Moi je suis différente, je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre. De l'armoire au palier, donnant vue sur des volets gris, mon enfance se résumait à griffonner sur les meubles de notre cabane en bois. C'était mon lieu de rencontres secrètes, entre mon esprit en cavale et ces mânes en errance, m'arrachant du vieux manoir pour le sous-bois, où ils me tiraient comme par sortilège sur des tombeaux de feuilles mortes.
Ce palier et ses marches d'acajou me servaient d'escale, face à mon père alcoolique et violent, taciturne et mélancolique, et ma mère très superstitieuse. Se confondant à une avenue très passante, au moindre bruit de pas, je remontais vers mon grabat aux murs balafrés par mes créations en grimoires, et dévoilant les ombres des objets reflétés, par la lampe à pétrole à la nuit tombée.
Un jour au salon, alors qu'ils étaient dans leur tasse de thé, je parlais comme si personne ne s'y trouvait, provoquant ainsi l'ire de ma mère, qui criait au loup et mettait fin à ma tirade en aparté.
Un soir dans ma chambre, elle découvrit mes nouvelles évasions, et s'évanouît presque devant ce qu'elle eût cru apercevoir au fond d'un tableau en clair- obscur : des femmes dansant sans corps ni visages !
Pour elle cela ne faisait plus l'ombre d'un doute, sa fille était possédée. J'avais forcément besoin d'une délivrance, dont l'exorde porta le sceau de la mise à feu de mes représentations.
Après les flammes, ce furent les prières, combien de nuits entières à dormir près des cierges oints, portés par des parfums odorants de l'encensoir, et d'un récital de formules censées appeler les esprits. La musique volatile des petites chaines de la cassolette fumante, secouée d'un geste large, me tirait chaque matin de mon lit, ce fut ainsi jusqu'à mes treize ans, jusqu'à ce que tombe mon sortilège !
Seulement aujourd'hui, j'en ai six de plus, je ne dessine plus : je n'ai jamais vraiment été doué pour cela. Même si ma mère et ses incantations ne seraient de cet avis.
Pourtant elle m'avait avertie, le diable aime le Tango. Or je ne pus m'en empêcher pourrait-on dire, tant cette musique et cette danse sont irrésistibles. J'ai failli, puisqu'il ne fallait jamais se retourner, ni laisser de nuit les portes et les fenêtres de la cabane ouvertes.
Quel sacrilège ! Sous les fragrances embaumées d'une mèche de bougie à peine éteinte, j'ai osé regarder derrière moi à la revoyure, de surcroît dessiner des cœurs sur mes ratures.
Quel sacrilège ! j'ai repris le pinceau pour suivre ce monstre de Picasso pourrait-elle s'en indigner. Pourtant elle n'a eu de cesse de m'avertir : « la foi élève l'âme, lorsque l'art l'a pervertie ». Toutefois j'ai grandi, je ne griffonne plus, j'écris désormais : dire que j'ai franchi l'enclos de la ferme, traversé les prés, pour aller rejoindre les loups !
Dès lors, je feins ma dépossession au grand bonheur de ma mère. Mais en réalité, derrière mes lunettes feutrées d'ombres et de silence, je préfère écrire que me regarder dans un miroir, je ne me regarde pas mais je me vois. Entre mes draps de mousseline blanche et la tiédeur de l'ombre vespérale, je me balade d'un livre à l'autre, pages à pages, je fais corps avec elles, me voilà devant une scène.
On lève les rideaux, place au drame, j'aime m'asseoir au fond de la salle, voir les fantômes du théâtre, ces jeux de rôle et costumes d'acteurs en mil et une nuit : la mort et la vie se donnant en spectacle.
Je suis une belle ténébreuse, ma mère en fait les frais, pour elle c'est sans doute le décès de mon père qui m'a rendue ainsi, elle voudrait- y croire. Peu importe je suis étrange, elle me l'a toujours crié, bien que pour moi l'excuse soit toute trouvée. Ce n'est point la seule raison vous le savez, mais ne le dites à personne, surtout pas à elle : je passe désormais mes nuits avec un Loup noir dans les bras.
Il y'a bien longtemps que ma tasse se refroidit, et que mère brule d'envie de me voir tenir l'anse un peu brisée et siroter le contenu. Hélas ! Mon regard est figé sur le pourboire de mon feu père, affalé sur son sofa siamois, je le revois le pied posé sur le rebord de la fenêtre, saoul comme un Polonais, des rasades jusqu'à la lie. Puis trouvé mort d'une overdose au matin, face à l'impassibilité du pourboire.
Lui, bien qu'il ait déjà vu passer tellement d'infamies, de la bière, du vin, du whisky, le pourboire* n'est jamais ivre, mais tellement lucide, qu'il a tant d'histoires à raconter, Lui qui a vu les rois de ce monde nus, des dévergondées lisant les saintes écritures, les déclins d'hier et à venir.
Il peut même se permettre d'aller dire à mon père de là où il se trouve : « tiens, t'as le bonjour d'Alfred ». J'en avais plus qu'assez de ses arrogances, alors je me suis arrachée de la table... et je l'ai brisé contre le carrelage, laissant ma mère sans voix. Puis j'ai foncé droit dans ma chambre, retrouver mon loup noir qui me tendait déjà les bras !
Sans cesse, je cherche le mot qui déclenchera l'orage chez elle. Dès lors, comment lui expliquer ces voix anonymes qui me parlent sans me montrer leurs visages ? Cette main invisible qui me guide, tels des doigts guidant un pinceau sur un parchemin ? Tous ces va-et-vient pour noircir du papier, après que des génies m'aient soufflé des mots que je ne me suis fusse jamais murmurés, même dans mes moments les plus sombres ou les plus illuminés. Qui se cache derrière la porte ? Est-ce un animal, un homme ou une femme ? Je ne me comprends, alors qui me comprendra ? Mère ? Nullement. Mais à quoi devrais-je m'attendre cette fois ?
S'il existe une chose que je craigne aussi, c'est ce manège de chevaux en bois où tout tourne en rond et ne s'arrête pas, ce déchainement dans lequel je me trouve. Je donne la vie et la mort entre mes écrits, outre des berceaux, il y'a des tombes et des cadavres dans mes « livres ». Est-ce de cela dont vit Dieu ? Plus j'avance, plus je perds de mon innocence et de ma fragilité. Et si ma mère avait raison ! Si sans le savoir je marche depuis trop longtemps avec un sortilège sur les épaules : et si j'étais une sorcière ?
Voilà qu'on frappe à ma porte, avec hâte je balance le cabéru* dans mon armoire de chevet, je veux me lever pour aller ouvrir, mais ce n'est plus la peine, mère m'a surprise avec mes loups. Résolue à enlever le ver dans le fruit, elle les empoigna avec plus de force qu'un taureau :
- Alors Yeyenga, tu n'as pas arrêté...tu n'as jamais arrêté !
- Mère, si tu t'asseyais.
- Nul besoin. Écoute juste pour cette fois, fais-moi un dessin, dis-moi comment et quand cela a commencé, afin qu'on puisse à jamais, chasser ce démon qui t'habite.
- Je l'ignore mère.
- Tu ne devrais pourtant...
- Mère regarde : il y'a que toi et moi dans cette pièce.
- Crois-tu ! Passe-moi toutes ces perditions...qu'est-ce que je disais ? t'entends-tu : « l'enfer est vide, tous les démons sont ici ».
- Ce n'est de moi, mais de Shakespeare.
- Et alors ? en voilà une autre : « je ne me regarde pas, mais je me vois ». Elle est de qui celle-là ?
- De moi...
- Comment peut-on se voir sans se regarder mon enfant ?
- Mère !
- Tu la fermes ! Vois-tu le Mal qui aboie en toi ! Écoute-le, encore : « le diable ne choisit pas ce que Dieu n'a pas choisi...Tous les démons ne viennent pas de l'enfer, certains viennent du paradis ». Tu n'en finis donc pas. Abominations !
S'écriait-elle devant mes manuscrits brulant sous leurs lacérations. Curieusement, face à ce feu érodant la corbeille à papiers, tous mes textes et lectures me revenaient sobrement, tel un parfum resté gravé dans la mémoire. Plume à la main j'avance, et vois entre les flammes :
À ma mère,
J'ai commencé l'écriture comme un enfant qui apprend à marcher,
J'ai commencé l'écriture comme des hiéroglyphes pas faciles à décoder,
J'ai commencé l'écriture comme des chiffres mathématiques insaisissables au toucher,
J'ai commencé l'écriture comme Dieu l'a voulu... quand il a voulu.
Plus que jamais je le sais désormais : je suis écrivaine, pas une sorcière. Permettez-moi de le crier au monde.
*Pourboire : verre d'alcool.
*Cabéru : Loup Ethiopien.