La bête criminelle

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Pour ma grand-mère, une malédiction. Pour le voisinage, une bête. Et voilà qu'un autre titre s'ajoute à la liste : criminelle. Franchement, je l'avoue, c'est la première fois qu'un titre me rapproche aussi près de l'homme. Pour la première fois depuis dix ans, on accepte que je m'assoie là où d'autres hommes ont l'habitude de le faire. Je passais souvent par devant. Ma maison, le cimetière, n'est pas trop loin. Et je n'ai jamais vu une bête ici. Tant de fois, les chiens mordent les gens ; les chats mangent les souris ; les cochons dévorent des bébés ; pourtant je n'ai jamais vu l'un d'eux ici à la barre. Parce qu'ici on ne juge pas les bêtes. Alors, pourquoi moi la bête, suis-je ici ? Aujourd'hui, on m'accepte au rang des humains parce que je l'ai étranglée ; parce que je l'ai assassinée. Drôle et difficile à croire. Il m'a fallu tuer quelqu'un pour etre intégrée et entendue dans cette société. Je ne compte pas me défendre. Je suis coupable. Doublement coupable. Coupable de mon crime. Coupable de ma différence. Je l'ai tuée. Et ce n'était pas sous le coup de la colère. C'était réfléchi, si j'avais à le refaire, je la tuerais encore sans hésiter. Alors, condamnez-moi à vie. Non, à mort. Car ce sont ceux qui vivent qu'on condamne à vie. Et moi, la discrimination m'a déjà volé ce droit de vivre. Mais avant de m'embarquer, écoutez au moins mon histoire. A chaque assassin son crime, mais aussi son histoire. Et derrière chacun de mes titres se cache aussi une histoire. Cette histoire d'extra-terrestre, maman me la narrait tous les soirs. Au fond, elle n'y croyait pas. Je l'ai ressenti. Elle l'a inventée pour me protéger de ma différence, m'encourager et me donner la fierté et la confiance en soi nécessaires à tous pour combattre et gagner dans cette vie. Parce que la vie c'est une guerre. Une guerre futile mais quand même une guerre. Une guerre qui n'aurait jamais
lieu, s'il y avait un peu d'humanité dans l'humain que vous prétendez être. Ma pauvre mère n'y pouvait rien contre ça. C'est la guerre et elle voulait m'apprendre à me battre. Pour tout. Contre tout. Contre la société. Elles se prennent toutes pour des parlements qui qualifient et ratifient tout : eh ! restes dehors, on n'intègre pas les handicapés ici ; toi ? le fils de l'homme le plus riche, viens ; toi, t'es moche et t'es pauvre, reste dehors ; oh ! viens le footballeur ; et toi, pas la peine d'approcher, ta place est dans la forêt, on n'intègre pas les bêtes comme toi ici. Maman le savait. Elle aussi n'a pas été admise dans la société. C'est pour cela qu'elle me faisait croire que j'étais comme une extra-terrestre. Elle m'avait créé un monde fictif mais plus vrai et plus juste que le réel. Un petit monde à moi loin des préjugés. Mais au fil des jours et des années, la réalité cruelle a eu raison de ma fiction. Trainant avec elle sa bande d'hypocrisie et d'injustice, elle a pris le dessus, a piétiné et a brisé mon petit monde. Chaque fois que je sortais dans la rue, je lisais une sorte d'aversion à mon égard dans le regard des gens. Les enfants me fuyaient. D'autres s'agrippaient à la jupe de leur maman en pleurnichant « maman, j'ai peur de la bête ». Je grandissais, commençais à comprendre. Et comme tout enfant, ma curiosité s'attisait et je posais des questions : Maman, pourquoi les gens s'attardent autant pour me regarder ? Pourquoi grand-mère ne m'aime pas et dit que je suis une malédiction ? Ça veut dire quoi malédiction ? C'est parce que je suis une bête que je n'ai pas de papa ? Pourquoi mes oreilles ont des pavillons si petits et mal ourlés ? Mes yeux pourquoi s'inclinent-ils vers le bas ? Pourquoi mes dents ne s'alignent-elles pas ? En fait, maman, qu'est-il arrivé à mon visage ? Pourquoi je suis différente ?
- Il ne t'est rien arrivé mon ange. T'es juste spéciale, comme une extra-terrestre en mission sur la terre. Tu sais comme ces habitants d'autres planètes dont je parle tout le temps. T'es unique comme la lune, le soleil, la mer et t'es belle.
- Mais moi, maman, ai-je répliqué, je ne veux pas être la lune, le soleil, ou la mer et encore moins une extra-terrestre. Je veux être une fille maman. Je t'en supplie, fais de moi une
fille.
Je me souviens encore de cette conversation entre elle et moi. Depuis ce jour-là, elle ne faisait que pleurer. Elle a beau essayer de recoller les morceaux de mon petit monde inventé-brisé. Le réinventer était quasiment impossible. Il a toujours été plus facile d'inventer que réinventer. La réalité s'est imposée et m'a extirpé violemment mon droit de rêver. Comme je l'ai dit au début : condamnez-moi. Mais, que dis-je ? Peut-on recondamner une condamnée ? Ma différence n'est-ce pas une condamnation ? Contrairement à d'autres enfants, grandir m'a fait mal. Grandir m'a fait peur. Tant que je grandissais, tant j'avais peur. Peur du regard des autres. Peur de moi-même. A force de l'entendre, je me sentais une bête en devenir. Et j'avais peur de me réveiller un jour avec des griffes, des dents de chiens et d'être enfin une bête accomplie. Je déprimais. Je haïssais progressivement ma vie. Je détestais aussi mon visage. Et je ne sortais plus. D'ailleurs, où irais-je ? Aucune école ne m'acceptait. Les parents menaçaient les directeurs de changer leurs enfants d'école s'ils m'accepteraient. Ma mère aussi déprimait. Elle m'emmenait à l'hôpital. Aucun des médecins présents n'avaient encore vu un tel phénomène. Le phénomène de
mon visage ; une malformation congénitale, une malformation faciale aussi sévère. Les hôpitaux ne disposaient pas de matériels pour me faire opérer. Et ma pauvre mère n'avait pas d'argent pour m'emmener à l'étranger et m'acheter un autre visage. Elle était toujours là pour moi, se sacrifiait, se pliait en quatre, tentait de me forger une place dans la société. Je me demande souvent comment a-t-elle pu. Et puis un jour, fatiguée de se battre pour deux, son cœur a lâché et ses yeux se sont fermés à jamais. Après l'enterrement, un soir, sous la pluie, grand-mère m'a jeté dehors. Dix ans plus tard, ses paroles font le même bruit dans ma tête. J'avais huit ans. Cette nuit-là, elle m'a craché au visage toute la répugnance refoulée au fond d'elle ; que Dieu a maudit le ventre de maman parce que je suis le fruit de la fornication ; qu'en me gardant chez elle, elle s'opposerait à la volonté de son Dieu ; que j'apportais la mort sous son toit : d'abord, la mort de mon père accidenté deux jours après ma naissance et celle subite de maman. Et depuis cette nuit, livrée à moi-même, endossant, malgré moi, le poids de ma différence. Je suis allée m'installer auprès de maman dans le cimetière. Je me nourrissais dans les poubelles. Le sang a coulé, pour la première fois, entre mes jambes là-bas. Je me déplaçais et des traces de sang me suivaient. J'ai été violée deux fois à la veille des élections par des hommes costumés. Des candidats au sénat, à la députation et à la présidence. Ils étaient venus chercher la chance. Pour etre élus, ils devaient aller au cimetière et coucher la plus laide des folles s'y trouvant. J'étais la plus laide. Et seulement deux d'entre eux ont réussi à me coucher. L'un d'eux m'a vomi au visage tout en me pénétrant. Mais malheureusement pour eux, je ne suis pas une folle. Est-ce celui qui a vomi ou l'autre qui m'a enceintée ? J'ignore lequel d'entre eux est le père de cette fille que j'ai étouffée. C'était ma fille. Et en tant que mère que pourrais-je faire de mieux pour elle ? La laisser vivre ? Oui, mais quelle vie ? Une vie sans vie comme la mienne ? Rejetée hors de la société et condamnée, comme moi, à cohabiter avec les morts ? Je savais ce qui l'attendait. J'ai connu et subi encore son avenir. Alors appelez-moi criminelle. Crucifiez-moi. Lapidez-moi. Mais sachez que mon plus grand crime aurait été de la laisser vivre avec son visage déformé dans ce monde pourri où la différence fait autant peur...