Le Petit Voyageur.

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si j'étais un extraterrestre. Elle raconte toujours que je n'ai jamais pleuré depuis le jour de ma naissance, je n'ai jamais ri non plus. Etrange enfant, mon père me regardait à la loupe et notait mes moindres gestes pour élucider des théories.
-Il est autiste
Je n'étais pas autiste, je voyais un monde, des mondes autour de moi, ils parlaient, pointaient du doigt quand des lignes bleues, rouges, vertes les traversaient, ressortaient et explosaient sur les murs .ils n'en voyaient rien. Cela me poursuivait partout. Et un jour d'école...
-Abinady. Qu'est-ce que tu fais ?
-Professeur, il est autiste.
-Ah bon !
Je n'étais pas autiste, je n'arrivais simplement pas depuis ma naissance à voir la beauté de la vie, a comprendre le pourquoi les gens se battent autant pour vivre quand la mort demeure une fatalité. Qu'est-ce que la vie offre réellement ? Quelques fous rires, des pleurs amers, des jours d'abondance, des jours de pénurie, une dose d'amour, une poignée de haine. Tout est si monotone ! Si anodin !
À la recréation je sortais sur la petite cour de l'Ecole Nationale Jean XXIII, la poussière se mêlait à tout et s'incrustait dans les pores de mon petit uniforme kaki. Tous ces visages, toutes ces formes si différentes mais pourtant avec des mécanismes si similaires. Ils ne pensaient qu'à jouer, jouer, manger et jouer sans fin. Pourtant un jour ils seront trop sérieux, trop coincés par cette complexité de la vie adulte, ils ne penseront plus dans quelques années qu'a fonder une famille, travailler jusqu'à ne plus pouvoir et mourir le plus tard que possible.
Le train-train de cette petite journée monotone, partagée entre sonneries, sorties, rentrées. Pour moi, perdu dans ma tête, il n'y avait aucune différence. À la grande sortie, les parents venaient chercher leurs petits monstres, uniformes blanchies, noircies ou déchirés. Moi j'ai décidé de marcher le long des vieux trottoirs et de regarder l'animation folle et fourmilière des hommes.
Accrochés à eux-mêmes dans les tap-tap, compressés dans des caques roulantes, ils courent par-ci, par-là, automates, leurs gestes sont devenus plus involontaires que décidés. Ils marchent sans ressentir leurs pas, ils parlent sans commander leurs lèvres, tout n'est plus qu'une répétition banale et incessante. Je longeai la rue principale du Cap-Haitien, la tête tournoyante pour tout voir, vers la Rue 0-L je passai devant une entreprise de confection de cercueils, des prix fous marqués sur des feuilles de cartons tenues par des clous. Je voudrais tant comprendre pourquoi dépenser autant d'argent pour mettre un déchet ?
Si l'être n'est plus dans le corps, pourquoi autant le protéger ? Je voudrais voir un homme qui se libère de son corps et qui ne souhaite qu'être jeté sans cérémonies et sans larmes. Je balayais des yeux quelques regards curieux, je longeai les rues l'une après l'autre ; je voyais des policiers, des hommes en costumes, d'autres avec de petits chapeaux, certains étaient bien vêtus et brillaient sous le soleil. Il suffisait de regarder leurs lèvres prêtes à joindre leurs oreilles pour savoir qu'ils n'avaient pas les tripes en concerto.
Les malotrus n'étaient pas loin, ils créchaient dans des coins et des encoignures, envahis par des poils de carotte, les habits en lambeaux avec quelques fois la verge pendant ou le bas nombril au vent. Etrangement divers magasins jetaient aux feux des vêtements que la mode rendait dépassé, tout comme des restaurants jetaient ou vendaient les restes aux propriétaires de chiens. La règle sociale serait donc de naitre du bon cote ou de rejoindre a tout prix le bon cote, ce monde est un sauve qui peut qui mène malgré tout a la mort.
Je m'assieds sous la statue de Dessalines, face vers la cathédrale Notre-Dame. Dessalines, je ne le connais pas trop bien, tout comme en face je ne sais si c'est Saint-Pierre ou Saint-Paul qui me regarde adossé dans un creux de mur de l'édifice. Dessalines peint de noir le regarde comme moi mais le révolté tient un drapeau et peut-être par calme garde son épée dans son fourreau. Ils ne se connaissent pas c'est sur. Je baissai les yeux, regardant mes petits pieds, infime partie d'un corps, infime être d'un monde. Qui suis-je ? Pourquoi vivre ?
Une valse du sud raidit ma joue, un petit ruban rose vrillait par des vagues invisibles, de petits pieds tels les miens accouraient après le petit bout de tissu. Elle était sale, défrichée mais souriante .Oserait elle croire ces mots qu'elle entend, ces mots qui disent que la vie est belle ? Ne sait elle pas encore que en Haïti c'est un malheur de naître, un malheur de devenir femme ? Ne voit elle pas dans les films que l'amour et l'innocence fait souffrir ? Pourtant moi je sais déjà tant de choses pour mes six ans, je sais que les hommes meurent et que les femmes souffrent et que c'est là la fatalité du genre.
Elle rattrapa la petite toile et courut le long de la mairie, je courus après elle je ne sais pourquoi. La gamine tourna a gauche aveuglée par la gaité, faillit se faire allonger par une benne a ordure débordée d'un marrasse indescriptible et puant, elle glissa sur la droite, plongea par une petite porte au milieu de murs briquées. Surement elle habitait là, dans cette habitation coloniale a demi-Gingerbread. Elle laissa la porte entre-ouverte comme si elle me laissait une invitation, a mon premier pas sur le plancher, il y eut un grondement.
La maisonnée était éclairée de quelques lampes a pétrole, je marchai le long d'un petit couloir, les senteurs d'un bouillon dombreuil au petits pois noirs scandant, j'avançai lentement vers ce qui paraissait les chuchotements d'une vieille dame et d'une petite fille. J ‘arrivai à peine au pas de la porte...
-Yaouri, viens donc, viens manger avant que ca refroidisse !
Je ne me nomme pas Yaowou, Yahoo je ne sais quoi mais ces quatre yeux si bien figés sur moi. Détournant le regard, elles trépignaient, j'avançai lentement vers eux, m'assied a la table, goûtai au bol.
Mon pauvre petit Yaouri, pourquoi vivre hein, comme toujours, mais pourquoi mourir. La vie n'est pas un combat, l'homme en a fait un combat, la vie n'et pas dure, l'homme l'a rendu dure, la vie n'est pas injuste, l'homme la rendue injuste. La terre est inconsciente, elle ne reconnait pas un corps ou un cadavre, c'est l'homme qui les reconnait, l'estomac ne reconnait pas les feuilles ou la chair, il digère.
La vieille parlait, je scratchais dans mon bouillon, elle y avait mis un œil, une main. Elle continua son palabre : « Tu sais la mort fait surtout peur parce que l'homme se retrouve seul face au mystère. Nous acceptons de naitre mais nous refusons de mourir, nous nous demandons tous où nous emporte la mort sans jamais nous demander où nous étions avant de naitre. L'important c'est de vivre soumis a la nature, n'essaie pas de la soumettre sinon elle t'abandonnera. Tiens ! Un cadeau de ton grand frère».
Elle me tendit une petite boite par ses bras frêles, je n'ai pas de frère, la petite souriait à coté, léchant un gros orteil sorti de son bouillon. Je tins la boite dans mes mains, elle était si petite, si lourde, elle semblait porter le poids d'un monde. Elles me raccompagnèrent à la porte me lançant dans quelques larmes accrochées un : « Adieu Yaouri ». Je regardai mes petits pieds sur le trottoir, un flux me caressa la nuque, l'espace d'un cillement, je me retournai. Derrière moi des ruines se tenaient, un panneau laissait paraitre : « Habitation Del César ». Tout avait disparu !Pong ! Une petite boite s'éclaboussa sur le sol, des feuilles assorties s'envolaient, je rattrapai la pagaille .un trémolo de petites photos de famille, de notes et de croquis. C'était moi, dans des photos dichromates, moi sur des peintures, moi sur des fresques, moi dans le journal.
Enfin, moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si j'étais un extraterrestre mais aujourd'hui je sais que je suis pire que cela, je suis un homme qui ne cesse de naitre.