Certains disent que la nuit n'est qu'un rideau, un voile sombre qui recouvre le ciel
percé d'étoiles diamantines. Certains racontent les histoires d'heures noires, heures de
monstres et de loups, heures où notre monde retrouve son premier visage : l'inconnu. Ils
racontent aussi les histoires d'enfants perdus. Mais personne n'a encore raconté l'histoire de
Maya, l'enfant qui était tombée de l'autre côté de la nuit...
C'était un monde sans jour, il n'était plus de nuit. Maya avançait sur des nuages
invisibles, trop effrayée par le noir pour revenir sur ses pas. Le vide, c'est derrière le voile,
ça n'a pas de couleur et ça ne change jamais. Mais ce n'est pas pour autant que le vide est
vide, parce que sinon pourquoi y peindrait-on ? Devant, un ilôt pâle commençait par un
plancher, portait les ombres d'une table remplie d'outils, d'une chaise, de tasses défraîchies,
et s'achevait par une toile blanche sur laquelle une femme peignait. "Entres, voyons ! Tu
comptes sur l'apparition d'une porte ?" Le ton était sévère, comme celui de l'institutrice. "Il y
a du chocolat pour toi sur la table, je pense que j'en ai encore pour un moment." Maya ne se
fit pas prier- elle commençait à avoir faim et avait déjà oublié les curiosités passées. Elle
remarqua ensuite les gestes de son hôtesse : à peine glissé d'un pinceau large et fluide que
la trace était bue par la toile, elle choisissait alors un autre pinceau et recommençait.
- Comment peignez-vous si vous ne voyez rien ? osa la petite
- Toutes les couleurs sont contenues dans le blanc, lui répondit-on comme d'une
évidence.
- Alors de quelle couleur peignez-vous ?
- D'autant de couleur qu'il faudra pour dessiner ma nuit.
La femme s'arrêta un instant et Maya pu voir son visage, celui d'une créatrice absorbée par
sa tache. Ses yeux sombres se perdaient dans le vague comme si elle cherchait dans les
recoins du vide quelque chose d'inaccessible, l'élément manquant à son tableau inachevé.
- Votre nuit ? répéta Maya
Elle sursauta, rappelée de ses pensées.
- Non tu as raison... C'est la nuit de partout, c'est donc la nuit de tous ceux qui
l'habitent comme de tous ceux qu'elle abrite.
- Je ne veux pas avoir cette nuit là.
L'autre soupira. Après une hésitation elle décrocha la toile, dégagea la table et la reposa
dessus, de manière a ce que la petite fille abandonne sa tasse et se dispose totalement au
tableau blanc.
- Tiens, peut-être pourrais-tu m'aider...
- Mais moi je ne sais pas comment on dessine la nuit !
- Fais preuve d'imagination alors. Imagine les crêtes d'algues, les choux de vanille, les
carillons d'été, je ne sais pas ! Puisque tu ne l'aimes pas et que je t'offres l'occasion
extraordinaire de m'aider, tu n'as qu'à y mettre des choses que tu aimes et
l'apprivoiser. Prends un de mes pinceaux et trace quelque chose !
Maya, contrainte d'obéir, fit une longue et grande ligne noire comme une voie de train.
- Ça, c'est une nuit horizontale. Tu vois, tu l'as pensée noire et elle l'est devenue.
C'est un bon début de noircir la toile, mais sans repères il ne restera plus de
certitudes, tu dois aussi l'éclaircir.
Maya avisa alors un crayon et dessina une forme ronde un peu bossue, ajoutant un trait
pour la tige et un U pour une feuille.
- J'aime bien les pommes, mais je n'aime pas la peau alors elle est épluchée,
expliqua-t-elle, et j'ai aussi pensé au citron pour la couleur comme maman !
- C'est bien, tu vois que ce n'est pas difficile. La femme essayait de cacher un sourire.
La lune doit être bien plus facile à décrocher maintenant, il suffira de la cueillir ou
d'en manger un morceau lorsque le temps passera...
Maya était maintenant décidée à aller jusqu'au bout. Concentrée, elle chercha encore autour
avant de laisser ses instruments pour son fond de chocolat. Elle en versa légèrement, la
partie la plus claire, bien au centre du tableau.
- C'est la Voie Lactée ! affirma-t-elle radieuse
Là où le lait était tombé grandirent de petits bourgeons, avant d'éclore en bouquets de
petites fleurs dégradées.
- Soufflez dessus, exigea ensuite Maya
- Comme cela ?
- Plus fort !
Alors la femme concentra son souffle et une marée de petites paillettes blanche dérivèrent
des bouquets pour consteller le reste.
- Ainsi tu aimes aussi les pissenlits ?
- C'est ma fleur préférée.
- Tu as fini par réaliser une nuit bien vivante... Et bien, je crois que tout est bon, nous
allons pouvoir y aller.
Elle remit la toile en place et vérifia qu'elle restait accrochée.
- Aller où ?
- C'est le meilleur moment, tu vas voir. La femme ne dissimulait plus son sourire.
Quelle artiste je ferais si je ne vérifiais pas la qualité de mon travail ?
Elle enfila un casque d'aviateur avec ses lunettes d'oiseau et ses oreilles tombantes, défit
son tablier et serra un grand châle sur son cou avant d'enfoncer le même casque modèle
réduit sur la tête de Maya.
- Surtout, prends garde de ne pas attraper froid !
Sous les yeux écarquillés de Maya elle peignit un cadre sombre au tableau qui devint
fenêtre, et l'invita à la franchir. C'est lorsqu'un sursaut de vent la força à froncer les yeux que
Maya réalisa vraiment le pouvoir du tableau, suspendue.
- On dirait le tableau qu'on a vu à l'école...
En bas, c'était d'abord des veilleuses myriardaires, allumées par des mains anonymes pour
tisser leurs vœux dans la nuit, les nuées de lucioles qui s'éveillaient seulement. En vérité, la
nuit est loin d'être noire, mais c'est seulement passée son heure la plus sombre que l'on
découvre le secret. Turquoise, aigue-marine, la nuit est lapis-lazuli, se révèle dans un
camaïeu pastel, sarcelle, majorelle, couleur champs et bosquets.
- Là, vois-tu cette lueur ? C'est celle de ta mère qui attend ton retour. Il faut que tu
rentres à présent. Mais n'oublies pas, c'est la nuit qui donne un sens aux choses et
les choses n'ont pas qu'un seul visage...
Un silence passa.
- On m'a dit que j'étais comme la nuit, effrayante. Maya chuchotait. Mais si c'est vrai,
alors je ne le regretterai plus.
Au revoir !
La femme murmura "Doux vent, doux vent, que tes souffles portent cette petite fille à la
bougie qui l'attend..." et tout s'évanouit.
percé d'étoiles diamantines. Certains racontent les histoires d'heures noires, heures de
monstres et de loups, heures où notre monde retrouve son premier visage : l'inconnu. Ils
racontent aussi les histoires d'enfants perdus. Mais personne n'a encore raconté l'histoire de
Maya, l'enfant qui était tombée de l'autre côté de la nuit...
C'était un monde sans jour, il n'était plus de nuit. Maya avançait sur des nuages
invisibles, trop effrayée par le noir pour revenir sur ses pas. Le vide, c'est derrière le voile,
ça n'a pas de couleur et ça ne change jamais. Mais ce n'est pas pour autant que le vide est
vide, parce que sinon pourquoi y peindrait-on ? Devant, un ilôt pâle commençait par un
plancher, portait les ombres d'une table remplie d'outils, d'une chaise, de tasses défraîchies,
et s'achevait par une toile blanche sur laquelle une femme peignait. "Entres, voyons ! Tu
comptes sur l'apparition d'une porte ?" Le ton était sévère, comme celui de l'institutrice. "Il y
a du chocolat pour toi sur la table, je pense que j'en ai encore pour un moment." Maya ne se
fit pas prier- elle commençait à avoir faim et avait déjà oublié les curiosités passées. Elle
remarqua ensuite les gestes de son hôtesse : à peine glissé d'un pinceau large et fluide que
la trace était bue par la toile, elle choisissait alors un autre pinceau et recommençait.
- Comment peignez-vous si vous ne voyez rien ? osa la petite
- Toutes les couleurs sont contenues dans le blanc, lui répondit-on comme d'une
évidence.
- Alors de quelle couleur peignez-vous ?
- D'autant de couleur qu'il faudra pour dessiner ma nuit.
La femme s'arrêta un instant et Maya pu voir son visage, celui d'une créatrice absorbée par
sa tache. Ses yeux sombres se perdaient dans le vague comme si elle cherchait dans les
recoins du vide quelque chose d'inaccessible, l'élément manquant à son tableau inachevé.
- Votre nuit ? répéta Maya
Elle sursauta, rappelée de ses pensées.
- Non tu as raison... C'est la nuit de partout, c'est donc la nuit de tous ceux qui
l'habitent comme de tous ceux qu'elle abrite.
- Je ne veux pas avoir cette nuit là.
L'autre soupira. Après une hésitation elle décrocha la toile, dégagea la table et la reposa
dessus, de manière a ce que la petite fille abandonne sa tasse et se dispose totalement au
tableau blanc.
- Tiens, peut-être pourrais-tu m'aider...
- Mais moi je ne sais pas comment on dessine la nuit !
- Fais preuve d'imagination alors. Imagine les crêtes d'algues, les choux de vanille, les
carillons d'été, je ne sais pas ! Puisque tu ne l'aimes pas et que je t'offres l'occasion
extraordinaire de m'aider, tu n'as qu'à y mettre des choses que tu aimes et
l'apprivoiser. Prends un de mes pinceaux et trace quelque chose !
Maya, contrainte d'obéir, fit une longue et grande ligne noire comme une voie de train.
- Ça, c'est une nuit horizontale. Tu vois, tu l'as pensée noire et elle l'est devenue.
C'est un bon début de noircir la toile, mais sans repères il ne restera plus de
certitudes, tu dois aussi l'éclaircir.
Maya avisa alors un crayon et dessina une forme ronde un peu bossue, ajoutant un trait
pour la tige et un U pour une feuille.
- J'aime bien les pommes, mais je n'aime pas la peau alors elle est épluchée,
expliqua-t-elle, et j'ai aussi pensé au citron pour la couleur comme maman !
- C'est bien, tu vois que ce n'est pas difficile. La femme essayait de cacher un sourire.
La lune doit être bien plus facile à décrocher maintenant, il suffira de la cueillir ou
d'en manger un morceau lorsque le temps passera...
Maya était maintenant décidée à aller jusqu'au bout. Concentrée, elle chercha encore autour
avant de laisser ses instruments pour son fond de chocolat. Elle en versa légèrement, la
partie la plus claire, bien au centre du tableau.
- C'est la Voie Lactée ! affirma-t-elle radieuse
Là où le lait était tombé grandirent de petits bourgeons, avant d'éclore en bouquets de
petites fleurs dégradées.
- Soufflez dessus, exigea ensuite Maya
- Comme cela ?
- Plus fort !
Alors la femme concentra son souffle et une marée de petites paillettes blanche dérivèrent
des bouquets pour consteller le reste.
- Ainsi tu aimes aussi les pissenlits ?
- C'est ma fleur préférée.
- Tu as fini par réaliser une nuit bien vivante... Et bien, je crois que tout est bon, nous
allons pouvoir y aller.
Elle remit la toile en place et vérifia qu'elle restait accrochée.
- Aller où ?
- C'est le meilleur moment, tu vas voir. La femme ne dissimulait plus son sourire.
Quelle artiste je ferais si je ne vérifiais pas la qualité de mon travail ?
Elle enfila un casque d'aviateur avec ses lunettes d'oiseau et ses oreilles tombantes, défit
son tablier et serra un grand châle sur son cou avant d'enfoncer le même casque modèle
réduit sur la tête de Maya.
- Surtout, prends garde de ne pas attraper froid !
Sous les yeux écarquillés de Maya elle peignit un cadre sombre au tableau qui devint
fenêtre, et l'invita à la franchir. C'est lorsqu'un sursaut de vent la força à froncer les yeux que
Maya réalisa vraiment le pouvoir du tableau, suspendue.
- On dirait le tableau qu'on a vu à l'école...
En bas, c'était d'abord des veilleuses myriardaires, allumées par des mains anonymes pour
tisser leurs vœux dans la nuit, les nuées de lucioles qui s'éveillaient seulement. En vérité, la
nuit est loin d'être noire, mais c'est seulement passée son heure la plus sombre que l'on
découvre le secret. Turquoise, aigue-marine, la nuit est lapis-lazuli, se révèle dans un
camaïeu pastel, sarcelle, majorelle, couleur champs et bosquets.
- Là, vois-tu cette lueur ? C'est celle de ta mère qui attend ton retour. Il faut que tu
rentres à présent. Mais n'oublies pas, c'est la nuit qui donne un sens aux choses et
les choses n'ont pas qu'un seul visage...
Un silence passa.
- On m'a dit que j'étais comme la nuit, effrayante. Maya chuchotait. Mais si c'est vrai,
alors je ne le regretterai plus.
Au revoir !
La femme murmura "Doux vent, doux vent, que tes souffles portent cette petite fille à la
bougie qui l'attend..." et tout s'évanouit.