La vie en rouge

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Pour mon père, j'aurais rendu service à son nom de succomber à ma prématurité.

Adossée au mur, le postérieur sur le parquet de la salle à manger juste à côté de mes nouvelles toiles artisanales, je révisais sereinement la liste des facultés dans lesquelles je comptais postuler. A la grande déception de mes parents et aussi de ma sœur aînée, je n'avais pas la moyenne requise pour viser les facs étrangères. J'aurais pu. Mais j'ai dû rater exprès quelques examens craignant d'être expédiée loin de ma terre natale.

– Toi là, tu ne peux pas te mettre à table comme tout le monde? s'indignait ma mère en frappant ses délicates petites mains sur la table en bois de chêne quelque secondes plus tard en réponse à ma passivité.

– Tu vas bien, maman? demandai-je en plantant deux belles rangées de dents à ma biscotte endurcie par les jours.

– Satanée enfant!

– Carine, ma chérie, veux-tu mettre la radio?

Ça, c'était mon père, trop alourdi par son bide pour lever le petit orteil.

Autant préciser que Carine ce n'est pas moi. Moi, ils m'appellent généralement "toi là!" ou quand ils étaient d'humeur à me faire la causette, j'avais droit à un "toi là-bas!"

Ma sœur s'exécuta.

Je m'arrêtai de chercher un nom de fac qui me plairait dans l'interminable liste pour savoir de quelles nouvelles accablantes les médias nous gratifieraient cette fois-ci. Contrairement à mes proches, qui faisaient les infos pour se plaindre de leur sort, je les écoutais pour me gausser de la mesquinerie de mes semblables. Cette fois, c'était enfin au tour des écoles classiques d'avoir droit à leurs jours d'arrêt forcé parce que deux professeurs s'étaient fait enlever.

"Nous demandons à ce que toutes les écoles demeurent fermées jusqu'à la libération sans condition de nos collègues..."

J'éclatai de rire face à l'implication soudaine de cet éducateur. Laquelle implication durerait jusqu'à la libération largement conditionnée, dans le meilleur des cas, de ses confrères. Cela m'arrangeait toutefois car j'avais du retard à rattraper pour la préparation du baccalauréat. Moi au moins je ne faisais pas semblant.

– J'ai su que tu étais bonne à jeter depuis le jour où je t'ai surprise dans ta chambre avec cette autre fille, gueula mon père.

J'ignore si ses propos visaient à me froisser et me faire passer pour une ignoble créature mais je ne ressentis rien.

J'étais encore une gamine lorsque je réalisai que pour obtenir un dix on n'était pas toujours forcé de doubler un cinq. Et quelques années plus tard j'assumais qu'il était normal de décevoir et de ne pas en éprouver de remords. Partager leur sang ne m'obligeait guère à être leur copie conforme et de tout voir en noir ou en blanc.

Lorsque l'effet de la mini bombe sur mon orientation sexuelle se soit dissipé, j'osai partager mon opinion :

– Ce qu'ils font ne mènera à rien. Quoique ces quelques jours de repos me feront du bien.

– Tu voulais peut-être qu'ils restent sans rien faire? s'offusquait la douce sainte Carine.

– Qu'ils fassent un truc concret, sur le long terme. Sinon cela revient au même.

– Atterris un peu, toi! A espérer que quoi que ce soit sera possible un jour, tu gâcheras ton avenir, me reprocha ma mère qui à mon grand étonnement paraissait s'inquiéter pour l'avenir de sa fille cadette.

L'idéal serait que je me tire. C'est ce que ma mère croyait. Et c'était avec un air supérieur que les filles de l'école parlaient de partir faire des études ailleurs car pour tout parent il était inconcevable d'évoluer et de mener une vie normale dans un environnement aussi infernal.

La peur les gagnait tous. A chaque nouvel enlèvement, chaque nouveau meurtre ou pire, chaque nouveau massacre, les esprits pétaient une durite et renonçaient à vivre.

Et moi entre les diverses plaintes de ma mère je me disais à moi-même que la seule pensée juste dans tout cela était que ces personnes étaient enlevées et seraient libérées que si leurs ravisseurs en avaient décidé, ou que ces malheureuses gens ne faisaient plus partie des nôtres.

Nous nagions au quotidien dans un océan vermeil dont le niveau s'élevait au fil des heures et je surprenais ma mère en m'émerveillant de ce climat paradisiaque fidèle à très peu de peuples. Nul ne comprenait pourquoi je demeurais aussi dévouée à cette terre qui vit couler tant de sang et qui fit verser tant de larmes. Et ce n'est pas parce que le rouge est ma couleur préférée. Moi j'aime le violet. Même si je reconnais qu'ils ont un certain trait de ressemblance.

– Tu peux arrêter de jeter ton argent dans ces affreuses toiles que personne n'achète jamais? me conseilla ma mère.

– C'est justement parce que personne n'y prête attention que je les achète.

Elle m'éplucha du haut de sa chaise la mine dédaigneuse.

– Je me demande de qui tu tiens ton manque de goût.

Mon regard s'arrêta un moment sur mon père mâchant un bout de jambon et ce ne fut qu'à cet instant que je réalisai qu'avec ma mère on avait bien plus en commun qu'on ne le prétendait.

Je me levai du sol et jetai mon assiette dans l'évier, laissant mes parents et Carine maugréer quelques minutes de plus sur les tourments de la patrie avant de reprendre, peinards, leurs activités.

Moi je ne me plaignais pas. Pas uniquement parce que l'auditoire me ferait défaut. Mais parce qu'on ne détient pas le droit de se lamenter lorsqu'au quotidien l'inaction est maîtresse de notre être.

J'avais toutefois la conviction qu'il se trouvait dans quelques recoins de cette terre un ou deux jeunes incompris des leurs qui vivaient pleinement le présent et qui gardaient l'espoir que d'autres comme moi, différents par ce perpétuel amour qu'ils vouaient à notre île, existaient encore.