L'autiste linguiste

« Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. » C'étaient les mots de Sharly, qu'il adressait à Socrastino, docteur en jusmilieulogie.*

Ce dernier avait été consulté par Atshou, la mère de Sharly, prête à tout pour que son fils acquière la langue de son âge. Mais comment en était-elle arrivée là ?

Atshou travaillait en tant que bibliothécaire. Elle aimait lire depuis son plus jeune âge jusqu'à ce qu'elle fît une formation spécialisée en bibliothécariat. Le choix qu'elle fit la rapprocha encore plus des livres qui lui aiguisaient jour après jour l'esprit critique. Cette dévoreuse de livres était en outre une visionnaire. Des classiques littéraires ornaient sa bibliothèque. Il y en avait même de purement philosophiques. On aurait cru que cela expliquait pourquoi Sharly avait très tôt développé une obsession fougueuse pour la lecture des livres des meilleurs esprits, tels que Molière, le roi Voltaire, Victor Hugo et Aimé Césaire. Or derrière cela se cachait une étrange réalité.

Sharly était un jeune garçon d'une extrême réserve. Replié sur lui-même, il semblait n'avoir plus rien à apprendre en cette vie. Il ne parlait à personne. Son arrivée même dans ce monde avait été spectaculaire : Sharly n'avait fait le moindre cri, en dépit des claques de la sage-femme. Depuis qu'il avait atteint l'âge de deux ans, sa mère soupçonnait une chose sur laquelle sa curiosité ne se pencha que quelques années plus tard. En fait, elle entendait - à une heure tardive de la nuit - une voix douce qui lisait. Cela ne pouvait être Sharly puisqu'il n'avait jamais mis les pieds à l'école.

Et trois ans plus tard, le mystère fut résolu. Sharly avait cinq ans lorsqu'une nuit Atshou le surprit en train de lire à voix basse Le Décaméron.* Cette nuit-là, Atshou accola l'oreille à la porte de la chambre enfantine. C'était aux environs de quatre heures du matin, heure à laquelle Atshou avait l'habitude d'entendre lire une voix douce d'enfant.

Or, telle était la routine de Sharly, depuis qu'il avait soufflé ses deux bougies : il lisait les grands esprits des siècles passés, et il conversait avec eux ; il notait souvent, dans un bloc-notes qu'il s'était procuré, les réflexions que ses lectures suscitaient ; et il déclamait parfois des textes divers aux accents poétiques ou philosophiques. Où diable, comment diable avait-il appris à lire et à écrire ? Lui seul en connaissait le secret ; lui qui, pourtant, n'avait jamais été à l'école.

Il rapportait même ceci dans son bloc-notes : "Avant que ma mère ne m'expulse de son sein à destination de ce monde physico-spirituel, je résidais dans le placenta. Là, j'ai été nourri aux belles lettres, aux mots caressants ou forts mais expressifs, aux phrases sensées, aux paragraphes les plus délicats. J'y ai même consommé des textes au goût sucré, bien que parfois amer : des nouvelles, des pamphlets, des contes, des poèmes... Là-bas, je buvais deux verres de vers par jour, grâce au cordon ombilical qui me liait à ma mère. Sa bibliothèque interne était si richement fournie que j'ai dû passer plus de neuf mois dans ses entrailles. Elle lisait beaucoup plus qu'elle ne parlait. Je me nourrissais souvent de son silence profond. Au bout de dix mois d'utile alimentation, il fallut que je sortisse du sein de ma mère. Ce fut justement ce que je fis, quoique la suite fût étrange. En effet, naturellement tout nouveau-né pleure dès qu'il est expulsé des entrailles de sa mère. Mais moi, j'ai choisi de venir à ma manière. Malgré les gifles réitérées de la sage-femme, en dépit des coups brutaux qu'elle me donnait, je suis resté ferme comme un guerrier. Je ne me suis pas laissé intimider. Ma mère a un peu paniqué mais pas moi. Car je savais déjà que la vie est semée d'embûches, que j'allais devoir affronter mille épreuves, quelles qu'elles soient ! Alors pourquoi pleurer pour de simples gifles ?!"

À la lecture de ces lignes - un jour qu'elle parcourait discrètement ce bloc-notes -, Atshou resta bouche-bée et conclut que son fils devait venir d'une autre planète.
Depuis ce jour, Atshou observa son fils, le suivit de près, afin d'apprendre à mieux le connaître. Impressionnée par la qualité de sa langue écrite et parlée, elle estima, au bout de deux ans de suivi régulier, que Sharly pouvait directement entrer en cours moyens première année, malgré son jeune âge.

Mais en classe, Sharly ne parlait jamais. Le calme de son regard intimidait sa maîtresse. Cette dernière fut même amenée à penser qu'il souffrait de dyslexie, une sorte d'anomalie langagière, et qu'il ne voulait peut-être pas que les autres l'apprennent et s'en moquent. Mais qu'avait-il à faire, du regard des autres !

Nul ne comprenait à l'école que Sharly était tout simplement différent.

Son enseignante ne le comprenait pas. Pire, elle ne cherchait jamais à le comprendre. Cela eut des répercussions négatives sur ses résultats scolaires. Sharly avait, en effet, des notes qui ne reflétaient pas son niveau intellectuel. Il fut renvoyé de l'école dès le premier trimestre, au motif qu'il était nul.

Mystère pour sa mère. La situation l'interpella et fouetta son orgueil. Car elle savait son fils très intelligent. Que fallut-il faire ? Une idée lui était venue à l'esprit : consulter un spécialiste.

Elle alla ainsi voir une professeure de linguistique du nom de Ratshou, qu'elle avait eu un jour l'occasion de côtoyer, afin de requérir d'elle de judicieux conseils. Elle se fit accompagner de Sharly.

Ils la trouvèrent à son bureau. Après qu'Atshou eut exposé les raisons de leur visite, la professeure observa un moment de silence. Elle fut frappée par la délicatesse du regard de Sharly. Elle le lui rendit avec un sourire qui réveilla quelque chose en lui. "Madame, lui dit-il élégamment, veuillez m'excuser si je vous admire un peu trop ! En effet, vous avez un visage qui embellirait la beauté des idées de Socrate. Je vous observe, et je vois dans vos yeux magnifiques une lueur d'espoir, celle d'être un beau jour le meilleur dans le domaine qui est le vôtre. J'espère pouvoir vous revoir pour rendre à votre belle âme l'honneur qu'elle mérite."

Ratshou l'applaudit avec des waouh. Fort émerveillée par les mots de Sharly, la linguiste conclut que certainement la maîtresse n'était pas au niveau de l'enfant ; qu'il y avait lieu de le soumettre à une thérapie, à l'effet d'adapter son niveau de langue à celui de son âge, en ce qu'il était extrêmement doué.

C'est alors qu'elle les conduisit chez Socrastino, docteur en jusmilieulogie, pour qu'il prescrive à Sharly un remède concocté selon sa théorie du juste milieu... On s'attendait à ce que Sharly pût s'exprimer en langage aisément compréhensible. On s'attendait à ce qu'il se fît désormais comprendre par ses maîtres et par tous ceux qui l'écouteraient. On s'attendait donc à ce que Sharly maniât avec simplicité les trois registres de langue, mais Sharly ne changea en rien sa façon d'être. Il resta égal à lui-même : différent. Il abusait tellement du registre soutenu que, incompris, il disparut. Sa mère découvrirait plus tard, dans son bloc-notes, cette courte maxime : "reste toi-même".

*Jusmilieulogie : néologisme émanant du génie de l'auteur. Il entend par ce vocable, la science qui étudie la théorie du juste milieu.

*Le Décaméron : livre de Jean Boccacio, auteur italien