La perspective Nevsky - Seconde partie

Occupons-nous donc de lui maintenant.

Je n’aime pas beaucoup les morts et les cadavres, et je suis toujours très agacé lorsqu’une procession funèbre vient traverser ma route et que je vois un invalide, vêtu comme un capucin, porter à son nez une prise de tabac de sa main gauche, la droite tenant un flambeau. J’éprouve un sentiment de dépit à la vue d’un riche catafalque et d’un cercueil capitonné de velours. Mais mon dépit s’allie à la tristesse lorsque je vois un cocher conduire à sa dernière demeure le cercueil de sapin d’un pauvre, que rien ne recouvre et qu’accompagne parfois, n’ayant rien de mieux à faire, quelque mendiante rencontrée au coin d’une rue.
Nous avons quitté, je crois, le lieutenant Pirogov au moment où ayant abandonné Piskariov, il s’était précipité sur les pas d’une jolie blonde.
Cette blonde était une créature mignonne et piquante. Elle s’arrêtait devant chaque magasin et se plongeait dans la contemplation des ceintures, boucles d’oreilles, fichus et autres colifichets exposés, tout en ne cessant de jeter des regards à droite et à gauche et de tourner la tête en arrière. « Je te tiens, ma chérie ! » se dit, très satisfait, Pirogov ; et relevant le collet de son manteau, afin de ne pas risquer d’être reconnu par quelque ami, il continua sa poursuite.
Mais il serait bon de présenter au préalable à mes lecteurs le lieutenant Pirogov.
Pourtant, avant de vous dire ce qu’était ce lieutenant Pirogov, je crois qu’il faudrait donner quelques explications sur la société à laquelle il appartenait.
Certains officiers forment à Pétersbourg une sorte de classe moyenne. Vous rencontrerez immanquablement l’un de ces jeunes gens aux soirées et aux dîners des conseillers d’État et des conseillers d’État actuels, qui ont acquis ces titres par quarante années de service ; quelques demoiselles, souvent montées en graine, aussi pâles et effacées que le ciel de Pétersbourg, une table à thé, un piano, une sauterie, constituent les éléments obligatoires de ces réunions, où sous la lampe vous verrez aussi scintiller quelque épaulette dorée, entre la robe de tulle d’une douce blonde et l’habit noir d’un frère ou d’un ami. Il est extrêmement difficile d’animer ces placides jeunes filles et de les faire rire ; il faut beaucoup d’art pour y atteindre, ou, pour mieux dire, une absence totale de tout art ; il faut dire des choses qui ne soient ni trop intelligentes ni trop spirituelles et qui n’exigent pas pour être comprises de trop grands efforts intellectuels.
Mais on doit rendre en cela justice à ces messieurs : ils possèdent un talent spécial pour attirer l’attention de ces beautés et les faire rire ; et la meilleure récompense de leurs efforts sont ces exclamations entrecoupées de rires que provoquent leurs plaisanteries : « Mais cessez donc ! N’avez-vous pas honte de nous faire rire ainsi ? »
On rencontre rarement ces messieurs dans les sphères supérieures de la société, dont ils ont été éliminés par ceux qu’on nomme aristocrates. Ils sont considérés pourtant comme des jeunes gens instruits et bien élevés ; ils aiment à discuter littérature ; ils louent Boulgarine, Gretch et Pouchkine et raillent spirituellement et sur un ton méprisant les œuvres d’Orlov. Ils ne laissent jamais passer une conférence, fût-ce sur les méthodes de comptabilité ou sur l’agriculture. Au théâtre, on les voit à tous les spectacles, à moins qu’on n’y joue quelque pièce trop vulgaire pour leurs goûts raffinés ; et les entreprises théâtrales ont en eux d’excellents clients. Ils aiment tout particulièrement les vers bien sonores et prennent plaisir à rappeler les acteurs en faisant grand tapage. Ceux d’entre eux qui professent dans des écoles militaires ou qui préparent aux examens militaires, finissent par avoir chevaux et voitures. Leurs relations s’étendent alors, et ils parviennent finalement à épouser quelque fille de marchand, bien dotée, sachant jouer du piano et pourvue d’une bande de parents à longues barbes. Mais cet honneur n’échoit à nos officiers que lorsqu’ils ont atteint au moins le grade de colonel, car, bien qu’elles fleurent encore souvent les choux aigres, nos barbes russes ne veulent avoir pour gendres que des Excellences ou, tout au moins, des colonels.
Tels sont donc les traits distinctifs de cette catégorie de jeunes gens, à laquelle appartenait le lieutenant Pirogov ; mais celui-ci possédait encore de nombreuses qualités en propre. Il déclamait parfaitement les vers de la comédie Le malheur d’avoir trop d’esprit et ceux de la tragédie Dimitri Donskoï, et était passé maître dans l’art de lancer des ronds de fumée qu’il enchaînait par douzaines. Il savait aussi raconter de jolies anecdotes. Mais je crois qu’il est assez difficile de dénombrer tous les talents dont le destin avait doté Pirogov. Il parlait volontiers des actrices et des danseuses, mais sur un ton moins dégagé que celui qu’emploient généralement les tout jeunes sous-lieutenants.
Il était très satisfait de son grade, obtenu depuis peu, et, bien qu’il répétât souvent, étendu tout de son long sur son divan : « Tout n’est que vanité ! Me voilà lieutenant ; mais quelle importance cela a-t-il ? » son amour-propre en était secrètement flatté pourtant, et dans le cours de la conversation il faisait volontiers allusion à son grade. Ayant même rencontré une fois dans la rue un scribe, dont le salut ne lui sembla pas suffisamment respectueux, il l’arrêta aussitôt et lui fit observer en quelques mots brefs, mais bien sentis, qu’il avait devant lui un lieutenant et non pas quelque officier subalterne. Il fut d’autant plus éloquent en ce cas que deux dames assez jolies passaient justement devant lui.
Pirogov manifestait en général une grande admiration pour la beauté et l’élégance, et protégeait volontiers les débuts de son ami Piskariov ; il se peut d’ailleurs qu’il fût guidé en cela par le désir de voir son mâle visage reproduit par le peintre sur une toile.
Mais assez parlé des qualités du lieutenant Pirogov ! L’homme est un être si merveilleux qu’il est impossible de dénombrer en une fois toutes ses vertus, car à mesure qu’on les examine de plus près on y découvre de nouveaux détails, dont la description serait interminable.
Pirogov continuait donc de poursuivre la jolie inconnue, en lui posant de temps à autre des questions, auxquelles elle ne répondait qu’en émettant des sons brefs et inintelligibles.
Ils passèrent sous le porche humide de la porte de Kazan et pénétrèrent dans la rue Mestchanskaïa, la rue des boutiques de tabac, des petites épiceries, des artisans allemands et des « nymphes » finnoises. La dame blonde, se hâtant, entra en coup de vent dans une maison d’aspect plutôt minable, Pirogov la suivit. Ils montèrent rapidement, l’un derrière l’autre, un escalier de fer étroit et sombre. Elle poussa une porte dont Pirogov passa audacieusement le seuil sur ses traces.
Il se vit dans une vaste chambre aux murs noircis, au plafond enfumé. Le plancher était recouvert de tas de limaille de cuivre et de fer ; une grande table supportait des cafetières, des chandeliers, des vis, des instruments. Pirogov devina aussitôt qu’il se trouvait chez un ferblantier. Traversant la chambre, l’inconnue disparut par une autre porte.
Après un instant d’hésitation, Pirogov, selon l’habitude russe, résolut d’aller audacieusement de l’avant. Il suivit donc la jeune femme et entra dans une autre chambre qui ne ressemblait en rien à la première : la propreté et l’ordre qui y régnaient disaient que le maître de la maison était un Allemand.
Pirogov s’arrêta tout interdit : il vit devant lui Schiller, non pas le Schiller qui écrivit Guillaume Tell et L’Histoire de la Guerre de Trente Ans, mais Schiller, le ferblantier bien connu de la rue Mestchanskaïa. Auprès de Schiller se tenait Hofmann, non pas l’écrivain Hofmann, mais le cordonnier qui a un atelier dans la rue Ofitserskaïa, un vieux camarade de Schiller. Celui-ci était complètement ivre. Assis sur une chaise, il frappait le plancher du pied et racontait je ne sais quelle histoire, en y mettant beaucoup de passion. Tout cela n’aurait pas trop étonné Pirogov, n’eût été la position respective des deux personnages.
Schiller était assis, la tête relevée, son gros nez en l’air, tandis que Hofmann pinçait ce nez entre les deux doigts de la main gauche et brandissait de la droite son couteau de cordonnier. Les deux personnages parlaient allemand, et comme Pirogov n’était pas fort en allemand et ne savait dire que « gut Morgen », il ne pouvait comprendre ce qui se passait.
Or voici ce que disait Schiller :
« Je ne veux pas ! Je n’ai pas besoin de nez, criait-il en gesticulant. Je dépense pour ce nez trois livres de tabac par mois et je le paye à ce vilain marchand russe - car les boutiques allemandes ne vendent pas de tabac russe - quarante kopecks la livre, ce qui fait un rouble et vingt kopecks.
Or, douze fois un rouble vingt, cela fait quatorze roubles et quarante kopecks. Tu entends, ami Hofmann ? Rien que mon nez me coûte quatorze roubles et quarante kopecks ; mais les jours de fête je prise encore du Râpé, car je ne veux pas priser aux fêtes de ce détestable tabac russe. Je prise par an deux livres de Râpé, à trois roubles la livre. Six et quatorze, cela fait vingt roubles et quarante kopecks, que je dépense pour mon tabac chaque année. C’est un vol, n’est-il pas vrai, ami Hofmann ? (Hofmann qui était ivre aussi, répondit affirmativement.) Je suis un Allemand de la Souabe ; j’ai un roi en Allemagne ! Je ne veux pas de nez ! Coupe-le-moi ! Je te le donne ! »
Si le lieutenant Pirogov n’était brusquement apparu, Hofmann aurait certainement coupé le nez de Schiller, car il avait déjà saisi son couteau comme pour tailler une semelle.
Schiller fut évidemment très dépité qu’un inconnu eût interrompu ainsi l’opération et, bien qu’il fût plongé dans la bienheureuse ivresse que procurent la bière et le vin, il comprit qu’il ne convenait pas d’être surpris dans cette situation. Mais Pirogov s’inclina légèrement et prononça avec la noblesse qui lui était coutumière :
- Excusez-moi !
- Va-t’en ! fit d’une voix pâteuse Schiller.
Pirogov demeura tout interdit. Un tel accueil était nouveau pour lui. Le sourire qui s’épanouissait sur son visage disparut soudain, et il dit d’un ton blessé mais digne :
- Je suis étonné, monsieur ! Vous n’avez probablement pas remarqué que je suis un officier ?
- Qu’est-ce que cela me fait ! Je suis un Allemand de Souabe ! Je pourrais être moi-même officier : un an et demi aspirant, deux ans sous-officier, et demain je serai officier. Mais je ne veux pas servir dans l’armée. Voilà ce que je ferai avec les officiers, moi : pfuit !... Et c’est tout ! - Schiller étendit la main et souffla dessus.
Le lieutenant Pirogov vit qu’il n’avait autre chose à faire qu’à se retirer. Mais cette manière d’agir, peu compatible avec la dignité de son grade, lui produisit une impression fort pénible. En descendant l’escalier, il s’arrêta plusieurs fois comme pour rassembler ses idées et réfléchir au moyen de faire sentir à Schiller l’inconvenance de sa conduite.
Il se dit enfin qu’on pouvait excuser Schiller, les fumées du vin appesantissant son cerveau. De plus, il songea à la jolie blonde et résolut de ne pas faire attention aux paroles de Schiller.
Le lendemain matin, de très bonne heure, Pirogov se rendit à l’atelier du ferblantier ; il fut reçu dans la première chambre par la jolie blonde qui d’une voix sévère (elle allait d’ailleurs fort bien à son visage) lui demanda :
- Que désirez-vous ?
- Ah ! bonjour, ma chérie ! Vous ne me reconnaissez pas ? Ah ! la coquine ! quels beaux yeux !
Sur ces mots Pirogov tenta de saisir gentiment le menton de la jeune femme ; mais celle-ci eut une exclamation craintive et répéta d’un ton aussi sévère :
- Que désirez-vous ?
- Vous voir. Je ne désire rien de plus ! fit le lieutenant Pirogov, souriant agréablement et se rapprochant de la dame ; mais, remarquant que celle-ci se disposait à s’enfuir, il ajouta : Je voudrais, ma chérie, commander des éperons.
Pouvez-vous me faire des éperons ? Bien que pour vous aimer, les éperons ne soient nullement nécessaires ; c’est une bride au contraire qu’il faudrait. Oh ! quelles mains délicieuses !
Le lieutenant Pirogov se montrait toujours extrêmement galant dans de semblables situations.
- Je vais appeler mon mari ! s’écria la jeune femme, et elle sortit.
Au bout de quelques minutes, Pirogov vit entrer Schiller, les yeux bouffis de sommeil et qui n’avait pas encore repris complètement ses esprits après sa beuverie. À la vue de l’officier, il revit comme en rêve les événements de la veille : il ne se souvenait pas exactement de ce qui s’était passé, mais sentant qu’il avait commis une bêtise, il accueillit l’officier d’un ton très rogue.
- Je ne peux pas prendre moins de quinze roubles pour des éperons, dit-il, voulant se débarrasser de Pirogov, car, en sa qualité d’honnête Allemand, il lui était pénible de regarder en face celui qui l’avait vu dans un état si peu correct.
Schiller aimait boire sans témoin, en compagnie de quelques camarades, et se cachait alors de ses propres ouvriers.
- C’est bien cher, dit d’une voix douce Pirogov.
- Ce sera du travail allemand, prononça fermement Schiller, en se caressant le menton. Un Russe ne prendrait, il est vrai, que deux roubles.
- Je suis prêt à payer, pour vous prouver mon estime et afin de vous connaître de plus près.
Je vous donnerai quinze roubles.
Schiller demeura un instant songeur et son cœur d’honnête artisan allemand ressentit une certaine honte ; désireux d’éviter la commande de l’officier, il lui déclara qu’il ne pouvait terminer son travail avant deux semaines ; mais, sans discuter, Pirogov lui dit qu’il était prêt à attendre.
Le consciencieux Schiller se mit à réfléchir au moyen d’exécuter le travail de telle sorte qu’il pût réellement valoir quinze roubles.
À cet instant, la jolie blonde entra dans l’atelier et se mit à ranger les cafetières sur la table. Le lieutenant Pirogov profita de la songerie de Schiller pour s’approcher de sa femme et lui serrer le bras qui était nu jusqu’à l’épaule.
Cela déplut fort à Schiller.
- Meine Frau ! s’écria-t-il.
- Was wollen Sie doch ? répondit la jolie blonde.
- Gehen Sie à la cuisine.
La jeune femme sortit.
- Ainsi donc, dans deux semaines, dit Pirogov.
- Oui, dans deux semaines, fit Schiller, tout songeur. J’ai beaucoup de travail en ce moment.
- Au revoir ! Je repasserai.
- Au revoir, fit Schiller, en fermant la porte derrière l’officier.
Le lieutenant Pirogov résolut de ne pas s’arrêter en si bon chemin, bien qu’il fût évident que la jeune femme ne lui céderait pas facilement ; mais Pirogov ne pouvait comprendre qu’on lui résistât, d’autant plus que sa belle prestance et son grade lui donnaient droit à quelque attention. Mais il faut dire que la femme de Schiller, tout en étant fort jolie, était aussi très sotte. D’ailleurs, la bêtise ajoute un charme de plus à une jolie femme. Je connaissais, en effet, de nombreux maris qui étaient extrêmement satisfaits de la bêtise de leur épouse : ils y voyaient l’indice d’une sorte d’innocence enfantine. La beauté produit de vrais miracles : tous les défauts moraux et intellectuels d’une jolie femme nous attirent vers elle, au lieu de nous en écarter, et le vice même, en ce cas, acquiert un charme particulier ; mais dès que sa beauté disparaît, la femme est obligée d’être beaucoup plus intelligente que l’homme pour inspirer non pas l’amour, mais simplement le respect.
Pourtant, la femme de Schiller, bien que fort sotte, était fidèle à son devoir, aussi l’entreprise audacieuse de Pirogov avait-elle très peu de chance de réussir. Mais il y a toujours une sorte de volupté à vaincre les obstacles, et la conquête de la jolie Allemande présentait un très grand intérêt aux yeux du lieutenant. Il vint souvent se renseigner au sujet des éperons qu’il avait commandés ; si bien que Schiller, fort ennuyé, fit tout son possible pour terminer ce travail au plus tôt. Les éperons furent enfin prêts.
- Oh ! quel beau travail ! s’écria le lieutenant Pirogov à la vue des éperons. Comme ils sont bien taillés. Notre général n’en a certainement pas d’aussi beaux !
L’amour-propre de Schiller s’épanouit. Ses regards s’animèrent et il se réconcilia intérieurement avec Pirogov. « L’officier russe est un homme intelligent », se dit-il.
- Pouvez-vous me faire une gaine pour un poignard que j’ai chez moi ?
- Mais certainement, dit Schiller, en souriant aimablement.
- En ce cas, faites-moi donc une gaine ; je vous apporterai le poignard ; un beau poignard turc. Mais je désirerais que la gaine fût d’un autre style.
Schiller crut recevoir une bombe sur le crâne. Son front se fronça. « En voilà une histoire ! » se dit-il, en se reprochant amèrement d’avoir provoqué cette commande. Refuser eût été malhonnête, d’autant plus que l’officier russe avait loué son travail. Il accepta donc la nouvelle commande en hochant la tête, très dépité. Mais le baiser qu’en sortant Pirogov planta audacieusement en plein sur les lèvres de la jolie blonde le plongea dans de fort désagréables réflexions.
Je crois bon de faire faire ici au lecteur plus ample connaissance avec Schiller.
Schiller était un parfait Allemand, dans le sens le plus complet de ce terme. Dès l’âge de vingt ans, dès ce temps heureux où le Russe mène une existence instable et facile, Schiller avait fixé les moindres détails de sa vie, et jamais il n’admit, sous aucun prétexte, la moindre dérogation à l’ordre qu’il avait établi. Il avait résolu de se lever à sept heures, de dîner à deux heures, d’être exact en son travail et de s’enivrer tous les dimanches.
Il s’était également promis d’amasser en dix ans cinquante mille roubles, et cette décision était tout aussi irrévocable qu’un arrêt du destin, car il arriverait plutôt à un fonctionnaire d’oublier de saluer son chef qu’à un Allemand de ne pas exécuter sa parole. Il ne variait jamais ses dépenses, et si le prix des pommes de terre montait, il ne dépensait pas un kopeck de plus, mais réduisait simplement ses achats ; son estomac ne s’en montrait pas toujours satisfait, mais il s’y habituait vite. L’ordre qui réglait son existence était si sévère qu’il avait décidé de ne pas embrasser sa femme plus de deux fois par jour, et afin de ne pas être tenté de l’embrasser plus souvent, il ne mettait jamais qu’une petite cuillerée de poivre dans sa soupe.
Le dimanche, pourtant, cet ordre était moins rigoureusement observé, parce que Schiller buvait alors deux bouteilles de bière et une bouteille d’anisette, contre laquelle il pestait toujours d’ailleurs. Il buvait tout autrement que les Anglais qui, immédiatement après le dîner, s’enferment chez eux à clef et se saoulent dans la solitude. Non ! en bon Allemand, il s’enivrait avec passion, pourrait-on dire, en compagnie du cordonnier Hofmann ou du menuisier Kuntz, Allemand lui aussi, et grand ivrogne de surcroît.
Tel était donc le brave Schiller, que la conduite du lieutenant Pirogov plaçait dans une situation très difficile. Bien que Schiller fût Allemand et possédât un caractère placide, les agissements du lieutenant Pirogov excitaient en lui une certaine jalousie. Il se cassait la tête pour trouver le moyen de se débarrasser de l’officier russe. Pirogov, de son côté, tout en fumant la pipe avec ses camarades - car la Providence a décrété que là où il y aurait des officiers, il y aurait aussi des pipes -, Pirogov laissait entendre avec un sourire significatif qu’il avait une intrigue en train avec une charmante blonde qui n’avait déjà plus rien à lui refuser, bien qu’il faillît un moment perdre tout espoir de réussite.
Un jour, en flânant dans la grande rue des Bourgeois et en examinant la maison qu’ornait l’enseigne de Schiller, où l’on avait dessiné des cafetières et des bouilloires, il vit à sa grande joie la tête de la jeune femme qui se penchait à la fenêtre et regardait les passants. Il s’arrêta, lui fit signe de la main et lui dit : « Gut Morgen ! » La femme de Schiller le salua comme une connaissance.
- Votre mari est-il là ? lui demanda-t-il.
- Oui, dit-elle.
- Mais quand donc n’y est-il pas ?
- Il sort chaque dimanche, répondit la petite sotte.
« Cela est bon à savoir, se dit Pirogov. Il faut en profiter. »
Le dimanche suivant, il se présenta inopinément. Schiller était absent, en effet. Sa femme manifesta une certaine frayeur au premier instant ; mais Pirogov se montra cette fois très prudent et la salua respectueusement, en faisant valoir sa taille fine et souple. Il plaisanta d’une façon fort agréable et pleine de discrétion ; mais la petite sotte ne répondait à ses jolies phrases que par des monosyllabes.
Ayant tout tenté et voyant qu’il ne parvenait pas à l’égayer, le lieutenant lui proposa de danser. Elle accepta aussitôt, car les Allemandes n’aiment rien tant que la danse.
Pirogov fondait là-dessus les plus grands espoirs : tout d’abord, il lui faisait plaisir ; puis il avait ainsi l’occasion de montrer l’élégance de ses manières ; ensuite, au cours des danses, on pouvait se rapprocher, embrasser la gentille Allemande et mener l’aventure à bonne fin. Bref, il escomptait un prompt succès.
Il se mit à chantonner je ne sais quelle gavotte, sachant bien qu’avec les Allemandes il fallait agir progressivement. La jolie blonde se plaça au milieu de la chambre et leva un petit pied délicieux. Ceci suscita à tel point l’enthousiasme de Pirogov qu’il se précipita sur elle pour l’embrasser. La jeune femme poussa des cris aigus, ce qui ne fit qu’ajouter à son charme aux yeux de Pirogov. Il couvrait déjà son visage de baisers, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à Schiller et à ses deux amis, Hofmann et Kuntz. Ces respectables artisans étaient tous trois ivres comme toute la Pologne.
Je laisse au lecteur à juger de la rage et de la stupéfaction de Schiller.
- Animal ! s’écria-t-il, furibond. Comment oses-tu embrasser ma femme ? Tu n’es pas un officier russe, tu es un misérable ! Que le diable t’emporte ! je suis un Allemand, moi, et non pas un cochon russe. N’est-ce pas, ami Hofmann ? (Hofmann opina de la tête.) Oh ! mais je ne veux pas porter de cornes, moi ! Tiens-le au collet, ami ! Je ne veux pas ! criait-il en gesticulant, tandis que son visage avait pris la teinte rouge vif de son gilet. Je demeure à Pétersbourg depuis huit ans. J’ai une mère en Souabe et mon oncle est à Nuremberg. Je suis un Allemand et non pas une bête à cornes ! Déshabillons-le, ami Hofmann ! Tiens-le par les jambes, Kuntz !
Les Allemands saisirent le lieutenant Pirogov aux jambes et aux bras. En vain essaya-t-il de se débattre : ces trois honnêtes artisans auraient pu figurer parmi les plus solides Allemands que comptait Pétersbourg et ils agirent avec le lieutenant si brutalement que je ne trouve pas, je l’avoue, les mots nécessaires pour décrire cette triste aventure.
Je suis certain que le lendemain Schiller eut une fièvre violente et qu’il trembla comme une feuille dans l’attente de la police ; il aurait donné Dieu sait quoi pour que les événements de la veille ne se fussent pas produits. Mais on ne peut rien changer à ce qui est arrivé.
Rien n’aurait pu se comparer à la rage de Pirogov. Le souvenir de ce qu’on lui avait fait endurer le rendait presque fou. La Sibérie, le fouet, lui semblaient une vengeance insuffisante. Il se précipita chez lui pour s’habiller et se rendre aussitôt chez le général, et lui décrire sous les couleurs les plus sombres la conduite révoltante des artisans allemands. Il résolut de déposer en même temps une plainte par écrit à l’État-Major ; et s’il ne parvenait pas à tirer de cet affront une vengeance suffisamment éclatante, il irait encore plus loin...
Mais tout cela se termina d’une façon bien étrange et inattendue. En route, il entra pour se restaurer dans une pâtisserie et mangea deux gâteaux feuilletés, en parcourant L’Abeille du Nord ; il sortit de là quelque peu calmé. La soirée, de plus, était délicieusement douce, et cela lui donna l’envie de flâner un peu dans la perspective Nevsky. Vers neuf heures, il se sentit plus calme et se dit qu’il n’était pas convenable d’aller déranger le général un dimanche, et que d’ailleurs ce personnage n’était probablement pas chez lui.
Il alla donc finir sa soirée chez un ami, inspecteur d’une commission de contrôle, où il retrouva avec plaisir plusieurs officiers de son régiment. Il passa là quelques heures fort agréables et dansa la mazurka avec tant de brio qu’il recueillit les applaudissements des dames et des messieurs !
Le monde est organisé bien étrangement, pensais-je, en flânant il y a trois jours dans la perspective Nevsky et en songeant aux deux événements que je viens de relater. Comme le destin se joue mystérieusement de nous ! Obtenons-nous jamais ce que nous désirons ? Arrivons-nous à réaliser ce à quoi nos facultés paraissent nous prédisposer ? Non ! C’est tout le contraire qui se produit constamment.
La destinée octroie à celui-ci des chevaux admirables, mais il roule en calèche, profondément indifférent et sans prêter nulle attention à la beauté de son attelage ; tandis que cet autre, qui est possédé d’une passion ardente pour la race chevaline, doit se promener à pied et se contenter de claquer de la langue à la vue des trotteurs des autres. Celui-là possède un excellent cuisinier, mais une bouche si petite, par malheur, qu’il est incapable d’avaler plus de deux bouchées. Cet autre a une bouche plus large que l’arc de triomphe de l’État-Major, mais il doit se contenter, hélas ! de pommes de terre. Le destin se joue de nous bien étrangement !
Mais les aventures les plus extraordinaires sont celles qui se déroulent dans la perspective Nevsky. Oh ! n’ayez jamais nulle confiance en ce que vous y voyez ! Je m’enveloppe toujours bien soigneusement dans mon manteau, lorsque je traverse la perspective Nevsky, et tâche de ne pas regarder de trop près ceux que j’y rencontre.
Tout n’est que mensonge ici, tout n’est que rêve, et la réalité est complètement différente des apparences qu’elle revêt.
Vous vous imaginez que ce monsieur qui se promène dans des habits si élégants est fort riche ? Pas du tout : il ne possède que ces vêtements. Vous croyez que ces deux personnages obèses, arrêtés devant cette église, discutent de son architecture ? Détrompez-vous : ils admirent ces deux corbeaux qui se tiennent si étrangement l’un en face de l’autre. Vous pouvez croire que cet homme qui agite ses bras, très excité, raconte comment sa femme a jeté par la fenêtre un billet doux à un officier inconnu. Mais non ! il s’agit de La Fayette. Vous croyez que ces dames... Mais ayez encore moins confiance en ces dames qu’en qui que ce soit.
Ne regardez pas tant les vitrines des magasins ! Les objets qu’on y voit exposés sont très jolis, mais ils coûtent un trop grand nombre d’assignats. Mais surtout, que Dieu vous garde bien de glisser vos regards sous le chapeau des dames ! Si bel effet que produise, le soir, en se déployant au loin, le manteau d’une jolie femme, je ne le suivrai point.
Éloignez-vous autant que possible des réverbères et passez votre chemin aussi vite que vous le pouvez. Tenez-vous pour heureux s’ils se contentent d’arroser vos vêtements d’une huile puante. Tout, d’ailleurs, respire ici le mensonge ; elle ment à chaque heure du jour et de la nuit, cette perspective Nevsky ; mais surtout lorsque les lourdes ténèbres descendent sur ses pavés et recouvrent les murs jaune paille et blancs des maisons, lorsque la ville s’emplit de lumières et de tonnerres et que des myriades de calèches passent en trombe au milieu des cris des postillons penchés sur le col de leurs chevaux, tandis que le démon lui-même allume les lampes et éclaire hommes et choses, pour les montrer sous un aspect illusoire et trompeur.