Le testament de l'âne

Recommandé

PERSONNAGES

LE JONGLEUR, récitant du fabliau.

GARNIER, valet ivrogne.

GAUTIER, valet ivrogne.

SIRE BAUDOUIN, seigneur baron.

MARION, une vilaine .

LE PRETRE SIMON, curé, maître de l'âne.

ROBERT, courtisan de l'Evêque.

REINARD, officier de justice de l'Evêque .

COURTISAN DU SEIGNEUR BAUDOIN

ENFANTS DE CHOEUR ET PORTEURS DU CERCUEIL DE L'ANE .


PROLOGUE : LE JEU DU JONGLEUR

LIEU :
La cour du seigneur Baudouin. A l'arrière de la scène, le maître des lieux, assis sous son dais. Autour de lui, quelques gens de sa maisnie devisent gentiment. A l'avant de la scène, un jongleur s'adresse avec emphase à l'assemblée. Deux vilains, domestiques du seigneur, le prennent à partie...

LE JONGLEUR:

La paix, gentes dames et gentils seigneurs, la paix ! Faites silence et écoutez-moi bien. Sans mentir, je vais vous dire, si vous m'entendez, telles nouvelles qu'elles esbaudiront le pire d'entre vous. Mes seigneurs, je suis jongleur et ménestrel aussi; je vais par les pays, les villes et les châteaux...

GARNIER, le bousculant.

Allons donc, vagabond, fainéant tous les jours de l'an, passe ton chemin, tu seras plus vaillant à la taverne.

LE JONGLEUR :

La paix, ai-je dit, vilain, tu n'y entends rien, laisse-moi parler, car j'ai vu bien plus de choses que jamais tu n'en verras, bien plus que jamais n'en saurai conter. Je suis de pays lointain venu en ce lieu. Je suis allé en Artois et en Albigeois, en Bretagne et aussi en Allemagne, je suis allé à Pavie, je suis allé à Paris, aussi en Anjou et en Poitou...

GARNIER :

Et soit le mal venu, tu es un voleur au moins, par Saint Robin ! Et tu ne sais bailler que fariboles et mauvaises paroles. Fuis d'ici ou tu seras bellement battu !

LE JONGLEUR,terrifié:

Qu'on me laisse au moins faire mon récit; si à la parfin j'ai mal dit, je veux bien être chassé, mais ne me bats point.

GARNIER, à son compère :

Gautier, as-tu entendu les paroles de ce traine-chemin et comment il m'échauffe de ses menteries. A-t-on jamais connu ici tel glouton de flandrin ?

GAUTIER :

Baille lui une buffe ! Tel que je le vois, je crois bien que, par nature, il est plus fol que bestiau en pâture.

GARNIER:

Tiens, rentre chez toi et n'y reviens plus !

LE JONGLEUR:

Ah !... Et quoi, me laisseras-tu parler ? Que la chassie te mange les yeux, le mal des ardents déjà te prend. Comment te nomme-t-on, toi qui es si têtu ?

GARNIER:

Eh moi ? Garnier la grosse tête.

SIRE BAUDOUIN :

Holà, faillie servaille, on ose faire dispute en mon palais. Que Messire Saint Guy vous fasse danser. Comment osez-vous chasser ce bon jongleur qui ne vous a rien fait encore ? Toujours à jongleurs, baladins, trouvères et ménestrels, j'ai baillé bon accueil; jamais ne changerai ma coutume.

GAUTIER :

Ah, notre bon seigneur, gentil chevalier, ce n'est pas trouvère que ce rogneur de pain-là, mais bailleur de mauvaises paroles en vérité.

LE JONGLEUR:

Sire Baron, très chevalereux champion, vous êtes le prince de cette assemblée et vous venez bien à point pour mettre chef au méchant tapage de ces gratteurs de latrines. Beau seigneur, me laissera-t-on faire mes récits ?

SIRE BAUDOUIN, face au public :

Jongleur, nous saurons bien t'éprouver, si tu es si vaillant en matière de fables que tu le dis. La très noble assemblée de céans va maintenant faire silence. Par la foi de mon corps, il n'y a pas gens mieux nés dans tout le pays. Chante pour ceux-là, le jongleur, et si tu es bon ils te donneront des deniers ou peut-être un manteau; sinon ils te bailleront du bâton...

GAUTIER:

Et nous retournons boire...

Fin du prologue

- SCENE I -

LE JONGLEUR :

Qui veut vivre estimé du monde et suivre la voie de dame Fortune encontrera bien des mésaventures. Les maudisants ne manquent pas qui, pour un rien, lui cherchent noise, et les envieux sont autour de lui. Si bon, si gracieux soit-il, pour dix assis à sa table, il y aura six médisants et bien neuf envieux au moins. Ces gens-là, dans son dos, ne le prisent pas plus qu'un oeuf; mais par devant, ils lui font fête, chacun l'approuvant de la tête. si l'on ne reçoit rien de lui, comment ne pas le jalouser quand ceux qui mangent à sa table ne sont ni loyaux, ni sincères ? Il n'en peut être autrement : c'est pure vérité.

Pendant ce discours, Sire Baudouin et son entourage s'effacent dans la pénombre. Jeu d'éclairage

- SCENE II -

Retour de Gautier et Garnier, toujours aussi ivres. Avec eux : Marion, jeune paysanne bien en chair et à la trogne fleurie...

GARNIER:

Allons, la vilaine, allons maraude, viens te réjouir avec les bons compagnons, viens donc boire !

GAUTIER:

Eh, Eh ! La jolie donzelle. Ce n'est point Carême ce jour.

MARION:

Oh tout doux, que Dieu vous donne un bon jour, par Sainte Personne, je ne boirai point.

GAUTIER:

Ah, je crois tenir un fromage, tant je te sens tendre et molle. viens ça, ma douce, ma belle, et faisons la paix.

MARION:

Eh méchant paillard, mauvais ribaud, ôte donc ton pied, pour un peu tu m'écraserais. Il faut que tu ais perdu le sens pour avoir de telles pensées à l'heure où l'on conduit un mort au cimetière.

GARNIER:

Ah ça, beaux compagnons, le gros curé Simon mène l'enterrement.

Le cortège funèbre traverse la scène. En tête, le curé Simon chante les vigiles des morts. Enfants de choeur. Six manants costauds portent à grand'peine un énorme cercueil. Au passage du cortège, Gautier et Garnier se découvrent et fixent leur pieds. Marion joint les mains avec affectation.


GAUTIER:

Ah ça, par Saint Germain, voici bel enterrement. Mais qui porte-t-on ainsi ? Qui est le mort ? Car il en faut bien un !...

GARNIER:

Et cette huche si grande, elle le serait encore trop pour le curé lui-même si on l'enterrait avec tous ses beaux écus.

MARION:

Vous êtes plaisant songer au mort; tantôt vous pensiez à autre chose, une main portant le pot de bière et l'autre sur ma cotte.

GAUTIER:

Méchante garce que tu es, que la lèpre te prenne ! Tu en sais bien plus que tu ne dis quant à cette chose bien émerveillable.

MARION:

Oui da, c'est pour son âne Baudouin que le gros curé chante la messe.

VOIX OFF DE SIRE BAUDOUIN :

Il ne plaît guère, le nom que tu donnes à cet âne, jongleur !

LE JONGLEUR :

Euh... Plutôt il me souvient que c'était Martin !

GARNIER:

L'âne du curé...

GAUTIER:

... Martin !

GARNIER:

Non ?

MARION:

Si fait !

GAUTIER:

Il chante la messe ...

GARNIER:

La bête ira-t-elle en paradis ?

MARION:

Garnier le têtu, en vérité, tu es plus sot que jamais ne fut l'âne Martin, qui servit son curé bien vingt ans entiers : rares sont pareils serviteurs.

GAUTIER:

Ce curé païen enterre son âne en terre bénite au beau mitan des chrétiens !

GARNIER:

Si la chose vient à se savoir ...

MARION:

C'est comme si elle se savait déjà !

Tout en parlant, le trio quitte la scène. L'épisode suivant va se dérouler à la cour de l'évêque. Même décor que la cour de Sire Baudouin hormis quelques détails : par exemple, on a pu faire disparaître un écu armorié ...

- SCENE III -

LE JONGLEUR :

Le prêtre Simon était curé d'une bonne paroisse. Il mettait son talent, son zèle à en tirer de bons revenus. Il avait des bezants, des robes. Il avait des greniers regorgeants de blé qu'il savait vendre au bon moment et pour de bonnes affaires. Et le meilleur de ses amis ne pouvait rien tirer de lui hors par contrainte et par force. Son âne du logis, après l'avoir bien enrichi, vint à trépasser de vieillesse. Il tenait tant à cet animal qu'il ne voulut le faire dépouiller; il l'enterra au cimetière...autre homme était son évêque; il n'était ni avare, ni envieux mais courtois et fort bien appris ...

A la cour de l'évêque. On vide des coupes autour de l'aimable prélat.

ROBERT :

A votre santé, mon seigneur l'évêque, que l'année vous soit bonne et que Notre Sire Jésus-Christ vous tienne en sa Sainte Garde.

L'EVEQUE :

La grand merci à toi, sire Robert, et que Notre Sire daigne abattre cette mauvaise fièvre qui me tient si mal allant.

UN COURTISAN :

Il le fera pour l'amour de nous tous et pour l'amour de vous en premier chef. Déjà nul n'oserait vous dire malade tant vous montrez de joie, et c'est grande vertu que de régaler ses bons compagnons.

L'EVEQUE :

Je ne saurais rester au lit si je reçois la visite d'un seul homme de bien. La compagnie de bons chrétiens vaut bien, je le crois, celle des meilleurs médecins.

ROBERT :

Et c'est pourquoi votre maison est pleine tous les jours. Croyez m'en, vos gens vous sont dévoués et quoi que vous demandiez, vous êtes servi de bonne grâce.

L'EVEQUE :

Au vrai, je suis pourtant bien pourvu, mais surtout de dettes, car qui trop dépense s'endette.

ROBERT :

C'est vérité commune, très noble sire, jamais homme de bien ne se ruine par ses largesses. Vous n'êtes point de ces riches clercs, de ces prêtres ladres et chiches qui n'honorent de leurs dons ni leur évêque, ni leur seigneur.

L'EVEQUE :

Parles-tu dans le vague ou songes-tu à quelque homme particulier ?

ROBERT :

Il me souvient présentement du prêtre Simon en sa grasse paroisse. Il est riche celui-là. Ce n'est pas que je sois convoiteux. Encore a-t-il fait une chose qui pourrait lui coûter bien cher si quelqu'un la faisait connaître.

L'EVEQUE :

Et qu'a-t-il fait ?

ROBERT :

Il a fait pire qu'un bédouin; il a mis en terre bénite le corps de son âne Martin.

L'EVEQUE :

Si la chose est vraie, honnis soient les jours de sa vie et que maudit soit son avoir ! Reinard, faites-le comparaître; j'entendrai le curé répondre aux accusations de Robert. Et je dis, Dieu me vienne en aide, que si le fait est avéré, il devra m'en payer l'amende.

REINARD :

A vos ordres, seigneur.

ROBERT :

Sire, je veux bien qu'on me pende si ce que je dis n'est pas vrai. Et j'ajouterai que jamais il ne vous a fait le moindre présent !

LE JONGLEUR :

Ainsi, le curé Simon qui célébra la messe du baudet Martin fut-il sommé devant la cour de son évêque. Il était bien forcé de venir en justice. N'en riez pas, il risquait bien d'y être suspendu.

- SCENE IV -

L'EVEQUE :

Félon, traître, ennemi de Dieu, où donc as-tu mis ton âne ? Tu as fait grande offense à la Sainte Eglise, telle que jamais on n'en fit. Tu as enterré ta bête au cimetière des chrétiens. Par Sainte Marie l'Egyptienne, si j'ai des preuves de la chose, si j'ai des témoins de bonne foi, je te ferai mettre en prison. A-t-on jamais vu pareil crime ?

LE CURE :

Très doux Sire, toute parole se peut dire, il est facile d'inventer n'importe quoi. Je demande un jour de délai, car je voudrais prendre conseil en cette affaire, s'il vous plaît; non que je désire un procès.

L'EVEQUE :

Je veux bien que vous consultiez, mais je ne vous tiendrai pas quitte si j'apprends que la chose est vraie.

LE CURE :

Monseigneur, ce n'est pas croyable.

Le curé s'éloigne

LE CURE :

En vérité, il n'a pas envie d'en rire. Me voilà en grand malaventure. Mais je possède une bonne amie, je le sais bien, c'est ma bourse. Et s'il faut payer amende, elle ne fera point défaut.

Il s'en va

LE JONGLEUR :

Passe la nuit, le terme arrive. Notre curé a serré vingt livres dans sa bourse de cuir : argent comptant, de bonne aloi; il n'a à craindre la soif, ni la faim.

- SCENE V -

La cour de l'évêque. Le curé entre en scène en soupesant sa bourse. Il la range prestement en s'avançant devant l'assemblée.

L'EVEQUE :

Curé, vous avez pris conseil, et que nous en rapportez-vous ?

LE CURE :

Monseigneur, j'ai bien réfléchi. Conseil peut aller sans querelle. Il ne faut pas vous étonner qu'on doive en conseil s'arranger. Je veux décharger ma conscience; si j'ai mérité pénitence d'argent ou de corps, punissez-moi.

Le curé s'avance vers l'évêque jusqu'à pouvoir lui parler à l'oreille. Ce faisant, il porte discrètement la main à sa bourse cachée sous son habit. Ton de confessionnal.

LE CURE :

Sire, quelques mots suffiront. Mon âne a bien longtemps vécu; j'avais en lui de bons écus. Il m'a servi sans rechigner, loyalement pendant vingt ans entiers. Que Dieu me pardonne mes fautes, chaque année il gagnait vingt sous, si bien qu'il m'épargna vingt livres que, pour échapper à l'enfer, il vous laisse par testament.

Preste transfert de la bourse de la main du curé à celle de l'évêque. Ce dernier l'enfouit tout aussi rapidement dans ses vêtements.

L'EVEQUE :

Que Dieu l'aime; qu'il lui pardonne ses méfaits et les péchés qu'il a commis. Prions pour l'âme de la défunte bête.

L'évêque et sa cour disparaissent dans l'ombre

LE JONGLEUR :

L'évêque a su tirer profit de l'argent du riche curé; il lui apprit en même temps la largesse. Qui joint l'argent à son affaire ne doit pas douter du succès. C'est hélas la vérité. En outre l'âne Martin resta chrétien : mon récit vous a témoigné qu'il paya bel et bien son legs. Amen.

La parole du maître

Fin du fabliau

Recommandé