« Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extraterrestre ». Voici exactement le genre de phrase qu'on se répète inlassablement étant enfant puis adolescent, pour se prouver qu'on est différent des autres, incompris, avec la référence maternelle faisant autorité pour affirmer à soi-même et aux autres ce prestige iconoclaste. Certains doivent cependant faire face à cette réalité de manière plus brutale, quand leur milieu leur rappelle leur déviance, en ayant parfois comme seul pêché d'être différent.
La brise fraîche du Bosphore lui caresse la joue, le chant des mouettes se confond dans ses oreilles, mais il ne peut apprécier comme avant la musique des rives d'Istanbul. Nous sommes un vendredi, et l'appel à la prière de la grande mosquée d'Üsküdar retentit dans le vent alors qu'il reste prostré sur les berges. Cela s'est produit il y a quelques heures, et il porte encore les bleus et les traces des coups des bourreaux. Le matin-même, Ceyhan n'aurait jamais pu imaginer que sa vie basculerait de manière aussi dramatique. À dix-neuf ans, Nassim est un jeune stambouliote plein d'entrain, mince et élancé, dont les yeux verts pétillants percent le lointain. Son sourire avenant au milieu de sa barbe taillée le rend jovial et chaleureux, qualités qui lui sont reconnues par tous ses pairs, aussi bien par ses amis que sa famille : Nassim est un garçon au grand cœur. Né à Alep, dans le nord de la Syrie, il a dû quitter son pays avec ses parents et ses trois frères à cause de la guerre ravageant le pays à l'âge de quatorze ans. Les premières années passées en Turquie ont été particulièrement rudes, en raison de l'hostilité de leur pays d'accueil et de leur grand dénuement : la famille ayant dû déménager souvent afin de trouver du travail et subvenir à ses besoins. Son père qui travaillait dans les chantiers, et sa mère effectuant des ménages, ont décidé de quitter le climat morose de Gaziantep pour Istanbul, en quête de meilleures opportunités et d'un avenir meilleur pour leurs quatre fils. Benjamin de la famille, et né quelques minutes après son jumeaux Hassan, Nassim s'est toujours senti protégé et aimé des siens. Malgré les difficultés qu'ils ont traversées, il a toujours ressenti dans les rues d'Istanbul la même mélancolie et l'agitation d'Alep. Depuis le quartier d'Üsküdar où s'est installée sa famille, il passe l'essentiel de son temps avec ses amis, pour la plupart syriens, ainsi qu'à la salle de sport, et bien sûr à l'université où il étudie le droit. Cependant, Nassim a un lourd secret dont la révélation peut s'avérer délicate dans le milieu musulman sunnite conservateur dont il vient : il y a rencontré l'amour. Vous me direz : quoi de plus normal pour un jeune homme de dix-neuf ans de s'amouracher de quelqu'un ? Le léger bémol est que Nassim a eu le malheur inconsidéré de tomber amoureux d'un garçon.
Tomber amoureux fou de Ceyhan est la plus belle et la pire chose qui lui soit arrivé dans sa vie. La veille ils étaient là, sur le Bosphore, et s'étaient disputés au sujet de leur relation :
- « Mais qu'attends-tu pour en parler à ta famille ! » s'emporta Ceyhan ; il faudra bien qu'ils sachent un jour, cela fait maintenant un an qu'on s'aime, qu'on se fréquente, qu'on va au cinéma, qu'on... À ces moments les deux jeunes gens rougissent, comme par réflexe de prononcer ce mot en public.
- « C'est impossible, et tu le sais très bien », lui répondit Nassim ; tu ne les connais pas, ils nous tueraient pour moins que ça... Je ne veux pas prendre le risque d'affronter ma famille, pas maintenant...
- « Et moi, alors ! Tu penses un peu à moi, dis ! J'en ai marre d'attendre, et puis en plus tu es le préféré de ta mère, je suis sûr qu'elle au moins, elle comprendrait. »
- « C'est vrai que ma mère est plus tendre que mon père, mais détrompe-toi sur le reste de la famille. Que vais-je faire s'ils me chassent, s'ils me battent, s'ils s'en prennent à toi ? Combien de fois mon père nous a répété que celui qui aimait un homme méritait pire que la mort. » Ses poings se serraient de rage en prononçant ces mots, car il se sentait à la fois acteur et victime de cette situation, sacrifié sur l'autel de la morale familiale.
Voyant une larme perler sur les yeux de son ami, Ceyhan s'approche et lui dépose un baiser sur les lèvres. Il l'enlace et pose la tête de Nassim sur son épaule. Le jeune turc, originaire de la rive occidentale d'Istanbul et issu d'une famille d'intellectuels de tradition laïque et kémaliste, est à l'opposé total de Nassim. D'apparence plus fine, très brun, et plus ténébreux, il cultive son secret tout en ayant fait comprendre à ses parents que leur présenter une fille n'était pas à l'ordre du jour. Habitué des clubs et des bars tolérants du quartier de Taksim, le milieu LGBT n'est pas un monde d'extraterrestre, pour lui qui a manifesté durant la gay pride, et pris fait et cause pour les minorités au sein des associations. Nassim a été charmé par sa parole franche, son ton assuré, et son étonnante fragilité derrière tant d'affirmation. Les deux tourtereaux ignorent au moment de leur discussion que ce qu'ils pensaient être un secret ne l'était déjà plus.
Dès le lendemain, Nassim qui avait rendez-vous dans la matinée avec son amant patiente plusieurs heures sans nouvelles. Ceyhan ne répond ni à ses appels ni à ses messages, ce qui le contraint à se rendre chez lui. Il est accueilli par la gouvernante turkmène, étonnée, qui lui signale qu'elle n'a pas eu de nouvelles de Ceyhan depuis la veille. Ce dernier est parti sans ses affaires et n'est pas revenu à la maison. La panique l'envahit. C'est alors que son téléphone sonne, et son visage s'illumine en découvrant qu'il s'agit de Ceyhan : il reconnaît cependant la voie sardonique de son frère jumeau Hassan.
- « Alors, mon pédé de frère, tu m'amuses bien ? Si tu n'es pas arrivé au garage dans l'heure qui vient, tu peux dire adieu à ta tapette de mec ! » lança-t-il sur un ton laconique et menaçant.
C'était fait... Le pire cauchemar dont il avait rêvé venait de se réaliser : qu'on s'en prenne à Ceyhan. Comment sa famille l'a-t-elle appris ? Comment ont-ils pu capturer Ceyhan ? Ni une, ni deux, il s'élance dans un taxi à travers Istanbul. Il manque de disloquer la porte de la voiture alors qu'il s'en extraie, et court à corps perdu à travers la zone industrielle où est détenu son amour. Des sueurs froides coulent sur son front, et ses mains tremblent de peur et de colère. Son cœur qui bat la chamade couvre le bruit d'une porte de garage qui s'ouvre et dévoile ses trois frères, goguenards et cruels tels des gorgones.
- « Il est où, bordel ! » hurle Nassim ; avant de se rendre compte qu'un homme bâillonné, ligoté, roulé en boule, et avec le visage en sang, gît sur le sol.
- « Tu sais bien ce qui arrives à ceux qui font péché, qui salissent leur famille en faisant des choses horribles comme ça. Maintenant, il faut réparer l'honneur », lança son frère jumeau Hassan, froid et implacable.
Ceyhan repense à ces instants où il a vu Nassim prendre en pleine tête le coup de feu tiré par le fratricide. Le moment où il s'est écroulé au sol devant lui. Pris de tétanie, on lui délie les mains, les pieds, et la bouche. L'un des frères lui crache dessus avec mépris, et il se retrouve comme interdit devant la mère.
Elle se tient dans l'encadrement de la porte, et sans un regard lui lance :
« Il a toujours été comme un extraterrestre pour moi, mais je ne comprenais pas pourquoi et j'en étais fier. Mais maintenant que je comprends pourquoi, j'en ai honte, il n'est plus mon fils. Tu devrais partir maintenant. »
Plus tard, alors qu'il errait, toujours en état de choc sur les rives du Bosphore, il entendait le chant des mouettes, qui chantaient pour son amour dont l'âme flottait dans la bise du détroit.
La brise fraîche du Bosphore lui caresse la joue, le chant des mouettes se confond dans ses oreilles, mais il ne peut apprécier comme avant la musique des rives d'Istanbul. Nous sommes un vendredi, et l'appel à la prière de la grande mosquée d'Üsküdar retentit dans le vent alors qu'il reste prostré sur les berges. Cela s'est produit il y a quelques heures, et il porte encore les bleus et les traces des coups des bourreaux. Le matin-même, Ceyhan n'aurait jamais pu imaginer que sa vie basculerait de manière aussi dramatique. À dix-neuf ans, Nassim est un jeune stambouliote plein d'entrain, mince et élancé, dont les yeux verts pétillants percent le lointain. Son sourire avenant au milieu de sa barbe taillée le rend jovial et chaleureux, qualités qui lui sont reconnues par tous ses pairs, aussi bien par ses amis que sa famille : Nassim est un garçon au grand cœur. Né à Alep, dans le nord de la Syrie, il a dû quitter son pays avec ses parents et ses trois frères à cause de la guerre ravageant le pays à l'âge de quatorze ans. Les premières années passées en Turquie ont été particulièrement rudes, en raison de l'hostilité de leur pays d'accueil et de leur grand dénuement : la famille ayant dû déménager souvent afin de trouver du travail et subvenir à ses besoins. Son père qui travaillait dans les chantiers, et sa mère effectuant des ménages, ont décidé de quitter le climat morose de Gaziantep pour Istanbul, en quête de meilleures opportunités et d'un avenir meilleur pour leurs quatre fils. Benjamin de la famille, et né quelques minutes après son jumeaux Hassan, Nassim s'est toujours senti protégé et aimé des siens. Malgré les difficultés qu'ils ont traversées, il a toujours ressenti dans les rues d'Istanbul la même mélancolie et l'agitation d'Alep. Depuis le quartier d'Üsküdar où s'est installée sa famille, il passe l'essentiel de son temps avec ses amis, pour la plupart syriens, ainsi qu'à la salle de sport, et bien sûr à l'université où il étudie le droit. Cependant, Nassim a un lourd secret dont la révélation peut s'avérer délicate dans le milieu musulman sunnite conservateur dont il vient : il y a rencontré l'amour. Vous me direz : quoi de plus normal pour un jeune homme de dix-neuf ans de s'amouracher de quelqu'un ? Le léger bémol est que Nassim a eu le malheur inconsidéré de tomber amoureux d'un garçon.
Tomber amoureux fou de Ceyhan est la plus belle et la pire chose qui lui soit arrivé dans sa vie. La veille ils étaient là, sur le Bosphore, et s'étaient disputés au sujet de leur relation :
- « Mais qu'attends-tu pour en parler à ta famille ! » s'emporta Ceyhan ; il faudra bien qu'ils sachent un jour, cela fait maintenant un an qu'on s'aime, qu'on se fréquente, qu'on va au cinéma, qu'on... À ces moments les deux jeunes gens rougissent, comme par réflexe de prononcer ce mot en public.
- « C'est impossible, et tu le sais très bien », lui répondit Nassim ; tu ne les connais pas, ils nous tueraient pour moins que ça... Je ne veux pas prendre le risque d'affronter ma famille, pas maintenant...
- « Et moi, alors ! Tu penses un peu à moi, dis ! J'en ai marre d'attendre, et puis en plus tu es le préféré de ta mère, je suis sûr qu'elle au moins, elle comprendrait. »
- « C'est vrai que ma mère est plus tendre que mon père, mais détrompe-toi sur le reste de la famille. Que vais-je faire s'ils me chassent, s'ils me battent, s'ils s'en prennent à toi ? Combien de fois mon père nous a répété que celui qui aimait un homme méritait pire que la mort. » Ses poings se serraient de rage en prononçant ces mots, car il se sentait à la fois acteur et victime de cette situation, sacrifié sur l'autel de la morale familiale.
Voyant une larme perler sur les yeux de son ami, Ceyhan s'approche et lui dépose un baiser sur les lèvres. Il l'enlace et pose la tête de Nassim sur son épaule. Le jeune turc, originaire de la rive occidentale d'Istanbul et issu d'une famille d'intellectuels de tradition laïque et kémaliste, est à l'opposé total de Nassim. D'apparence plus fine, très brun, et plus ténébreux, il cultive son secret tout en ayant fait comprendre à ses parents que leur présenter une fille n'était pas à l'ordre du jour. Habitué des clubs et des bars tolérants du quartier de Taksim, le milieu LGBT n'est pas un monde d'extraterrestre, pour lui qui a manifesté durant la gay pride, et pris fait et cause pour les minorités au sein des associations. Nassim a été charmé par sa parole franche, son ton assuré, et son étonnante fragilité derrière tant d'affirmation. Les deux tourtereaux ignorent au moment de leur discussion que ce qu'ils pensaient être un secret ne l'était déjà plus.
Dès le lendemain, Nassim qui avait rendez-vous dans la matinée avec son amant patiente plusieurs heures sans nouvelles. Ceyhan ne répond ni à ses appels ni à ses messages, ce qui le contraint à se rendre chez lui. Il est accueilli par la gouvernante turkmène, étonnée, qui lui signale qu'elle n'a pas eu de nouvelles de Ceyhan depuis la veille. Ce dernier est parti sans ses affaires et n'est pas revenu à la maison. La panique l'envahit. C'est alors que son téléphone sonne, et son visage s'illumine en découvrant qu'il s'agit de Ceyhan : il reconnaît cependant la voie sardonique de son frère jumeau Hassan.
- « Alors, mon pédé de frère, tu m'amuses bien ? Si tu n'es pas arrivé au garage dans l'heure qui vient, tu peux dire adieu à ta tapette de mec ! » lança-t-il sur un ton laconique et menaçant.
C'était fait... Le pire cauchemar dont il avait rêvé venait de se réaliser : qu'on s'en prenne à Ceyhan. Comment sa famille l'a-t-elle appris ? Comment ont-ils pu capturer Ceyhan ? Ni une, ni deux, il s'élance dans un taxi à travers Istanbul. Il manque de disloquer la porte de la voiture alors qu'il s'en extraie, et court à corps perdu à travers la zone industrielle où est détenu son amour. Des sueurs froides coulent sur son front, et ses mains tremblent de peur et de colère. Son cœur qui bat la chamade couvre le bruit d'une porte de garage qui s'ouvre et dévoile ses trois frères, goguenards et cruels tels des gorgones.
- « Il est où, bordel ! » hurle Nassim ; avant de se rendre compte qu'un homme bâillonné, ligoté, roulé en boule, et avec le visage en sang, gît sur le sol.
- « Tu sais bien ce qui arrives à ceux qui font péché, qui salissent leur famille en faisant des choses horribles comme ça. Maintenant, il faut réparer l'honneur », lança son frère jumeau Hassan, froid et implacable.
Ceyhan repense à ces instants où il a vu Nassim prendre en pleine tête le coup de feu tiré par le fratricide. Le moment où il s'est écroulé au sol devant lui. Pris de tétanie, on lui délie les mains, les pieds, et la bouche. L'un des frères lui crache dessus avec mépris, et il se retrouve comme interdit devant la mère.
Elle se tient dans l'encadrement de la porte, et sans un regard lui lance :
« Il a toujours été comme un extraterrestre pour moi, mais je ne comprenais pas pourquoi et j'en étais fier. Mais maintenant que je comprends pourquoi, j'en ai honte, il n'est plus mon fils. Tu devrais partir maintenant. »
Plus tard, alors qu'il errait, toujours en état de choc sur les rives du Bosphore, il entendait le chant des mouettes, qui chantaient pour son amour dont l'âme flottait dans la bise du détroit.