La fille aux yeux jaunes

« Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. » Je le suis et aujourd'hui je le revendique fièrement. La première fois qu'on m'a dit que j'étais différente, je l'ai ressentie comme une insulte. J'étais dans un bus, je devais avoir sept ans. J'étais assise à côté de ma mère, mes yeux vifs et curieux regardant partout, lorsqu'une dame interpella ma mère. « Madame votre fille a la jaunisse décréta-t-elle, vous n'avez pas honte de la trainer à l'école au lieu de l'hôpital, le jour où elle rendra l'âme ce sera trop tard, mais quel genre de mère êtes-vous ? »
Je n'avais pas compris grand-chose à la conversation certes, mais j'ai su que quelque chose clochait chez moi. Les yeux de ma mère s'étaient remplis de larmes, elle essaya tant bien que mal de se justifier mais cette dame ne voulut rien entendre et refusa de lâcher l'affaire jusqu'à ce que les autres passagers y mettent leurs grains de sel. C'était la première fois que j'ai compris que pour une raison qui m'échappait que j'étais différente et que cette différence faisait pleurer ma mère. A l'extérieur, dès que je croisais le regard des gens, les commentaires allaient de bon train. Plus tard, j'ai compris que le problème venait de mes yeux quand ma mère m'acheta des lunettes sous prétexte de me protéger de la poussière et que les commentaires diminuèrent. J'ai donc appris à lire entre les lignes, à anticiper la réaction des inconnus. Je commençai à fermer les yeux dans les transports en commun, j'évitai le regard des gens. J'ai appris à me fondre dans la masse et à passer inaperçue.
Nous sommes des millions à connaître cette différence, dire ce chiffre me rassure car il me ramène à une espèce de normalité. Je suis la seule dans ma famille à en avoir hérité, ce chiffre-là me ramène à la réalité de ma condition, au sein de ma famille, je suis unique. Je suis l'extra-terrestre de ma famille, c'est un fait. As-tu déjà entendu parler de nous ? Cela m'étonnerait, nous sommes invisibles que ce soit au pays des droits de l'homme ou dans mon pays de merde comme dirait un dirigeant. Nos cris de douleurs n'atteignent que nos oreilles, vu de l'extérieur nous simulons, nous nous ridiculisons mais nous ne dérangeons personne puisque nos cris étouffés, seules nos familles les entendent, les connaissent, les déplorent et en souffrent.
La première que j'ai simulée, je m'en rappelle comme si c'était hier. J'étais en maternelle, je devais avoir quatre ou cinq ans, la maitresse appela ma mère pour venir me récupérer à l'école car je n'arrêtais pas de pleurer. Ma mère arriva en furie et m'emmena à l'hôpital voir mon pédiatre qui voyant mon état me fit hospitaliser. J'étais dans un état second, je me tordais de douleur, mon crâne n'a pas arrêté de s'ouvrir et de se refermer avec force. Je ne sentais plus mes dents, on m'arrachait les membres un à un et il repoussait dans de terribles souffrances. Au beau milieu de ce chaos, j'ai appris un nouveau mot : ‘'la mort'' qui sans connaitre sa signification, sans l'avoir croisé auparavant, me paru familier et me marqua profondément.
En entendant ce mot, ma mère pleura de plus belle et elle commença à prier. Cette conversation entre elle et le pédiatre est resté graver dans ma mémoire, pour une raison que je ne saurais expliquer. Éventuellement parce que ce jour-là, j'ai commencé à murir, j'ai compris des choses que je ne devais pas comprendre à un si jeune âge, ou en voyant les larmes coulé sur les joues de ma mère et de toute la famille j'ai culpabilisé ou c'est la tristesse et le désespoir de tout le monde qui m'a anéanti.
- Madame, je suis navrée, les résultats des examens ne sont pas bons avait lâché le docteur à ma mère près de mon lit d'hôpital.
- Que se passe-t-il docteur ?
- Nous avons découvert que votre fille est drépanocytaire SS, c'est la cause de ces douleurs. Nous aurons le temps d'en discuter. Le plus important pour le moment c'est que votre fille est en train de mourir et si nous ne faisons rien dans les 24 heures qui viennent elle mourra. Elle est à 4 litres de sang madame, il lui faut une transfusion sanguine sur le champ.
Ce fameux jour, au milieu de la détresse des adultes impuissants, quelqu'un, un ange comme dirait ma mère, est apparu, ayant le même groupe sanguin rare que moi, m'a fait don de son sang et m'a sauvé. Je ne suis pas morte certes mais une partie de mon innocence s'est fait la malle et a été remplacé par la peur de la mort subite, le sentiment de culpabilité, mes yeux ont viré au jaune me rappelant chaque jour que je suis différente des autres, que mon corps fonctionne autrement et surtout que je devrais apprendre à vivre avec et par moi-même, il n'y a pas de mode d'emploi.
« Les crises viendront sans prévenir comme la pluie un jour ensoleillé. Les médicaments suivront et envahiront ton quotidien, l'hôpital deviendra ta deuxième maison. A chaque crise, la mort viendra te narguer, plus d'une fois tu l'imploreras de te prendre avec elle malgré la tristesse dans les yeux de tes parents. Quand les maux s'en iront, la culpabilité d'avoir souhaité abandonner la vie sans penser à ceux que tu laisserais dans la souffrance te rongera jusqu'à la moelle. Tes camarades ne comprendront pas pourquoi, comme eux, tu ne peux pas courir le marathon, sauter, pomper, courir sous la pluie, dans le froid. Personne ne comprendra pourquoi au beau milieu du printemps, tu traines encore un pull derrière toi mais ils te donneront sans doute de mignons petits surnoms comme la ‘'canadienne, mère Noel ou encore la fille louche''. Ce sera difficile pour eux de croire que tu as le vertige quand tu restes debout 30 minutes à peine. Cette tante éloignée qui ne te connait pas du tout te traitera de fainéante lorsqu'en faisant le ménage avec elle, tu manqueras de t'évanouir. Elle te dira de ne pas penser à avoir un mari parce que tu ne pourras pas tenir un foyer sans savoir que tu y avais pensée à maintes reprises.
Tu essaieras de leurs expliquer plusieurs fois, ce que t'as compris dans la douleur, ce puzzle que tu as mis des mois et des mois à rassembler et qui manque encore des pièces qui s'ajoutent au fil du temps. Tu devras l'expliquer encore et encore, tout le temps, à différentes personnes, depuis le début en y incluant toutes les nuances. A force, tu pourrais leur écrire un mode d'emploi parce que tu voudras les intégrer dans ton monde, tu voudras faire un pas dans leurs directions et surtout parce que les commentaires infondés ont commencé à t'irriter, les questions te tapent sur le système. Toutefois, tu finiras par laisser tomber, tu arrêteras de répondre aux inconnus dans la rue, tu y seras habitué depuis longtemps. Puis tu arrêteras définitivement d'expliquer ton âme à ces êtres terrestres parce que tu es trop ‘'extra'' pour eux. Tu ne leur en voudras pas, tu haïras les gouvernements qui t'ont passé sous silence, qui t'ont regardé comme un dommage collatéral que la science n'a pas encore eu le temps de réparer, tu tiendras pour responsable l'absence d'information, le manque de campagne de prévention et de lutte contre ta maladie, de temps en temps tu seras révoltée mais cela te passera car de ta souffrance personne n'en a rien à faire. Tu apprendras à t'aimer, à t'accepter, tu deviendras forte, tu seras entourée, tu seras heureuse, tu vivras plus longtemps que ce qu'on aurait pu prédire. Tu verras mourir de très jeunes drépanocytaires, tu verras la tristesse de leurs parents mais plus important encore on te contera leurs histoires, leurs combats, leurs bravoures, leurs résiliences, leurs joies de vivre. Tu retrouveras la force de continuer ton combat, tu seras fière de faire partie de cette famille de guerriers » je l'ai appris avec le temps.
‘'Je suis trop compliquée, je ne rentre pas dans les cases n'est-ce pas maman ? ai-je demandé honteusement un jour après une énième crise. Je suis un vrai boulet.'' ‘'Non tu es magnifiquement différente, tu es toi, et tu es mon extra-terrestre à moi, avait-elle renchérit.''