Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Et aux yeux de mon père, que je sois extra-terrestre ou pas, mon existence l'importe peu car il ne me pardonnera jamais cette décision qu'il considère comme un affront. D'ailleurs, chacune d'entre elles, est pour lui, une manière de me rebeller, de le défier.
Aujourd'hui encore, je n'en reviens pas qu'autant de malentendus se soient installés entre nous, il y a des décisions qu'il ne comprendra jamais, et je doute de pouvoir les lui expliquer, des discussions que, malheureusement, nous n'aurons pas et des excuses qui ne risquent pas de se présenter. Toute cette tension et ces non-dits qui nous séparent, me torpillent sans cesse l'esprit, et dire que je les traine, il y a déjà dix ans de cela. Dix longues années depuis qu'à l'instar de Sisyphe, je suis condamné à porter ce fardeau sur mes épaules à présent meurtris autant par la souffrance que par la lassitude. Dix longues années depuis que je supporte ce silence aux rythmes saccadés pesant sur mon esprit de tout son long, traversant mon corps de spasmes irréguliers. Je suis toujours debout mais la vie a longtemps plié ses bagages, je ne suis qu'un corps soutenu par une conviction, celle d'avoir bien fait. Mes souvenirs me pourchassent sans relâche, je ne cours plus, je me fais prisonnier consentant car dans ma tête, je peux tout changer, je peux réécrire, réinventer l'histoire, l'enjoliver jusqu'à ce que la vérité me rattrape encore et toujours.
C'était une nuit ordinaire, tellement qu'elle en était devenue inoffensive, imprévisible. La maison était parée de sa froideur, sa robe habituelle usée par le temps. Le cliquetis des fourchettes, et une pâle lumière témoignaient de la présence de trois ombres autour de la table. Ma mère enterrait son visage dans son assiette, mon père me faisait encore un cours sur la médecine, il disait que : « si en ce bas monde, on cherchait un homme pouvant s'apparenter à Dieu, ce serait un médecin au sommet de son art. » Cette phrase, il me la répétait des centaines de fois, il disait l'avoir retenue d'un film et c'est la pure vérité. Je n'ai rien contre la médecine, mais comment lui faire comprendre que je veux faire autre chose. Je devais me plier, il ne supporte pas qu'un avis contraire au sien soit émis. Ma mère me regardait furtivement comme pour me supplier de ne pas riposter car on serait encore parti pour une nuit à l'odyssée. Mais au fond de moi, je voulais seulement qu'il me comprenne, que ma vie ne soit pas juste un costume taillé sur mesure sans que mes goûts et préférences ne soient pris en compte. J'avais seize ans, donc je ne savais rien à la vie, je ne pouvais rien penser de sensé ; je me demande souvent quand le pourrai-je. Car ma mère en avait trente-six, et elle aussi n'avait pas son mot à dire. Mon père était le seul, apparemment, à connaitre la vie dans tous ses recoins, à faire son lot d'expériences durant ses quarante-cinq ans et soit par conséquent le mieux placé à tout savoir.
Sur ces pensées, je me suis endormi d'un profond sommeil quand un bruit m'a réveillé en sursaut. Je ne pouvais pas distinguer ce que c'était, alors je me suis levé, j'ai ouvert la porte, et me suis dirigé vers le salon quand j'ai aperçu dans la pénombre deux silhouettes qui se débattaient, et brusquement l'une d'entre elles s'est écroulée. Tout cela s'est passé si vite que j'ai cru rêvé, je ne pensais pas avoir entendu d'autres sons que les cris de ma mère, étalée sur mon père gisant. J'étais absent, tout passait comme au ralenti, je ne savais pas comment suis-je arrivé à l'hôpital. Je ne saurais dire combien de temps mon père a passé dans cette salle d'opération, je me suis vraiment réveillé quand le docteur s'est avancé et a dit : « Nous avions fait tout ce qu'on a pu, il est maintenant dans un état stable, vous pourrez le voir dans quelques instants. Cependant, je suis désolé de vous annoncer qu'il ne pourra plus jamais remarcher. » Ces derniers mots résonnaient dans ma tête, me retournaient l'esprit, m'agitaient dans tous les sens et me rappelaient que j'étais présent quand mon père a perdu l'usage de ses jambes. Je voulais que la terre m'engloutisse, mais c'aurait été une peine trop légère pour un fils qui n'a pas su défendre son père. Si seulement, cet abîme creusé sous nos pieds s'était arrêté de s'effondrer...
Ma mère ne baissait jamais les bras, même si elle se faisait rejeter aussi souvent que les vagues sur la grève, toujours elle revenait vers mon père avec la même souplesse, armée d'une patience qui semble vouloir défier celle de Dieu lui-même. Mon père était de plus en plus acariâtre, il ne regardait qu'à travers un filtre obstrué de haine et de colère. Il voulait que le monde entier sache qu'il était toujours un homme, surtout qu'il avait encore toute sa vigueur, qu'il était inébranlable, et qu'aucun handicap ne saurait le diminuer. Sa fierté outrée refusait toute compassion et ne tolérait aucune aide, il s'est engagé dans une rude compétition pour revendiquer son autonomie. Il n'a jamais parlé de cette fameuse nuit, nous l'avons aussi ma mère et moi enfouie au plus profond de notre être. C'était une plaie qu'il ne fallait ni toucher, ni soigner. Qu'elle soit béante ou sanglante, ignore-la, une devise que l'on partageait sans jamais se l'avouer.
Ces questions tournoyaient dans mon esprit tel un aigle survolant un cadavre, après avoir entendu l'aveu de cet homme: pourquoi m'a-t-il choisi, moi ? Comment condamner un homme de soixante-dix ans ? Comment ne pas avoir pitié d'un homme handicapé de remords ? Comment laisser six gosses à la rue ? Comment annoncer à une mère perturbée, que ses enfants n'ont plus de père ? Comment faire pour sortir indemne de cette situation ? Je l'écoutais et sa voix tremblait, il respirait à peine et chaque parole était coupée d'un soupir qu'il faisait l'effort de tirer au creux de son âme : « Rien ne peut justifier mes actes et je n'attends aucune compréhension de votre part. Mes regrets me rongent l'os à force de ne plus trouver de chair. . Pas un jour ne passe sans que cette nuit me hante. Ma femme était depuis trois ans déjà dans un refuge destiné aux personnes souffrant de troubles mentaux, notre premier garçon avait dix ans et successivement les autres avec un an d'écart. J'étais au chômage et je collectais les petits boulots pour les nourrir. Ce jour-là, j'aurais soulevé une montagne si on me l'avait demandé en échange d'un morceau de pain. C'était le deuxième soir où notre diner ne contenait que de l'eau sucrée. Mon dernier garçon était souffrant, fiévreux et se tordait le ventre. Je ne savais plus quoi faire. Je suis entré dans cette maison par la fenêtre à la recherche de quelques restes de nourritures, malgré toutes mes précautions, j'ai réveillé ton père qui m'a attaqué avec une arme et tu connais la suite».
Aujourd'hui quand je repense à toute cette histoire, en dépit de toutes les souffrances qu'elle a générées, je ne regrette pas une seule seconde ma décision d'avoir accordé à cet homme le pardon que mon père m'a refusé...
Aujourd'hui encore, je n'en reviens pas qu'autant de malentendus se soient installés entre nous, il y a des décisions qu'il ne comprendra jamais, et je doute de pouvoir les lui expliquer, des discussions que, malheureusement, nous n'aurons pas et des excuses qui ne risquent pas de se présenter. Toute cette tension et ces non-dits qui nous séparent, me torpillent sans cesse l'esprit, et dire que je les traine, il y a déjà dix ans de cela. Dix longues années depuis qu'à l'instar de Sisyphe, je suis condamné à porter ce fardeau sur mes épaules à présent meurtris autant par la souffrance que par la lassitude. Dix longues années depuis que je supporte ce silence aux rythmes saccadés pesant sur mon esprit de tout son long, traversant mon corps de spasmes irréguliers. Je suis toujours debout mais la vie a longtemps plié ses bagages, je ne suis qu'un corps soutenu par une conviction, celle d'avoir bien fait. Mes souvenirs me pourchassent sans relâche, je ne cours plus, je me fais prisonnier consentant car dans ma tête, je peux tout changer, je peux réécrire, réinventer l'histoire, l'enjoliver jusqu'à ce que la vérité me rattrape encore et toujours.
C'était une nuit ordinaire, tellement qu'elle en était devenue inoffensive, imprévisible. La maison était parée de sa froideur, sa robe habituelle usée par le temps. Le cliquetis des fourchettes, et une pâle lumière témoignaient de la présence de trois ombres autour de la table. Ma mère enterrait son visage dans son assiette, mon père me faisait encore un cours sur la médecine, il disait que : « si en ce bas monde, on cherchait un homme pouvant s'apparenter à Dieu, ce serait un médecin au sommet de son art. » Cette phrase, il me la répétait des centaines de fois, il disait l'avoir retenue d'un film et c'est la pure vérité. Je n'ai rien contre la médecine, mais comment lui faire comprendre que je veux faire autre chose. Je devais me plier, il ne supporte pas qu'un avis contraire au sien soit émis. Ma mère me regardait furtivement comme pour me supplier de ne pas riposter car on serait encore parti pour une nuit à l'odyssée. Mais au fond de moi, je voulais seulement qu'il me comprenne, que ma vie ne soit pas juste un costume taillé sur mesure sans que mes goûts et préférences ne soient pris en compte. J'avais seize ans, donc je ne savais rien à la vie, je ne pouvais rien penser de sensé ; je me demande souvent quand le pourrai-je. Car ma mère en avait trente-six, et elle aussi n'avait pas son mot à dire. Mon père était le seul, apparemment, à connaitre la vie dans tous ses recoins, à faire son lot d'expériences durant ses quarante-cinq ans et soit par conséquent le mieux placé à tout savoir.
Sur ces pensées, je me suis endormi d'un profond sommeil quand un bruit m'a réveillé en sursaut. Je ne pouvais pas distinguer ce que c'était, alors je me suis levé, j'ai ouvert la porte, et me suis dirigé vers le salon quand j'ai aperçu dans la pénombre deux silhouettes qui se débattaient, et brusquement l'une d'entre elles s'est écroulée. Tout cela s'est passé si vite que j'ai cru rêvé, je ne pensais pas avoir entendu d'autres sons que les cris de ma mère, étalée sur mon père gisant. J'étais absent, tout passait comme au ralenti, je ne savais pas comment suis-je arrivé à l'hôpital. Je ne saurais dire combien de temps mon père a passé dans cette salle d'opération, je me suis vraiment réveillé quand le docteur s'est avancé et a dit : « Nous avions fait tout ce qu'on a pu, il est maintenant dans un état stable, vous pourrez le voir dans quelques instants. Cependant, je suis désolé de vous annoncer qu'il ne pourra plus jamais remarcher. » Ces derniers mots résonnaient dans ma tête, me retournaient l'esprit, m'agitaient dans tous les sens et me rappelaient que j'étais présent quand mon père a perdu l'usage de ses jambes. Je voulais que la terre m'engloutisse, mais c'aurait été une peine trop légère pour un fils qui n'a pas su défendre son père. Si seulement, cet abîme creusé sous nos pieds s'était arrêté de s'effondrer...
Ma mère ne baissait jamais les bras, même si elle se faisait rejeter aussi souvent que les vagues sur la grève, toujours elle revenait vers mon père avec la même souplesse, armée d'une patience qui semble vouloir défier celle de Dieu lui-même. Mon père était de plus en plus acariâtre, il ne regardait qu'à travers un filtre obstrué de haine et de colère. Il voulait que le monde entier sache qu'il était toujours un homme, surtout qu'il avait encore toute sa vigueur, qu'il était inébranlable, et qu'aucun handicap ne saurait le diminuer. Sa fierté outrée refusait toute compassion et ne tolérait aucune aide, il s'est engagé dans une rude compétition pour revendiquer son autonomie. Il n'a jamais parlé de cette fameuse nuit, nous l'avons aussi ma mère et moi enfouie au plus profond de notre être. C'était une plaie qu'il ne fallait ni toucher, ni soigner. Qu'elle soit béante ou sanglante, ignore-la, une devise que l'on partageait sans jamais se l'avouer.
Ces questions tournoyaient dans mon esprit tel un aigle survolant un cadavre, après avoir entendu l'aveu de cet homme: pourquoi m'a-t-il choisi, moi ? Comment condamner un homme de soixante-dix ans ? Comment ne pas avoir pitié d'un homme handicapé de remords ? Comment laisser six gosses à la rue ? Comment annoncer à une mère perturbée, que ses enfants n'ont plus de père ? Comment faire pour sortir indemne de cette situation ? Je l'écoutais et sa voix tremblait, il respirait à peine et chaque parole était coupée d'un soupir qu'il faisait l'effort de tirer au creux de son âme : « Rien ne peut justifier mes actes et je n'attends aucune compréhension de votre part. Mes regrets me rongent l'os à force de ne plus trouver de chair. . Pas un jour ne passe sans que cette nuit me hante. Ma femme était depuis trois ans déjà dans un refuge destiné aux personnes souffrant de troubles mentaux, notre premier garçon avait dix ans et successivement les autres avec un an d'écart. J'étais au chômage et je collectais les petits boulots pour les nourrir. Ce jour-là, j'aurais soulevé une montagne si on me l'avait demandé en échange d'un morceau de pain. C'était le deuxième soir où notre diner ne contenait que de l'eau sucrée. Mon dernier garçon était souffrant, fiévreux et se tordait le ventre. Je ne savais plus quoi faire. Je suis entré dans cette maison par la fenêtre à la recherche de quelques restes de nourritures, malgré toutes mes précautions, j'ai réveillé ton père qui m'a attaqué avec une arme et tu connais la suite».
Aujourd'hui quand je repense à toute cette histoire, en dépit de toutes les souffrances qu'elle a générées, je ne regrette pas une seule seconde ma décision d'avoir accordé à cet homme le pardon que mon père m'a refusé...