Le peintre

— Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre.
Luca ne comprenait rien à cette réponse mais elle avait eu le mérite de briser le silence qui pesait sur lui comme un épais bloc de glace. Cet instant de flottement qui lui avait permis de se poser la question « Comment j'en suis arrivé là ? ».
Quatorze heures. Les parents font les derniers rappels en vue de leur petit week-end à deux au bord de la mer, le laissant seul à la maison, avec autorisation d'inviter des amis. Pour ce qui était de l'autorisation, elle avait autant de poids qu'une plume car, qu'il l'ait ou non, c'était prévu au programme. A peine les parents avaient-ils parlé de la date qu'il avait envoyé à ses amis : Samedi, on se met une caisse chez moi.
Quatorze heures et des poussières, la porte d'entrée claque, la voiture se met à ronronner puis s'éloigne après quelques rugissements.
Enfin seul.
Aussitôt, il fonça dans sa chambre et se posa devant son ordinateur pour rejoindre ses amis en vocal afin de tout planifier plus en détail. Ils avaient convenu qui achetait quoi en boissons et biscuits apéros. Pour le repas principal, pizza, ils iraient en chercher au seul camion qui tournait dans son village de campagne.
Après, ça, il avait continué à jouer jusqu'à ce que son ventre crie famine aux alentours de vingt-deux heures. Il fit réchauffer les burgers achetés en cette occasion par le paternel et se posa sur le canapé, ouvrit Amazon Vidéo et lança Malcolm. Il aimait bien regarder cette série pendant qu'il mangeait, ça lui rappelait son enfance et il était toujours étonné de comprendre certaines choses qu'il ne pouvait pas étant petit.
Trois épisodes plus tard, il s'endormit sans même s'en rendre compte, oubliant de remplir l'une des seules obligations sur laquelle sa mère avait forcé : fermer la maison à clé. Ce à quoi il lui répétait « Mais maman, qui pourrait bien choisir de rentrer dans notre maison ? On est dans un village paumé et en plus y'a tout le temps les lumières dehors, et puis tu connais Horx, un vrai vigile... ». Ce à quoi sa mère répondait qu'on ne savait jamais et que les fous ne se baladaient pas qu'en ville.
A son réveil, ce fut la première pensée qui traversa son esprit après « Merde ! J'me suis endormis ! ». Il attrapa son téléphone qui trainait sur la table et pressa le bouton sur le côté. L'écran s'illumina pour afficher trois heures dix-huit du matin. Entre temps, la télé s'était éteinte. Encore un coup du paternel qui réduisait de jour en jour le temps d'activation du mode veille. Il décida de la rallumer pour mettre un fond sonore.
Il attrapa la boite du hamburger parsemée de reste de fromage froid et se leva pour aller la jeter à la poubelle. Il ne remarqua que les rideaux avaient changé de couleur. Ils étaient à présent d'un blanc éclatant comme une toile vierge. Cependant, il ne put passer à côté de la silhouette en face de lui. Assise à la table du salon, une capuche noire rabattue sur une tête baissée, les coudes sur la table desquelles découlaient de larges doigts poilus qui se joignaient en pyramide et disparaissaient sous la capuche.
Sous le choc, il laissa s'échapper la boite qui percuta le sol avec un bruit cartonné et, comme si l'intrus s'était assoupi, il releva brusquement la tête.
Une paire d'yeux se mit à briller dans l'ombre de la capuche. Son estomac fit une embardée et son cœur fit un solo endiablé dans sa poitrine.
La pyramide se brisa. Il passa une main sous la table et en ressorti un objet que Luca n'avait jamais vu en vrai mais en connaissait les caractéristiques sur le bout des doigts. Un objet qu'il ne pensait jamais voir, surtout pointé vers lui. Un Smith & Wesson 38. Le mot « Presse-citron » lui revint en mémoire, fruit d'une de ses lectures dans lequel l'arme apparaissait et portait ce joli surnom. Il se demanda aussi pourquoi il le portait et n'avait pas envie de le savoir.
— Eteint la télé et assis-toi, au moindre geste brusque, boum. Les mains à plat sur la table.
Sa voix lui fit froid dans le dos. Elle était si rocailleuse qu'il avait imaginé les petits rocs se frotter les uns contre les autres dans gorge. Pétrifié, il dut se mordre la langue et s'enfoncer les ongles dans les paumes jusqu'au sang pour bouger.
Une fois assis, il vit plus de détails. L'intrus semblait bien avoir passé la cinquantaine et puait l'alcool. Une barbe grisonnante, pointillée de blanc comme un pelage de dalmatien décorait le bas de son visage. Ses pommettes étaient si rouge et gonflées qu'on aurait dit qu'il avait été piqué par un frelon. Et puis, il y avait ses yeux dont le blanc était à peine visible derrière l'enchevêtrement de fils rouges plus ou moins gros.
L'homme plongea son regard dans celui de Luca qui baissa aussitôt le sien, jetant à intervalle régulier des œillades et, après que ses yeux aient navigués plusieurs fois de la table à l'intrus, il s'avéra qu'il ne lui était pas inconnu.
Pourquoi ne l'avait-il pas reconnu depuis le début ? Pourtant, ce n'est pas comme s'il n'avait jamais vu ce regard. Il le voyait à chaque fois qu'il quittait la maison. Quand les stores du voisin se soulevaient et que deux braises s'y glissaient pour le tuer du regard.
— M. Horx, pourquoi êtes-vous chez moi ? osa-t-il demander même si ça ressemblait plus à « Horx, quoi êtes ch moi ? »
Il passa son arme dans une main, puis dans l'autre.
— Question bête, pour te tuer.
Si les mots le firent tressaillir, le ton sur lequel ils avaient été prononcés eut l'effet d'une balle qui pénétra dans sa poitrine pour y exploser et toucher tous les organes qui s'y trouvaient. Une chaleur intense naquit du fond de ses poumons et remonta jusqu'à sa tête tandis qu'un filet froid se mit à couler le long de son dos.
— Pourquoi faire ça ? demanda-t-il d'une voix criarde.
Les larmes commençaient à monter chez l'adolescent. Malgré son jeune âge, il savait quand une personne mentait et ce n'était pas le cas de cet homme. Mais, dans sa tête, l'idée qu'il lui fasse une farce avec sa mère comme complice pour lui donner une leçon parce qu'il oubliait toujours de fermer la porte était là. C'était à ce moment qu'il avait choisi de se taire, pour enfin lâcher : « Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. » comme s'il répondait à une question d'une autre conversation.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il d'une voix geignarde.
Il avait resserré les poings et Horx fit claquer plusieurs fois sa langue contre son palais en pointant ses mains refermées du regard.
— A plat, dit-il d'un ton ferme.
Des gouttes s'écrasèrent en faisait plop pour former de petites flaques sur la table en verre et ses mains obéirent. Il ne pouvait rien faire à part espérer que tout cela n'était qu'une mauvaise blague. La vue brouillée par les larmes, Luca entendit un cliquetis et n'eut pas besoin de voir pour savoir ce qu'il venait de se passer. Il avait clairement visualiser le pouce de cet homme faire basculer le chien vers l'arrière.
— Pourquoi ? mugit-il.
Un éclat de rire rauque qui avait des allures de quintes de toux retenti. Luca sentit le verre trembler.
— J'avais envie de peindre. Et puis, faut-il vraiment une raison pour tuer quelqu'un ?
Désespéré, Luca tenta de bouger mais impossible d'esquiver une balle à une distance pareil, sauf si tout cette histoire s'avérait être une mise en scène. Hélas ce ne fut pas le cas.
La balle partit avant qu'il ne puisse décoller les mains de la table et se logea en plein milieu de son front. Sa tête éclata et bascula en arrière comme si on venait de lui tirer les cheveux avec force. Des fleurs à tiges couleur vermeil dont les pétales ressemblaient à des morceaux de tissus en lambeaux poussèrent d'un coup sur le plafond le sol et les rideaux.
Horx resta assit un moment à observer les fleurs dégoulinantes puis, mécontent, il grommela :
— Ce n'est pas ma plus belle toile.