«Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extraterrestre. » Aucun médecin n'a pu identifier la pathologie dont je souffre. Et non ! Je ne suis pas sûr que d'avoir une tête ovale, les oreilles écartées, un nez aplati, soit une pathologie. J'ai conscience d'être laid, mais ce n'est pas la laideur ma maladie. Mon problème ou ma particularité, dépendamment de la personne qui l'analyse, est que jamais, depuis ma naissance, il y a plus d'une décennie, je n'ai versé une goutte de larme. Ciel sait que j'en ai eues, des occasions de pleurer. Enfin, ce n'est pas donné à tout le monde d'assister au décès de sa grand-mère, de voir un petit-fils alcoolique frappé ses grands-parents, de constater l'entrée imminente du choléra sur sa terre natale. J'ai même enterré ma colombe dont le cou a été dévoré par le chien du voisin. Ma mère, aimante qu'elle est, dit sans cesse la honte qu'elle éprouve d'avoir un fils qui ne ressent ni chagrin, ni joie. «Qu'est-ce qu'une personne qui ne pleure pas ? Demande-t-elle toujours à père.» D'habitude, celui-ci lui répond par un sourire coiffant le non-dit qui est censé montrer la virilité masculine. « Un homme ne pleure pas. Mon fils est un homme. Un vrai.» Mais ce n'est pas moi qui l'ai décidé ainsi, j'aurais aimé savoir quel goût ont les pleurs. Ma professeure d'histoire m'a dit qu'elle était salée, une larme. Elle doit bien le savoir, elle qui trimbale parfois ses chagrins d'amour jusque dans la classe. Cela me pousse à me demander parfois, si les autres pleurent pour une raison précise, ou si ce sont leurs larmes qui leur brûlent les yeux. Je n'ai pas besoin d'être un pleureur certifié pour savoir que le sel n'est pas l'ami du globe oculaire.
Par ailleurs, je ressens les innombrables fessées qu'on me donne, mais je ne sais pas pleurer. Certains de mes proches, il y a quelque temps, poussaient l'expérimentation si loin qu'ils passaient une heure à me taper dessus. Le verdict final était toujours le même : insensibilité, cœur de fer, extraterrestre. Un monstre en gros. Pourtant, je passais du temps à regarder les fourmis réparer leurs termitières suite à la tombée de la pluie, j'arrosais les fleurs, donnais à manger aux oiseaux. Un insensible se préoccupe-t-il de ces choses-là ?
Les événements ont pris une toute autre tournure quand ma mère, inquiète pour ma santé, a eu la mauvaise idée de parler de ma différence à mon directeur d'école.
- Vous n'êtes pas sérieuse ! Tout le monde pleure madame, eut-il comme réaction.
- Oui, lui dit mère, tout le monde, sauf mon fils.
- Depuis sa naissance vous dites ?
Mère lui répondit par l'affirmatif.
- C'est un problème rare, mais peut-être qu'il souffre d'un dérèglement hormonal, ou autres choses. Ce serait bien que vous l'ameniez voir un médecin.
- Vous n'avez rien saisi M. le directeur, mon fils est en pleine forme selon les médecins. Le psychologue a même pris le temps de me dire ma chance d'avoir un enfant aussi brillant.
Devant la complexité de mon histoire, le directeur, connu pour son sadisme, a demandé à ma mère de me garder chez lui une semaine afin d'avoir un œil sur moi. Et l'œil du directeur fut plutôt rude. Il m'interdisait de jouer avec mes camarades et s'occupait personnellement de mes cours. Il me battait, me laissait à genoux sous le soleil de midi, m'insultait. Mais toutes ses tentatives finissaient bredouilles. Un jour, alors qu'il faisait sa sieste dans le hamac du salon, je l'ai entendu réfléchir à haute voix ; une réflexion que j'avais l'habitude de faire moi aussi, sauf pour la conclusion. « Il doit pleurer un digne fils de cette terre, se dit-il, les mauvaises nouvelles affluent de partout. Tantôt Port-au-Prince respire les pneus brûlés, boit la sueur des manifestants et sent la merde des égouts bouchés. Tantôt il boit du sang. Beaucoup de sang. Celui des policiers, des innocents, des personnes séquestrées, des bandits frappés par le karma. Je crois que ce petit est un démon, conclut-il en me jetant un regard, seul un démon peut ne pas pleurer de notre pitoyable situation. »
Il appela tout de suite Patrick, le révérend de la chapelle du quartier, qui est venu une demi-heure plus tard avec toute son artillerie : bible, chapelet, recueil d'incantations. Ils m'ont déshabillé, enchaîné comme un voleur dans une chambre après m'avoir baigné d'huile sainte. Au début, le pire était l'odeur de l'encens qui brûlait jusqu'à ce que le prêtre, vêtu de sa grande soutane blanche, ait commencé à réciter des prières en latin. Je me suis dit alors que c'était mal parti ; prétendre m'aider en priant dans une langue morte ne me rassurait pas trop. Et puis le bon Dieu, ne comprend-t-il pas pas les langues actuelles ? En plus, prier en latin comporte une certaine véhémence, de fougue et de colère. J'ai confirmé ces dernières quand, sans ménagement, le révérend s'est mis à me frapper la tête avec sa bible.
Ils ont beau chanté et prié, le directeur et le prêtre, toujours pas de larmes à mes yeux. Le serviteur est retourné à la chapelle sans ébranler l'ordre des choses, le petit démon semblait ne pas vouloir tomber sous le charme du Saint-Esprit. Pas de cette manière en tout cas.
Les autres jours passés chez lui étaient de plus en plus difficiles. Je vivais entre tortures et insultes ; mais le graal de mon malheur n'a eu lieu que l'avant dernier jour. Furieux de son échec, comme tous les autres avant lui, il m'a enfermé dans une geôle pour animaux se trouvant derrière la maison, et commençait à me torturer dès le chant du coq. Il était plutôt inspiré le directeur. Entre la chaise électrique aux fouets à lames d'acier, des gifles et des coups de pieds, il n'y avait presque pas de transition. Mais le midi sonnant, torse nu, sa fatigue était plus qu'évidente. Il ne lui restait que sa belle gueule pour m'insulter.
- Tu n'es rien d'autre qu'une petite merde, m'offensa-t-il, tu entends ? Et ta mère une belle pute qui enfante des monstres.
- Ne parle pas ainsi de ma mère, lui dis-je, les yeux rouges.
Je n'aime pas qu'on parle mal d'une mère, peu importe son métier ou son rang social. Invectiver un être pareil, c'est invectiver la vie. Comprenant que ses insultes me faisaient l'effet souhaité, le directeur continua.
- C'est une salope ta mère, répéta-t-il en boucle.
Puis comme un animal qui subit une légère blessure à la tête, j'ai sombré. De mes yeux sont tombées deux gouttes d'une substance brillante. Ça pouvait être tout, sauf des larmes.
Le directeur s'est alors précipité à récupérer la matière qui, encore chaude, lui a brûlé la pointe du doigt. «On dirait de l'or ! Fit-il, sans se soucier de sa brûlure.» Il courut chez l'orfèvre le plus près. «C'est bien de l'or, lui dit l'expert, du 24 carats.» À son retour, comme s'il avait préparé un dictionnaire d'injures en route, il me bombardait de toutes ces choses dont j'ai horreur d'entendre. Ma colère à son paroxysme, j'ai hurlé de toutes mes forces. Ma voix fit naître au quatre coins de la geôle une infinité d'échos. Mes yeux, mon nez, ma bouche pissaient de l'or bouillant jusqu'à fondre le directeur, qui malgré la chaleur, refusait de sortir de la pièce. Mais l'or me connaît, il se détacha de ma peau comme des gouttes d'eau, même si sa température, en bouillant, est estimée à 5086 degrés.
Je suis sorti de la geôle à toute vitesse, déambulant au boulevard Jean-Jacques Dessalines où quelques jeunes, dégoûtés par nos dirigeants, brûlaient des pneus au milieu de la route. Ma peur a perduré jusqu'à ce que je trouve la demeure familiale, sise pile à la courbe menant au cimetière de Mirebalais.
Le directeur a eu une fin de roi, c'est quelque chose un tombeau en pierres précieuses. Quant à vous, je vous donnerais bien mon adresse exacte, mais je sais que vous finiriez par m'injurier pour avoir un peu de mes larmes d'or.
Par ailleurs, je ressens les innombrables fessées qu'on me donne, mais je ne sais pas pleurer. Certains de mes proches, il y a quelque temps, poussaient l'expérimentation si loin qu'ils passaient une heure à me taper dessus. Le verdict final était toujours le même : insensibilité, cœur de fer, extraterrestre. Un monstre en gros. Pourtant, je passais du temps à regarder les fourmis réparer leurs termitières suite à la tombée de la pluie, j'arrosais les fleurs, donnais à manger aux oiseaux. Un insensible se préoccupe-t-il de ces choses-là ?
Les événements ont pris une toute autre tournure quand ma mère, inquiète pour ma santé, a eu la mauvaise idée de parler de ma différence à mon directeur d'école.
- Vous n'êtes pas sérieuse ! Tout le monde pleure madame, eut-il comme réaction.
- Oui, lui dit mère, tout le monde, sauf mon fils.
- Depuis sa naissance vous dites ?
Mère lui répondit par l'affirmatif.
- C'est un problème rare, mais peut-être qu'il souffre d'un dérèglement hormonal, ou autres choses. Ce serait bien que vous l'ameniez voir un médecin.
- Vous n'avez rien saisi M. le directeur, mon fils est en pleine forme selon les médecins. Le psychologue a même pris le temps de me dire ma chance d'avoir un enfant aussi brillant.
Devant la complexité de mon histoire, le directeur, connu pour son sadisme, a demandé à ma mère de me garder chez lui une semaine afin d'avoir un œil sur moi. Et l'œil du directeur fut plutôt rude. Il m'interdisait de jouer avec mes camarades et s'occupait personnellement de mes cours. Il me battait, me laissait à genoux sous le soleil de midi, m'insultait. Mais toutes ses tentatives finissaient bredouilles. Un jour, alors qu'il faisait sa sieste dans le hamac du salon, je l'ai entendu réfléchir à haute voix ; une réflexion que j'avais l'habitude de faire moi aussi, sauf pour la conclusion. « Il doit pleurer un digne fils de cette terre, se dit-il, les mauvaises nouvelles affluent de partout. Tantôt Port-au-Prince respire les pneus brûlés, boit la sueur des manifestants et sent la merde des égouts bouchés. Tantôt il boit du sang. Beaucoup de sang. Celui des policiers, des innocents, des personnes séquestrées, des bandits frappés par le karma. Je crois que ce petit est un démon, conclut-il en me jetant un regard, seul un démon peut ne pas pleurer de notre pitoyable situation. »
Il appela tout de suite Patrick, le révérend de la chapelle du quartier, qui est venu une demi-heure plus tard avec toute son artillerie : bible, chapelet, recueil d'incantations. Ils m'ont déshabillé, enchaîné comme un voleur dans une chambre après m'avoir baigné d'huile sainte. Au début, le pire était l'odeur de l'encens qui brûlait jusqu'à ce que le prêtre, vêtu de sa grande soutane blanche, ait commencé à réciter des prières en latin. Je me suis dit alors que c'était mal parti ; prétendre m'aider en priant dans une langue morte ne me rassurait pas trop. Et puis le bon Dieu, ne comprend-t-il pas pas les langues actuelles ? En plus, prier en latin comporte une certaine véhémence, de fougue et de colère. J'ai confirmé ces dernières quand, sans ménagement, le révérend s'est mis à me frapper la tête avec sa bible.
Ils ont beau chanté et prié, le directeur et le prêtre, toujours pas de larmes à mes yeux. Le serviteur est retourné à la chapelle sans ébranler l'ordre des choses, le petit démon semblait ne pas vouloir tomber sous le charme du Saint-Esprit. Pas de cette manière en tout cas.
Les autres jours passés chez lui étaient de plus en plus difficiles. Je vivais entre tortures et insultes ; mais le graal de mon malheur n'a eu lieu que l'avant dernier jour. Furieux de son échec, comme tous les autres avant lui, il m'a enfermé dans une geôle pour animaux se trouvant derrière la maison, et commençait à me torturer dès le chant du coq. Il était plutôt inspiré le directeur. Entre la chaise électrique aux fouets à lames d'acier, des gifles et des coups de pieds, il n'y avait presque pas de transition. Mais le midi sonnant, torse nu, sa fatigue était plus qu'évidente. Il ne lui restait que sa belle gueule pour m'insulter.
- Tu n'es rien d'autre qu'une petite merde, m'offensa-t-il, tu entends ? Et ta mère une belle pute qui enfante des monstres.
- Ne parle pas ainsi de ma mère, lui dis-je, les yeux rouges.
Je n'aime pas qu'on parle mal d'une mère, peu importe son métier ou son rang social. Invectiver un être pareil, c'est invectiver la vie. Comprenant que ses insultes me faisaient l'effet souhaité, le directeur continua.
- C'est une salope ta mère, répéta-t-il en boucle.
Puis comme un animal qui subit une légère blessure à la tête, j'ai sombré. De mes yeux sont tombées deux gouttes d'une substance brillante. Ça pouvait être tout, sauf des larmes.
Le directeur s'est alors précipité à récupérer la matière qui, encore chaude, lui a brûlé la pointe du doigt. «On dirait de l'or ! Fit-il, sans se soucier de sa brûlure.» Il courut chez l'orfèvre le plus près. «C'est bien de l'or, lui dit l'expert, du 24 carats.» À son retour, comme s'il avait préparé un dictionnaire d'injures en route, il me bombardait de toutes ces choses dont j'ai horreur d'entendre. Ma colère à son paroxysme, j'ai hurlé de toutes mes forces. Ma voix fit naître au quatre coins de la geôle une infinité d'échos. Mes yeux, mon nez, ma bouche pissaient de l'or bouillant jusqu'à fondre le directeur, qui malgré la chaleur, refusait de sortir de la pièce. Mais l'or me connaît, il se détacha de ma peau comme des gouttes d'eau, même si sa température, en bouillant, est estimée à 5086 degrés.
Je suis sorti de la geôle à toute vitesse, déambulant au boulevard Jean-Jacques Dessalines où quelques jeunes, dégoûtés par nos dirigeants, brûlaient des pneus au milieu de la route. Ma peur a perduré jusqu'à ce que je trouve la demeure familiale, sise pile à la courbe menant au cimetière de Mirebalais.
Le directeur a eu une fin de roi, c'est quelque chose un tombeau en pierres précieuses. Quant à vous, je vous donnerais bien mon adresse exacte, mais je sais que vous finiriez par m'injurier pour avoir un peu de mes larmes d'or.