La fugue

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre.

On ne va pas se mentir, elle ne m'a jamais vraiment appréciée. Ce qui lui paraît logique puisque je lui ai fait rater une partie importante de sa vie, je suis une enfant non désirée et je n'ai jamais eu un tempérament facile.

Revenons dans le temps, à ma conception, elle venait à peine de décrocher son premier emploi ,elle ne s'était même pas encore fiancée, c'était l'horreur car elle vient d'une famille pieuse et très conservatrice alors les déceptions et les rejets, elle les enchaînait au quotidien uniquement parce qu'elle comptait me garder et ne voulait pas se marier pour sauver les apparences, son seul soutien était ma grand'mère et mon père.
Dès fois, je l'entends dire qu'elle n'aurait pas tenu sans eux, je me demande alors ce que je serais devenu dans son utérus.
Peu après ma naissance, elle et mon père avaient rompu mais je suis toujours restée proche de ce dernier, lui et moi sommes très complices et cela n'arrange pas la relation tumultueuse que j'ai avec ma génitrice. Nous nous disputons presque tous les jours pour des choses vraiment banales, ce qui dépasse mon entendement.
Elle apprécie davantage ma petite sœur Lucia, une vraie étincelle parce que lorsqu'elle l'a eu, sa situation était plutôt stable, elle était mariée et rayonnait. À cette époque, je me souviens qu'elle était gentille même avec moi.
Je ne peux pas lutter contre les sentiments qu'elle me porte, je ne les contrôle pas et ne pourrai jamais les contrecarrer.

Alors, assise sur le perron de la maison de mon père depuis une heure déjà, les bras ramenés sur ma poitrine, je continue de regarder l'averse laver la ville et emporter tout un tas de détritus au passage. Ils vont sans doute s'accumuler pas très loin d'ici, je grelotte car mes vêtements sont trempés ,mes cheveux crépus sont remplis d'eau qui ruissèle le long de ma nuque, mes larmes inondent mes joues, le vent froid n'a aucune pitié et mes pieds sont encore dans mes chaussures boueuses, mais je résiste.

À cette heure, la ruelle est presque déserte, les quelques personnes encore présentes sont en pleine course afin de s'abriter, je serais déjà à l'intérieur si mon père avait eu la gentillesse de me laisser les clés mais il ne le fait jamais lorsqu'il part en voyage.
Je sais qu'il est tard et qu'elle est peut-être en train de me chercher alors que je m'en moque, elle n'avait qu'à ne pas me blesser, je sais pourtant ce qui pourrait arriver à une jeune fille seule et sans défense comme je le suis. Cette ville est souvent témoin d'horreurs de tout genre, j'ai peur mais je veux rester loin d'elle car ce flot de larmes ne veut pas s'arrêter, je ne veux pas qu'elle voie la puissance de ses mots sur moi, les dégâts qu'ils peuvent causer, je ne veux pas lui montrer mes faiblesses, le vide que seul son soutien peut combler, je ne veux pas qu'elle pense que je l'aime et que j'ai besoin d'elle malgré mes réticences.

J'ai seulement besoin de temps pour laisser ce flux de tristesse et de colère s'évacuer et rentrer la tête haute.

À présent, la rue est déserte, faiblement éclairée, je remonte mes jambes et baisse ma tête sur mes genoux comme si j'étais seule au monde, je ne désire vraiment pas affronter ma mère tout de suite car j'ai fui sous l'orage comme s'il y avait le feu dans ma maison et ce, sous le son de sa voix m'ordonnant de rentrer tout de suite.

Je me suis senti libre et fière mais avec un gros nœud à l'estomac car ma petite sœur ne s'était pas encore couchée, j'ai lu dans ses yeux la tristesse et la déception que moi qui suis censé être son modèle l'inflige en me rebellant avec notre mère.
Je pense que je dois changer, même si c'est pour elle, je dois apprendre à me contrôler.

Quelques minutes après, ma colère commence à se dissiper et je pense à mon père, mon meilleur ami, je me met à remémorer mon enfance, plus précisément le peu de temps passé avec lui. Je souris car je crois entendre mon fou rire lorsqu'il me faisait voltiger sur la balançoire derrière la maison, la belle époque.
La tête appuyée sur la porte d'entrée, j'ignore la voiture que j'entends stationner tout près de la maison, j'essaie de laisser ce sentiment de plénitude me gagner pour oublier ma précédente dispute et ça marche, la pression s'évacue et à peine avoir fermé l'œil, je sursaute sous le ton d'une voix que je reconnaîtrais parmi mille.
-Annabelle, tu montes dans la voiture, il est tard.
Et c'est reparti.