La peine de Justin

En ce crépuscule naissant, se tenait sur le secrétaire du salon, une lettre. Justin fondit en larmes en discernant les mots "père" et "décès" sur cette missive. Sans voix, son corps ne réagissait plus. Seule une réflexion su franchir le chaos de pensées qui le submergeait :
- « Fuir, partir loin... » dit-il à haute voix, comme pour s'en convaincre. Dans la pénombre écrasante il quitta son domicile. Il avait pensé rebrousser chemin, mais il ne voulut pas croiser le vacillement effrayé du regard de sa mère, au cœur anéantie ; en proie au désespoir. Non, il ne voulait pas voir sa peine, sa souffrance sous la masse lourde de ses cheveux noirs.
Alors il préféra chasser cette pensée et plonger son regard noir dans la nuit. Il voulait marcher, encore et encore pour apaiser son esprit, comprendre, respirer, penser, il marchait encore et toujours.
 
Après une longue errance, qui lui avait semblé courte, il arriva devant une forêt si sombre que la mort elle-même aurait fait demi-tour. Il aperçut la lune que l'on devinait sous le rose clair, au-dessus d'un voile nuageux formé dans le jour mourant. Il avança jusqu'au premier arbre, celui-ci était sûrement resté encore aux prémices de l'hiver, il était nu de vie et de couleurs, tout comme ses semblables. Chaque feuille tombée des arbres, recouverte de la rosée du matin qui ne s'était pas volatilisée reflétait l'immensité noire, une cendre crépusculaire qui déambulait sans jamais vraiment cesser de parcourir les cieux. Justin avait justement posé ses yeux sur les étoiles, certaines de ces petites perles accrochées au ciel lui semblaient familières, comme si elles l'avaient toujours vu grandir, toujours vu s'épanouir. Jamais il n'aurait supposé une beauté pareille au-dessus de sa tête. Plus il avançait dans ce bois et plus son sens olfactif s'intensifiait. Il sentait une odeur si particulière et agréable qu'il en oublia presque sa peine. Un mélange de jasmin, de bois, mêlé à une pointe de muguet et d'incertitude... Un goût amer-sucré qui ne lui déplut pas, qu'il appréciait.
 
Puis quelques pas plus loin il découvrit un spectacle splendide, émouvant, harmonieux, propre à la poésie. Jamais il n'avait vu telle splendeur. Un concentré de toutes les plus belles choses qu'il avait pu imaginer. S'il avait eu l'esprit plus éclairé il aurait sûrement dit que devant lui, l'amour dansait avec la nuit. Il regardait les lucioles lui offrant une magnifique représentation de ballet. Et quand ses yeux commençaient à s' humidifier, comme si son cœur l'avait réclamé, une de ces danseuses gracieuses arriva jusqu'à lui, un peu déboussolée, virevoltant de droite à gauche comme une pendule excitée. Elle se posa sur sa main. Alors il l'apaisa d'un geste, une douce caresse sur le dos de l'insecte dans les profondeurs de la nuit. Puis Justin la regarda d'un peu plus près, il ne baissa pas le regard mais sentait le sien qui entrait dans sa peau. - « C'est fou, se dit-il, plein d'émotion dans la voix, ce que la nuit réveille chaque soir sans que nul prenne le temps d'admirer ces merveilles déambuler, dans l'obscurité totale... » Il jeta encore un regard sur ce décor, un regard sur ces quelques lanternes qui dansaient au ras du sol. Elles s'agitaient entre les feuilles vertes que l'on ne voyait presque plus à la lueur de la lune, s'agitant de plus en plus comme si elles avaient patienté toute la journée, pour être là, au calme, à tourbillonner au gré de la brise. Justin fut envahi d'un sentiment de bonheur et de liberté, qu'il n'avait jamais ressenti d'une telle intensité.
 
Mais au fond de son cœur il sentait ; il sentait toujours cette envie de disparaître, cette envie d'approcher son visage à la hauteur de la mort, de sentir son haleine. Une odeur repoussante, terrifiante, qui donnait la chair de poule à Justin mais qui lui offrait aussi la possibilité de retrouver son père. La vie de Justin était si désespérante que s'il avait jusque-là repoussé et évité la grande faucheuse, au fond il l'attendait depuis longtemps. La disparition de son père et la vie qu'il devait supporter, accepter, sans dire un mot le confortait dans l'idée d'en finir. Sa vie n'était qu'un acharnement sauvage et imbécile que l'on eût pu la comparer à des vivres pourrissantes, une chose dont personne ne veut, qui finirait avec les ordures, telle était sa pensée.
 
La nuit porte conseil se dit-il, prenant sa veste comme oreiller et s'allongeant sur l'herbe fraîche. Il essaya maintes et maintes fois de clore ses yeux mais rien n'y faisait, ils restaient ouverts, contemplant la lune ; elle brillait, luisait, rayonnait de beauté telle une vertu modeste. « N'est-ce pas qu'il y a des nuits étranges où le paysage qui nous regarde à l'air de contenir tout le bonheur que nous voudrions enfermer en nous ? » Cette citation qui n'arrêtait pas de traverser l'esprit de Justin, le faisait réfléchir... Ces mots sonnaient justes. À croire que le sang de ses pensées allait faire éclater les veines de sa raison. Il se posait mille questions. Avait-il tort, avait-il raison de penser que le monde n'était qu'une succession de vies vouées à détruire la Terre ? Avait-il raison de penser qu'il valait mieux en finir plutôt que de continuer à l'anéantir à cause du choix des hommes ? Et puis quelle était la valeur de sa vie dans ce monde en guerre, dans lequel chaque existence était un obstacle, un meuble à enlever pour conquérir toujours plus ? C'était un cas de conscience que la nuit renfermait en elle, dans cette forêt obscure, pleine de mystères...
 
Il se laissait porter par la douce mélodie de la brise se cognant contre les feuilles, il entendait les chouettes s'éveiller, poussant leur premier cri dans le silence assourdissant de cette forêt luxuriante, leur habitat. Il voyait en cette forêt, tout ce qu'il n'aurait jamais : une vie de passion... Parmi toutes ces couleurs, ces odeurs, ces âmes, ces pensées, il ferma les yeux, et s'endormit sous le regard bienveillant de la lune. Son père reposait maintenant dans les bras de la nuit.
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