux que tu prennes cette aiguille et que tu la conserves soigneusement. Elle te servira quand viendra le moment de revêtir de couleurs symboliques les débuts prometteurs de ta nouvelle patrie. Tu confectionneras le drapeau d'Ayiti. Maintenant, lançons la cérémonie pour sceller notre pacte. Boukman, fais ce que tu dois faire.

Un cercle se forma autour de la vieille dame et du feu incandescent. Des torches furent allumées à côté de tous les arbres se trouvant à proximité, et des mouchoirs de différentes couleurs furent attachés à leurs racines et également distribués aux hommes en signe de respect et d'allégeance à la nature. Et Boukman vient disposer soigneusement, devant la vieille femme, une grande cruche remplie de clairin, des ustensiles en métal blanc contenant respectivement du maïs et autres liquides concoctés avec des plantes des environs. La vieille dame les prit et les mélangea au clairin. Elle prit du café, du maïs et un peu de la boisson reposant dans la cruche, et les fit jeter autour des arbres, en signe de partage. Dorénavant, la nature recevra d'eux, ce qu'elle leur donnera.

— Mes enfants, nous avons entendu vos cris. En partageant ce repas avec nous, vous scellez un accord qui durera aussi longtemps que vous vivrez en harmonie avec nous. Boukman et Dessalines, approchez-vous de moi ! Buvez d'abord de cet élixir puis partagez le reste avec vos frères. Là-dedans, réside votre force pour les combats à venir. Vous serez des figures emblématiques de la révolution, l'un d'entre vous succèdera à l'autre, soyez donc unis ! Seul l'union vous sauvera !

Bientôt des coups de tambours se firent entendre dans les profondeurs de la nuit. D'anciens esclaves venaient de briser leurs chaînes et célébraient cette victoire, au rythme effréné du tambour de la liberté.

— Pour que vous soyez définitivement libre, vous devez me faire la promesse de toujours respecter la nature. Seule votre connexion avec la nature vous libérera. Vous devez me faire la promesse de ne pas nous détruire. Chaque arbre ici, est un membre de ma grande famille, ils vous accompagneront lors de votre combat. Tant que je resterai ancré dans le sol. Vous resterez ancré sur cette terre. Par ce pacte, vous serez toujours intimement liés à la nature et au créateur de cette île. Quiconque parmi vous osera, à l'avenir, faire du mal à la terre se retrouvera prisonnier de la misère. 

Au dernier son de tambour, un tourbillon mystérieux s'invita dans la danse et rendit tout invisible. Quand ils reprirent leurs esprits, la vieille dame avait disparu. À sa place se tenait une imposante mapou. Ses racines profondes et vivaces s'étendaient aussi bien dans la terre que dans les cœurs, comme une preuve vivante de leur engagement envers Ayiti.
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