La Ville-Ténèbres

Oh comme je hais
Ces lumières parasites
Oui comme je hais
Ces lumières factices
Qui soir après soir
S'insinuent dans le noir
Et nuisent à la nuit
Aux animaux nocturnes
Et à l'éclat des astres
Comme si c'était normal !!
 
J'avais griffonné ce slam dans un de mes petits carnets, il y a environ 3 ans. Ah, nostalgie ! En ce temps-là je vivais à la montagne, et je les voyais, les étoiles. Je voyais même l'infime différence entre le « côté » ville et le « côté » montagne.
Du « côté » montagne, je voyais la multitude d'étoiles majeures, mais aussi la myriade d'étoiles mineures, celles, moins lumineuses, que l'on ne peut observer que depuis des endroits sombres, exempts de la pollution des villes éblouissantes. Du « coté » ville justement, je ne voyais que les étoiles majeures.
 
Désormais, je vis à Paris, et les astres, outre la lune, ont disparu pour moi, comme pour tant d'autres citadin·e·s. J'ai 17 ans. La révolte qui naissait en moi à 14 ans a eu le temps de grandir, de s'amplifier, de mûrir. C'est pourquoi ce soir, je vais réaliser un rêve de gosse. Alliant désobéissance civile, parkour, et ciel enfin étoilé, je vais rendre la nuit à la nuit.
 
Ma pote Cécé est venue dans mon appart' pour qu'on se prépare ensemble. On a beau rire et se moquer de nos tenues défoncées, on est fébriles. Ma main tremble quand j'applique la peinture anti-reconnaissance faciale sur l'arête de son nez. Ce maquillage casse nos traits et brouille nos visages aux yeux des caméras. Je la vois trembler, elle aussi, quand elle met ses lentilles infrarouges. On vérifie nos sacs, règle la fréquence de nos talkies-walkies, révise le langage codé, met nos gants, et ça y est, on est prêtes. Je me sens comme dans un film à l'américaine. Mais non, c'est bien réel, et on est sur le point de mener une action qui va rentrer dans l'Histoire avec un grand H.
— Bonne chance ! me crie Cécé, déjà à l'autre bout de la rue.
— Toi aussi ! je crie en retour
On a été mises dans deux unités différentes, pour que notre affect ne puisse pas jouer dans des cas extrêmes. Comme si toute cette action n'était pas déjà extrême !
J'avance à grands pas dans l'avenue, le froid me fouette les joues. On est en plein hiver, il est 19h 37, il fait déjà nuit. Enfin, si on peut appeler cette atmosphère pleine de lampadaires et d'enseignes lumineuses une nuit. Je souris. Allez. Marche, métro, marche, brief dans le parc, et action.
 
— Tout le monde est prêtes, prêts ? chuchote Aylin, la cheffe de notre unité. 
Quatre murmures lui répondent. On est cinq personnes dans chacune des sept équipes, plus celles et ceux chargés de détourner les gardiens-gardiennes, sans oublier le central qui fait la connexion entre toutes les unités. 20 h 30. On est prêt·e·s. On y va.
 
Cours. Saute. Découpe grillage. Cours. Pose les caisses. Mon cœur bat à mille à l'heure. Mais ça se passe bien ! Pas de garde imprévu, pas de mesures de protection inconnues, tout est au mieux, quand subitement, j'entends un aboiement. Merde, un chien !! C'est pas prévu ça !
— Qui a le chloroforme ??? crie Jules 
Oh p***** c'est moi !! Je le sors, haletante, tandis que le clébard attaque déjà Marie, elle hurle de douleur, merde, tout va foirer, non, reprends-toi, vas-y, fourre-lui le mouchoir dans sa gueule, oui, c'est ça, p****** il m'a mordu !!! Ouf c'est bon, il se calme, bientôt il va dormir, tout va bien, tout va bien, tout va bien... Ok, les caisses sont posées, on se casse. Cours. Remets grillage. Saute. Cours. Si mon cœur bat encore vite, on est désormais à plus de 500 mètres du bientôt lieu de « crime ». On sort notre fiche récap' de langage codé, qu'on brûlera ensuite, et on appelle le central.
— Allô Maman ? C'est Juliette et Camille !
— Ah, ça n'est pas trop dur d'être toutes seules ? Et, comment va Croquette ?
— Ça va ! Il s'est blessé à l'oreille mais ça va !
— Ah ! Bon, bien alors. En tout cas, je dois vous dire : Papa est dans les bouchons, il arrivera avec 10 min de retard ce soir ! »
Ok. Une autre équipe a pris du retard apparemment. Ça sera pour 21h35 alors. Je laisse la discussion se finir. Maintenant, il faut qu'on dégage. J'aurais aimé contempler notre œuvre en face, mais il faut qu'on soit loin au moment où ça arrivera, afin que l'on ne nous suspecte pas. On se dit au revoir, et on se disperse.
 
J'ai enlevé mes lentilles infrarouges, et même ainsi, la nuit est fort éclairée dans ces rues passantes de Montmartre. Il est 21h31. Je souris, d'un sourire de joie sauvage. Je jubile. Les gens sont dans des cafés ou chez elles, chez eux, et moi je suis dehors, dans cette semi-obscurité festive, et je m'en frotte les mains. 21h34, et 40 secondes. Je tourne sur moi-même dans un grand éclat de rire, puis je me reconcentre sur ma montre. 5. 4. 3. 2. 1.
 
0.
TÉNÈBRES.
 
Les 7 centrales électriques à haute tension alimentant Paris viennent de sauter.
 
Il n'y a rien que du noir. Noir d'encre, d'ébène, d'abysses, de ténèbres, de nuit.
Éclats de voix. Les gens paniquent et moi j'exulte. Je sais qu'il faudra plus de 10 minutes pour que les yeux de chacun·e s'habituent à ce noir presque complet. Plus de 20 minutes pour pouvoir enfin admirer les étoiles. Plus d'une année pour réparer les dégâts que nous avons commis.
Et dans ce noir des plus totaux, personne, oui je dis bien personne, ne peut percevoir l'allégresse qui me porte, d'avoir enfin rendu la nuit à la nuit.
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