L'anormalité

"Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre."
Ces paroles, j'ai longtemps pensé qu'elles étaient vraies. J'ai pensé à tort que j'étais différent, que ma mère me voyait comme un garçon différent et que même la société entière pouvait témoigner de ma différence.

En réalité, je n'y crois plus un mot. Je ne suis pas différent, voilà tout. Ma mère le sait très bien au fond, son fils n'a rien de différent, il n'a rien d'un extra-terrestre. C'est même tout le contraire d'ailleurs. Je suis complètement terrestre, je suis complètement banal.
Je ne suis absolument pas différent et c'est bien là tout le drame de mon existence.

Comme tous les jeunes de ma génération, je me sens seul. Même entouré d'amis ou en compagnie de ma famille, je me sens toujours seul. Je me sens coincé en moi, comme si l'extérieur ne pouvait pénétrer la cuirasse blindée qui me sert de peau. Je me sens seul dans la foule, je m'y noie et m'y sens anonyme. J'ai la sensation d'être seul à tenir le discours que je déclare, seul à penser les idées qui me traversent l'esprit, seul à vivre les expériences désagréables du quotidien.
Pourtant, on est souvent collés, agglutinés, on s'appelle plusieurs fois par jour, on s'écrit pour raconter des choses souvent insignifiantes, parfois même tout ça en même temps.
On tente par tous les moyens de tromper la solitude, mais la vérité, c'est qu'on se sent seuls et isolés.

Comme tous les étudiants, je me sens perdu. On me montre une direction que je n'ai aucune envie de suivre. On aimerait que je prenne le chemin le plus court, le plus direct, que je trouve ma place et que j'y reste une fois pour toutes.
Moi, j'aimerais pouvoir flâner, m'arrêter puis repartir, reculer pour prendre une petite allée et finalement changer radicalement de direction. J'aimerais qu'on me laisse du temps. Mais du temps il n'y a pas, du temps il n'y en a plus. Le temps, c'est cette denrée rare devenue plus chère que l'or ou le pétrole. Alors je me plie aux contraintes, je me résigne. Et je continue à me sentir perdu sur un sentier qu'on ne me laisse pas le temps de découvrir.

Comme tous les citadins, j'ai peur. J'ai peur des autres, peur de leur parler dans la rue, j'ai peur qu'on me parle, j'ai peur des interactions. Tout devient très vite une agression. Les gens font trop de bruits, les néons des pubs sont trop violents, les Klaxons des voitures sont trop secs. Même le ton de la boulangère me parait agressif maintenant. Quand je rentre chez moi, je claque la porte et je me dis que je vis dans un monde de fou. On vit en société, tout près les uns des autres mais on ne sait plus se supporter. On finit par se maudire, chacun réfugié dans son terrier.

Comme tous les écolos, je me sens inutile et impuissant.
Quand je trie mes déchets, je me dis que je pourrais réduire ma quantité de déchets. Puis je réduis cette quantité et je me dis que je pourrais arrêter totalement d'en produire. Alors j'essaye de ne plus en produire du tout et là je me rends compte que malgré moi, je produis quand même des déchets. Parce que comme tous les humains, je porte des habits qui s'usent et que je jette, j'utilise du papier, je mets le chauffage quand il fait trop froid ou bien encore je suis obligé de changer mon téléphone tous les 3 ans, obsolescence programmée oblige.
Donc je finis par tomber dans les méandres du nihilisme, je me dis que tout ça est inutile et qu'en réalité un vrai bon écolo, c'est quelqu'un qui ne pollue pas du tout. Seulement, ne pas polluer du tout, c'est impossible lorsqu'on vit, qu'on mange, bref qu'on consomme.
Conclusion : un vrai bon écolo, c'est un écolo mort.

Comme tous les passionnés, j'ai jamais la sensation d'être assez bon. Quand je veux peindre, j'ai l'impression que la couleur utilisée est trop fade, que le tracé est trop imprécis, qu'au final mon art est vide de sens et que quelqu'un saura forcément faire mieux que moi en beaucoup moins de temps. Alors j'arrête, je temporise, le temps de reprendre un peu confiance en moi, et je réessaye. Quand je veux écrire, j'ai peur d'être trop vulgaire ou bien trop consensuel et je prie pour ne pas manquer de style. Je bute sur un mot, je doute sur une formulation et puis finalement j'efface tout mon texte d'un geste rageur. Et puis je m'en veux. Alors je recommence. À terme, on finit tous par recommencer, et heureusement.

Comme tous les enfants, j'ai une relation particulière avec mes parents. Ça a été, puis ça c'est dégradé. On s'est insulté, puis on s'est tue et on s'en est voulu et maintenant on compose. Être un enfant c'est compliqué quoi qu'on dise. On a la crainte de reproduire les mêmes erreurs que nos parents. Alors on part dans l'extrême inverse. Puis on finit par comprendre que si on persiste dans cette voie on deviendra pire que nos parents. Alors on change encore de cap, et ainsi de suite. Se construire par rapport à un individu dont on est lié par le sang c'est un effort de tous les jours, c'est un rééquilibrage constant, on tente des compromis, on entame des thérapies, parfois même quand c'est trop, on décide de prendre la fuite et de ne plus jamais revenir.

Je crois que vous avez compris où je voulais en venir.
Comme tous les gens normaux j'aimerais me sentir unique, je voudrais avoir l'impression de traverser une expérience de vie complètement singulière. Comme tout le monde, je pense avoir compris des choses que les autres ne comprendront jamais, je pense avoir vu l'invisible, j'espère être un individu à part entière.
Je me dis que je peux faire des choix, que j'ai sûrement des valeurs fortes et uniques, que je suis certainement porté par des combats et des idéaux particuliers. J'aimerais que toutes ces choses fassent de moi un être profondément bizarre, extravagant et finalement irremplaçable.

Mais comme tous les gens normaux, je suis différent. Et comme tous les gens différents, je suis finalement quelqu'un de profondément normal.
Et je l'accepte avec le sourire ! Je suis NORMAL, comme vous tous !
Même si bon, je l'avoue, j'ai l'impression que ce type de réaction, c'est pas très normal...Si ?