Le destin de Shera

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. D'ailleurs, je me suis toujours sentie différente des autres filles et femmes, principalement de ma mère et de mes soeurs. Au secondaire, j'avais opté pour l'enseignement technique et à la surprise de tout le monde, j'avais fait mécanique. Autant dire que ce n'était pas tous les jours que l'on voit une fille dans cette filière; j'étais la seule fille dans ma salle.

J'ai eu une enfance compliquée, tout comme mon adolescence. Je n'avais pas beaucoup d'amies. On disait que j'étais une sorcière, parce qu'une fille très intelligente c'était anormale, voire mystique. À la maison c'était pire. Je ne me suis jamais sentie chez moi, d'ailleurs ça n'avait jamais été chez moi. Mon refuge était le garage de mon cousin Sali. Ça ne le gênait pas qu'une fille y travaille de temps en temps, même comme cela étonnait les clients qu'une fille repare des voitures, ils étaient toujours sceptiques. Mais je m'en foutais parce que j'adorais porter ma salopette tachetée d'huile de moteurs, utiliser la planche pour glisser et me retrouver sous les voitures. Voir mes mains sales ne me dérangeais pas, je n'étais pas une "fashion victim". Bref, ce garage m'aidait à m'évader tout comme la natation, car j'adorais nager.

À l'université, c'était plus dure. Je n'étais pas comme les autres filles de ma ville, que dis-je, de ma région, qui aiment vivre au dépend de leurs multiples petits-copains. Je me débrouillais tant bien que mal avec mes petites économies. Ma mère me menait la vie dure et Kawou Younous ne me facilitait pas la tâche. Faïza, ma petite sœur prenait toujours un malin plaisir à m'humilier. J'étais son aînée mais à ses yeux ce n'était pas le cas et ma mère la laissait toujours faire. Je ne leur ressemblait pas. J'étais noire et eux, brunes, le teint recherché et favori de Maroua, ma ville. La seule chose dont j'étais fière c'était de mes cheveux. Longs, lisses et très noirs. Ma mère était matérialiste, elle voulait l'homme le plus friqué pour ses filles et dès que Faïza lui présentait un nouveau prétendant, elle était heureuse. Elle sait d'ores et déjà qu'elle aura les meilleurs tissus WAX et bazins. Elle s'en foutait des résultats scolaires de ma soeur, et puis à quoi bon? Au diable les études ! Le crédo de la ville c'était d'être brune, belle, longs cheveux et tu auras le jackpot : un homme friqué. Kawou Younous, m'insultait et me rabaissait à chaque fois. Pourquoi je ne m'accroupissais pas en lui servant? Ou encore ses envies culinaires bizzares me forçant à cuisiner plus de cinq fois par jour avec du bois. Mais je supportais tout jusqu'au jour où tout a basculé. Ce jour restera encré en moi comme une tâche indélébile.

Flash-back
— Elle est en état de choc. Son coeur bat trop vite, dit une voix féminine.
— Mais vérifiez!! Crie une voix masculine.
— D'accord, optempère une autre voix.
— La pénétration a eu lieu, tranche une dernière voix.
À cette dernière phrase, même en état de choc, j'avais compris qu'il avait réussi, que j'étais morte. Mon corps et mon âme ont été souillé. Il m'avait violée.
— Mademoiselle, réveillez-vous!! Mademoiselle !! Bon sang, accélérer l'ambulance, elle perd connaissance.
Fin flash-back

Mon réveil fût à l'hôpital. Je ne parlais à personne. Je détestais mon corps qui avait été sali par la pire des manières. Un viol. Ce n'était pas juste mon corps qui avait été violé mais c'était toute mon âme. Il m'avait volé ce que j'avais de plus précieux. J'avais envie de brûler mon corps face à cette douleur. Tous les détergents et désinfectants du monde ne pourraient éffacer son acte ignoble.

— Tu as été violé ? Et alors? Tu n'es ni la première ni la dernière à en être victime. Les hommes aiment posséder, c'est dans leur nature. Alors ne te plains pas. Hors de question que tu portes plainte, si ça s'ébruite il n'y aura pas d'homme qui voudra t'épouser. Espérons juste que tu ne tomberas pas enceinte, m'avait dit ma mère.

J'étais sidérée. Comment ma propre mère pouvait-elle me dire ça ?! Autant me dire que c'était de ma faute si on m'avait violée. Elle est où la justice? Je suis sensée me taire et faire profil bas alors que mon violeur se coule la belle vie? Comment une femme comme moi peut-elle prendre à la légère le viol, celui de sa propre fille en plus. Mon mal-être était à son summum. J'étais mal physiquement, mentalement, moralement. Même le simple soutien de ma propre mère je n'avais pas. Comme si cela n'était pas suffisant, le même soir je les ai entendu discuter.

— Elle ne doit jamais savoir que je suis son père, disait Kawou Younous à ma mère.

Trop tard. Je les avais déjà entendu. Oh shit! Mon oncle, mon père ?! Incroyable! J'avais cru que c'était la fin, ma fin. Moi qui avait toujours cru que mon père était mon père, et désormais mon connard d'oncle est mon vrai père. Ma mère savait tout et elle a toujours laissé Kawou Younous me maltraiter. Je ne pouvais plus vivre sous le même toît qu'eux. J'ai donc décidé de partir, quitter cette ville remplie de préjugés et de normes sociales qui prône une conduite des plus néfastes où la voix des injustes est élevée au détriment de celle des justes. J'ai donc rejoins mon frère à la capitale. Je devais changer d'air. Malheureusement, j'ai dû laisser Kassim, celui qui a toujours été là pour moi et également un temps de répit à Raïs, mon violeur et camarade. Comme quoi, certains camarades de classe richards ne peuvent pas supporter le refus d'une fille. Et je regretterai toujours d'être allée à cette soirée de fin d'année.

— Madame Kassim, j'ai écouté votre histoire jusqu'à la fin et j'en suis profondément touché et navré de tous ces malheurs mais je ne comprends pas en quoi je pourrais vous aider.
— En effet Maître, je souhaite porter plainte pour ce viol d'il y'a 5 ans. Le coupable est le maire de la ville de Maroua.

Il me regarda perplexe mais je soutenais son regard. Après toutes ces années, justice doit être faite. Je m'en fous qu'il soit devenu le maire de la ville, que cinq années se sont écoulées. Un mal fait ne doit jamais resté impuni.

Deux semaines après.
— Tu es certaine de pouvoir supporter? L'affaire court déjà dans toute la ville. Les médias en font leur gagne-pain. La première audience a ébranlé tout Maroua. Vas-tu supporter toute cette pression ? Et on m'a fait savoir que tu as eu un déni de grossesse, Shera !! J'ai peur pour toi et pour ton bébé, me confie Hadja Nafi.
— Ne t'inquiète pas Hadja Nafi, je suis là pour épauler ma femme. Nous n'avons pas quitté Paris et notre vie là-bas pour abandonner si facilement. Shera ne sera jamais en paix tant qu'elle n'aura pas eu justice et pour sa grossesse, ne t'inquiètes pas, elle est forte, et cela lui donne encore plus de raison de se battre.

Je regarde mon mari avec tendresse. Il me comprend et me soutient, il l'a toujours fait d'ailleurs.

— Oui Hadja Nafi, Kassim a raison. Prie beaucoup pour moi mon amie. Et puis, on a une carte en main: le témoignage de Nadia.
— Mais c'est la femme de Raïs!! Elle ne va jamais témoigner contre son mari, crie Hadja Nafi.
— En fait, je ne sais pas comment je vais m'y prendre, mais j'y arriverai. Il le faut. Elle était là ce jour désastreux, c'est elle qui m'avait sorti de cette chambre avant que Kassim me découvre et appelle l'ambulance. Elle sait ce qui s'est passé.

***
— Que la salle se lève !
— L'affaire de Madame Sherazade Alim épouse Kassim contre Monsieur Raïs Ousman Bello, maire de la ville.
— Nous appellons la plaignante à la barre.
Je me lève et m'avance.
C'est dure mais j'y arriverai.
Je ne veux plus qu'une autre femme se mure dans le silence suite à un viol. Toutes ces femmes doivent savoir que se taire ne servira à rien. Elles n'ont pas à baisser le regard, ce n'est pas de leur faute. Qu'elles arrêtent de se sentir fautives, d'endosser ce fardeau et d'assumer toute la responsabilité. Et je crois bien que ma mère avait raison car oui, je suis différente. Je l'ai toujours été.