Le coup fourré

— Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ?
Elle avait de l'ironie plein la voix. Si quelqu'un était bien placé pour nous apprendre le courage, c'était bien Mamie La-dent-dure. Elle avait eu douze vies au bas mot et avait trempé dans tout un tas d'affaires plus ou moins louches. Tour à tour macrelle, narco, escroqueuse, elle avait notamment organisé des combats de boxe clandestins et fait dans la revente d'armes. J'avais aussi entendu parler de salons de jeux dans des caves sordides desquelles on pouvait ressortir plein aux as ou avec un trou dans la cervelle.
Elle chiquait son tabac pendant que son œil valide nous lorgnait à travers un cul de bouteille. P'tit Tonton, quant à lui, n'avait pas l'air dans son assiette, alors c'est moi qui ai répondu :
— Mamie La-dent-dure, c'est pas une histoire de courage. Si on y va, on va se faire occire la tronche.
— Autrement dit : vous n'avez pas de couilles.
Et elle, elle en avait, peut-être ? Je n'ai pas tenté la surenchère et je me suis resservi un verre de gin. P'tit Tonton sirotait le sien depuis les tréfonds d'un fauteuil en cuir qui semblait l'avaler peu à peu. Il faisait une drôle de grimace ; peut-être que la choucroute de midi était mal passée.
— C'est un travail d'enfant, a continué Mamie La-dent-dure, vous entrez, vous mettez le paquet sur « Poupoule 4 », et vous ressortez. 
— Si c'est aussi simple, pourquoi Boby est jamais revenu ? 
— Qu'est-ce que j'en sais, moi, il est parti en vacances ? Vous savez, les nerfs, c'est fragile. On tire sur la corde, on tire sur la corde et puis crac, ça lâche... quelques jours de congés lui feront du bien.
Mamie La-dent-dure me prenait vraiment pour une bleusaille. On savait tous qu'à l'heure qu'il était Boby se faisait grignoter par les poissons. Ce que je ne comprenais pas, c'était l'intérêt d'envoyer une seconde équipe avec dix patates à miser sur un cheval à la cote démesurée. Si c'était une entourloupe avec le bookmaker ; un pari truqué pour renflouer la vieille, alors qu'est-ce qui avait merdé avec Boby ? Je me suis envoyé une longue rasade avant de répondre :
— Ok Mamie, je vais le faire. Mais je veux un gun.
— C'est pas des jouets, ces trucs-là. Et appelle-moi « Mamie La-dent-dure » ; les surnoms c'est pas fait pour les chiens.
— Je veux un flingue ou je le fais pas.
Elle a soupiré et a posé son œil sur P'tit Tonton. 
— Je te préviens, pour toi c'est ok, mais il est hors de question que celui-là tienne quoi que ce soit de dangereux dans ses mains.
— Bah pourquoi ? a fait P'tit Tonton, l'air ahuri.
— Elle a raison, j'ai dit, la dernière fois que t'as menacé un type avec un couteau, t'as passé neuf heures aux urgences.
— Le couteau a glissé, c'est quand même pas ma faute !
Mamie La-dent-dure a soufflé entre ses dents jaunes et a tourné ses talons en plastique pour disparaitre derrières une pile de caisses. J'ai looké P'tit Tonton.
— T'as pas l'air au top, j'ai fait.
— Hein ? moi ? Nan rien, moi ça va.
— Je te connais, Tonton, quand t'es comme ça c'est qu'il y a anguille sous roche.
— C'est juste la choucroute... c'est pas passé.
— Je t'avais bien dit : une choucroute ça se mange chez sa mère ou dans un bon restau alsacien, pas en boîte et encore moins en barquette sur le bord de la nationale.
— On peut arrêter de parler de ça ?
Tu parles d'un truand. La vieille a fini par réapparaître avec un sac à patates dans une main et un 9 mm dans l'autre. Avec sa robe à fleurs, ça faisait un joli tableau. Elle a posé le tout sur la table et a dit :
— T'as 10 000 dans le sac en toile, va pas le perdre ou pour le coup c'est moi qui vous tue, capiche ?
— ça capiche totalement, t'inquiète pas : tout sur « Poupoule 4 ». Et il est chargé, le jouet ?
— Oui et je t'ai mis deux recharges avec le flouze. Allez, mettez-vous en route avant que P'tit Tonton ne me ruine le tapis. 
On s'est donc mis en route avec l'arme et le pognon en direction de la neuvième avenue ; là où se trouvait le soi-disant bookmaker. Je n'y croyais pas trop, à cette histoire, ça sentait l'entourloupe à plein nez. Deux semaines qu'on n'avait pas vu Boby. Ça me foutait les foies parce qu'au-delà d'être un collègue, c'était aussi un bon copain. J'allais avoir quarante berges et ça en faisait vingt qu'on faisait dans la filouterie côte à côte, lui et moi. Ça faisait donc une paie et pour tout dire on avait parlé de prendre notre retraite quelques jours avant qu'il ne disparaisse. 
Un de mes oncles, qui était couvreur et à qui il n'était jamais rien arrivé de sa carrière, était tombé d'un toit la veille de sa retraite, pour mourir sur le coup. Elle pouvait me vanner, la vieille, avec ses histoires de courage. N'empêche qu'à l'ironie aussi sale que celle de l'oncle, je préférais encore qu'on me qualifie de couard, de pleutre ou de lopette. 
— T'as l'air dans les vapes, a fait P'tit Tonton.
— Je réfléchis. 
— Tu devrais pas prendre le flingue avec toi. Trop dangereux.
Il avait raison, P'tit Tonton. Si les flics radinaient, le flingue me ferait plonger. J''avais toujours été prudent, et c'est sans doute pour ça que je n'avais encore jamais fait de cabane. C'était rarissime, dans notre profession. Faut dire que je faisais fonctionner ma caboche et ça aussi, c'était plutôt rare dans notre profession.
Pendant que je rêvassais, P'tit Tonton lâchait des taules pas possibles. J'avais pas plus de fenêtres à ouvrir que ça alors je lui ai dit d'allumer un clope pour farder les horreurs qu'il avait dans le cul.
Tandis que P'tit Tonton plongeait le bout de sa tige dans la flamme de son Zippo, je tournais à l'angle de la rue aux Clous pour rejoindre la neuvième. Je commençais à me dire que cette histoire de choucroute daubée, c'était du flan. La seule fois où j'avais vu P'tit Tonton anxieux au point de se trouver malade, c'était quand on avait emmené Rico-Barjot derrière l'ancienne gare pour lui couper les doigts et le faire parler. Ça l'avait foutu mal, parce que Rico-Barjot était son cousin et qu'il avait dû l'appâter en lui disant qu'on allait effectuer une mission ensemble. Mais la mission avait bel et bien été de couper tous les doigts de Rico. Non pas que la vue du sang effrayait P'tit Tonton, mais cacher quelque chose à quelqu'un le transformait en machine à gaz.
Entre temps on était arrivé. Je me suis garé de l'autre côté de la rue, à vingt mètre du book. 
— Avant qu'on y aille, t'as pas quelque chose à me dire, P'tit Tonton ?
La grimace sur son visage ressemblait à celle d'un clown qui se fait farcir l'oignon.
— Je vois pas de quoi tu parles, il a dit.
— Mouais ! Donne-moi le flingue, toi tu prends le sac. Allons miser sur « Poupoule 4 ».
— Prends pas le flingue, ça sert à rien, il a fait.
— Toi, tu me donneras des conseils quand tu sauras tenir un couteau sans te couper. 
On s'est avancés jusqu'à la devanture. Ça ressemblait bien à un bookmaker. A l'intérieur je pouvais apercevoir un gars flanqué comme un frigo américain qui se tenait dans un angle à la manière d'une plante verte. Le flingue servait à rien ; finalement j'avais bien fait d'écouter P'tit Tonton et de le laisser dans la boîte à gants. 
— On entre ? 
— Bah on va pas attendre qu'il neige, j'ai répondu.
A peine j'avais fait un pas dans le sas que je m'en suis pris une bien violente derrière le crâne. J'ai roulé des yeux avant de tomber dans les vapes. 
Je me suis réveillé avec un sac sur la tête. 
— Bordel à cul, j'ai dit, qu'est-ce qui se passe ?
J'entendais des chuchotements comme dans une église et je sentais la présence de types tout près de moi. D'un coup, on m'a retiré le truc que j'avais devant les yeux.
— Joyeux anniversaire ! ils ont gueulé en cœur.
— C'est pas mon anniversaire, j'ai dit à Boby pendant qu'il me détachait. 
— Vingt ans que tu travailles pour Mamie La-dent-dure. Elle voulait marquer le coup, a dit P'tit Tonton.
— Et les dix patates, c'est cadeau ?
— Alors là, tu peux toujours te brosser, a fait la vieille en s'avançant. Quand on a les miquettes de parier sur un cheval, son pot de départ en retraite, on le paye soi-même. Nan mais ! C'est à une vieille dame comme moi de t'apprendre ça ?
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