Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. C'est ainsi qu'elle me qualifiait parfois, essayant de mettre un nom sur une idée, voulant décrire ma vision du monde et mes prises de position : extraterrestre !
Déjà tout jeune, maman me l'a souvent dit, j'ai toujours été différent. Ma déchéance peut-être vient de cela. Je ne suis pas sur la bonne planète ! Quand j'y repense, ma vie toute entière, les circonstances, mes décisions, chaque choix que j'ai fait me conduisait à ce résultat. Le destin parfois, c'est juste un train qui roule et qui vous amène d'un endroit à un autre. Une fois à l'intérieur, quoiqu'on fasse, il nous amènera à l'autre gare.
D'après maman, j'ai toujours été taiseux, observateur et sensible à l'injustice, en commençant dans ma maison. Je me rappelle, j'approchais alors les sept ans, mon grand frère Junior était celui qui aidait le plus maman à la maison. Il le faisait avec beaucoup de bonne volonté car il prenait son rôle d'ainé très au sérieux. Nous venions de terminer le repas en famille, maman était déjà retournée à d'autres occupations en cuisine et demanda à Junior de débarrasser la table. Papa lui venait de s'affaler dans le canapé mitoyen de la salle à manger et suivait une chaine d'information. S'exécutant avec sa bonne volonté habituelle, les bras chargés d'un plateau où il venait de rassembler les plats sales, il renversa par inadvertance un verre qui roula sur la table, tomba au sol et se brisa. Le bruit fit sursauter mon père qui se redressa et se retourna pour voir mon grand frère figé, tenant son plateau de vaisselle sale en main et fixant mon père du regard. Maman arriva de la cuisine et pris le plateau de ses mains pendant que papa en se levant avait déjà commencé à le gronder, il se dirigea vers lui pour lui appliquer une fessée à l'aide de sa grande paume de main. Debout dans un coin, j'observais la scène. Quand mon père eut fini de fesser Junior, coulant silencieusement les larmes, il alla prendre le balai et la pelle à la cuisine et revint nettoyer. Je m'approchai alors de papa qui était retourné à son canapé. Je me tins devant lui de façon à faire écran avec la télé. Il me regarda, stupéfait. Nous eûmes à peu près cet échange :
- Papa, je peux te poser une question ?
Surpris, il chercha le regard de maman qui, à l'écoute de ma question était encore sortie de la cuisine et vint se tenir pas très loin du canapé. J'imagine que sa présence-là était dûe à ma question précédente. Elle croisa le regard de papa et acquiesça, comme pour dire « écoute-le. Il se retourna et dit « vas-y, je t'écoute ». Je continuai :
- Tu as déjà fait une erreur ?
- Oui, comme tout le monde.
- Et quand tu fais une erreur, c'est parce que tu voulais, ou tu voulais pas ?
- Une erreur est involontaire.
- Ça veut dire que tu voulais pas faire l'erreur non ?
- Oui, c'est ce qu'involontaire signifie.
- Et maintenant si tu fais l'erreur que tu voulais pas faire et qu'on te tape pour ça, tu seras content ?
Mon père se retourna une fois encore pour regarder maman, interrogateur. En guise de réponse, sans rien dire, elle lui sourit. Il se retourna, et dit :
- Non, je ne serai pas content. Et pourquoi tu me poses toutes ces questions ?
- Parce que junior a fait une erreur et le verre s'est cassé. Il ne voulait pas casser le verre, c'était une erreur, mais tu l'as tapé pour ça. C'est pas juste, c'est pas bien ça.
Je crois que cet évènement, tout comme ce que mes parents observaient eux-mêmes au quotidien, et ce que mes différentes maitresses leur rapportaient au sujet de mon comportement en classe, avaient fini par les convaincre que j'étais différent, atypique. J'avais toujours le rôle de chef de classe car les maitresses me trouvaient impartial et intègre. J'écrivais même les noms de mes meilleurs amis sur la liste des bavards.
Trente ans ont passé. Maman me relate parfois ces évènements lorsqu'elle est de passage chez moi. Elle m'a dit la dernière fois, « je croyais qu'avec le temps l'extraterrestre disparaitrait pour faire place à un enfant normal. Un extraterrestre tu sais, on peut fantasmer dessus tant qu'il est loin, tant qu'on ne le connait pas. Mais une fois qu'on l'a en face, ça fait peur ». Elle dit souvent que c'est pour cela que je n'ai pas d'amis. Et ceux que j'ai pu avoir au cours des années se sont vite lassés de moi, et je les comprends. Contrairement à eux, je ne prends aucun plaisir aux alcools, et je ne comprends pas que vingt-deux adultes puissent courir derrière un ballon pendant une heure et trente minutes.
Mais suis-je vraiment un extra-terrestre ? Pourquoi ai-je toujours cette impression d'être en déphasage par rapport aux autres ? Pourquoi ne puis-je pas comme eux simplement fermer les yeux et passer ma route ? accepter d'arrondir les angles au lieu d'insister pour garder le carré carré, pour appeler le chat chat. J'ai essayé vous savez ? Une fois, pour faire plaisir à un supérieur, une autre fois parce qu'il s'agissait du parent d'un collègue, la dernière fois c'est parce que c'était une veuve avec de jeunes enfants. Mais chaque fois que j'ai voulu faire comme eux, assailli après coup de remords insoutenables, j'ai dû revenir sur certaines positions, quitte à me mettre à dos mon chef ou mon collègue.
Papa me l'avait dit, « ce n'est pas un travail pour toi fils, surtout chez nous. L'aiglon ne se cachera pas longtemps au milieu des poussins ». Mais voilà, j'étais un Magistrat. Et j'avais à cœur d'apporter la justice, de changer les choses, du moins à mon niveau. Jusqu'à ce coup de fil : Amical au départ, mi menaçant par la suite, pour finir par une promesse d'assistance et de soutien pour la suite de ma carrière. Mais voilà, derrière la manière, un ordre était donné. Illégal, assurément.
J'ai vu bien trop d'injustices dans cette profession et vécu trop d'ingérences pour croire en cette justice ou en son autonomie. Et plus on se montre injuste, plus on acquiert pouvoir et richesse. Je crois que le plus grand pouvoir dans ce pays, c'est la justice. Elle seule peut faire tomber les puissants et inquiéter le juste qui se montre trop zélé. Jusqu'ici, j'ai toujours pu contourner leur norme. Ah oui, ici, les pots de vin et les arrangements entre amis c'est la norme. Pour quelques millions, un terrain bien situé, une jolie villa, une voiture de luxe, une embauche ou un avantage octroyé à un parent, on peut tordre la justice, changer les ténèbres en lumière, le coupable en innocent, et même échanger leurs places en prison.
Je n'avais même pas encore entendu l'affaire que déjà le justiciable était coupable. La présomption d'innocence, c'est pour l'étudiant en droit. D'avance, il était condamné à « cinq ans minimum ». Histoire de lui remettre les idées en place, en le rendant par la même occasion inéligible. Ils le savent, je le sais, tout le monde le sait, son seul crime c'est d'avoir voulu défier le « roi ». Il devait le payer en perdant quelques années de sa vie. En plus, il a voulu se montrer incorruptible en se soustrayant aux tractations et arrangements à coups de postes et de millions qui ont toujours lieu la veille de ces échéances électorales. C'est la pire des insultes qu'on puisse adresser à ces gens. Se montrer incorruptible ! Pour le savoir, je savais aussi ce qui m'attendais si j'osais désobéir.
L'affaire a eu lieu il y a trois ans et fit grand bruit. Les journalistes s'en donnèrent à cœur joie. Une affaire d'extraterrestre, c'est toujours vendeur. Et les gens aiment ce genre d'histoires. D'abord, à cause de leur rareté, ensuite parce que ça fait sortir les gens de leur routine, leur torpeur.
Entre temps, la politique a prévalu pour l'un, la peur pour l'autre. Quand j'y repense, je me demande ce que vous auriez fait à ma place : devenir humain sur terre, ou supporter le poids et les conséquences d'être extraterrestre ?
Déjà tout jeune, maman me l'a souvent dit, j'ai toujours été différent. Ma déchéance peut-être vient de cela. Je ne suis pas sur la bonne planète ! Quand j'y repense, ma vie toute entière, les circonstances, mes décisions, chaque choix que j'ai fait me conduisait à ce résultat. Le destin parfois, c'est juste un train qui roule et qui vous amène d'un endroit à un autre. Une fois à l'intérieur, quoiqu'on fasse, il nous amènera à l'autre gare.
D'après maman, j'ai toujours été taiseux, observateur et sensible à l'injustice, en commençant dans ma maison. Je me rappelle, j'approchais alors les sept ans, mon grand frère Junior était celui qui aidait le plus maman à la maison. Il le faisait avec beaucoup de bonne volonté car il prenait son rôle d'ainé très au sérieux. Nous venions de terminer le repas en famille, maman était déjà retournée à d'autres occupations en cuisine et demanda à Junior de débarrasser la table. Papa lui venait de s'affaler dans le canapé mitoyen de la salle à manger et suivait une chaine d'information. S'exécutant avec sa bonne volonté habituelle, les bras chargés d'un plateau où il venait de rassembler les plats sales, il renversa par inadvertance un verre qui roula sur la table, tomba au sol et se brisa. Le bruit fit sursauter mon père qui se redressa et se retourna pour voir mon grand frère figé, tenant son plateau de vaisselle sale en main et fixant mon père du regard. Maman arriva de la cuisine et pris le plateau de ses mains pendant que papa en se levant avait déjà commencé à le gronder, il se dirigea vers lui pour lui appliquer une fessée à l'aide de sa grande paume de main. Debout dans un coin, j'observais la scène. Quand mon père eut fini de fesser Junior, coulant silencieusement les larmes, il alla prendre le balai et la pelle à la cuisine et revint nettoyer. Je m'approchai alors de papa qui était retourné à son canapé. Je me tins devant lui de façon à faire écran avec la télé. Il me regarda, stupéfait. Nous eûmes à peu près cet échange :
- Papa, je peux te poser une question ?
Surpris, il chercha le regard de maman qui, à l'écoute de ma question était encore sortie de la cuisine et vint se tenir pas très loin du canapé. J'imagine que sa présence-là était dûe à ma question précédente. Elle croisa le regard de papa et acquiesça, comme pour dire « écoute-le. Il se retourna et dit « vas-y, je t'écoute ». Je continuai :
- Tu as déjà fait une erreur ?
- Oui, comme tout le monde.
- Et quand tu fais une erreur, c'est parce que tu voulais, ou tu voulais pas ?
- Une erreur est involontaire.
- Ça veut dire que tu voulais pas faire l'erreur non ?
- Oui, c'est ce qu'involontaire signifie.
- Et maintenant si tu fais l'erreur que tu voulais pas faire et qu'on te tape pour ça, tu seras content ?
Mon père se retourna une fois encore pour regarder maman, interrogateur. En guise de réponse, sans rien dire, elle lui sourit. Il se retourna, et dit :
- Non, je ne serai pas content. Et pourquoi tu me poses toutes ces questions ?
- Parce que junior a fait une erreur et le verre s'est cassé. Il ne voulait pas casser le verre, c'était une erreur, mais tu l'as tapé pour ça. C'est pas juste, c'est pas bien ça.
Je crois que cet évènement, tout comme ce que mes parents observaient eux-mêmes au quotidien, et ce que mes différentes maitresses leur rapportaient au sujet de mon comportement en classe, avaient fini par les convaincre que j'étais différent, atypique. J'avais toujours le rôle de chef de classe car les maitresses me trouvaient impartial et intègre. J'écrivais même les noms de mes meilleurs amis sur la liste des bavards.
Trente ans ont passé. Maman me relate parfois ces évènements lorsqu'elle est de passage chez moi. Elle m'a dit la dernière fois, « je croyais qu'avec le temps l'extraterrestre disparaitrait pour faire place à un enfant normal. Un extraterrestre tu sais, on peut fantasmer dessus tant qu'il est loin, tant qu'on ne le connait pas. Mais une fois qu'on l'a en face, ça fait peur ». Elle dit souvent que c'est pour cela que je n'ai pas d'amis. Et ceux que j'ai pu avoir au cours des années se sont vite lassés de moi, et je les comprends. Contrairement à eux, je ne prends aucun plaisir aux alcools, et je ne comprends pas que vingt-deux adultes puissent courir derrière un ballon pendant une heure et trente minutes.
Mais suis-je vraiment un extra-terrestre ? Pourquoi ai-je toujours cette impression d'être en déphasage par rapport aux autres ? Pourquoi ne puis-je pas comme eux simplement fermer les yeux et passer ma route ? accepter d'arrondir les angles au lieu d'insister pour garder le carré carré, pour appeler le chat chat. J'ai essayé vous savez ? Une fois, pour faire plaisir à un supérieur, une autre fois parce qu'il s'agissait du parent d'un collègue, la dernière fois c'est parce que c'était une veuve avec de jeunes enfants. Mais chaque fois que j'ai voulu faire comme eux, assailli après coup de remords insoutenables, j'ai dû revenir sur certaines positions, quitte à me mettre à dos mon chef ou mon collègue.
Papa me l'avait dit, « ce n'est pas un travail pour toi fils, surtout chez nous. L'aiglon ne se cachera pas longtemps au milieu des poussins ». Mais voilà, j'étais un Magistrat. Et j'avais à cœur d'apporter la justice, de changer les choses, du moins à mon niveau. Jusqu'à ce coup de fil : Amical au départ, mi menaçant par la suite, pour finir par une promesse d'assistance et de soutien pour la suite de ma carrière. Mais voilà, derrière la manière, un ordre était donné. Illégal, assurément.
J'ai vu bien trop d'injustices dans cette profession et vécu trop d'ingérences pour croire en cette justice ou en son autonomie. Et plus on se montre injuste, plus on acquiert pouvoir et richesse. Je crois que le plus grand pouvoir dans ce pays, c'est la justice. Elle seule peut faire tomber les puissants et inquiéter le juste qui se montre trop zélé. Jusqu'ici, j'ai toujours pu contourner leur norme. Ah oui, ici, les pots de vin et les arrangements entre amis c'est la norme. Pour quelques millions, un terrain bien situé, une jolie villa, une voiture de luxe, une embauche ou un avantage octroyé à un parent, on peut tordre la justice, changer les ténèbres en lumière, le coupable en innocent, et même échanger leurs places en prison.
Je n'avais même pas encore entendu l'affaire que déjà le justiciable était coupable. La présomption d'innocence, c'est pour l'étudiant en droit. D'avance, il était condamné à « cinq ans minimum ». Histoire de lui remettre les idées en place, en le rendant par la même occasion inéligible. Ils le savent, je le sais, tout le monde le sait, son seul crime c'est d'avoir voulu défier le « roi ». Il devait le payer en perdant quelques années de sa vie. En plus, il a voulu se montrer incorruptible en se soustrayant aux tractations et arrangements à coups de postes et de millions qui ont toujours lieu la veille de ces échéances électorales. C'est la pire des insultes qu'on puisse adresser à ces gens. Se montrer incorruptible ! Pour le savoir, je savais aussi ce qui m'attendais si j'osais désobéir.
L'affaire a eu lieu il y a trois ans et fit grand bruit. Les journalistes s'en donnèrent à cœur joie. Une affaire d'extraterrestre, c'est toujours vendeur. Et les gens aiment ce genre d'histoires. D'abord, à cause de leur rareté, ensuite parce que ça fait sortir les gens de leur routine, leur torpeur.
Entre temps, la politique a prévalu pour l'un, la peur pour l'autre. Quand j'y repense, je me demande ce que vous auriez fait à ma place : devenir humain sur terre, ou supporter le poids et les conséquences d'être extraterrestre ?