L’étreinte de la mère de Jésula

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Enfin, c'est ce qu'elle m'a dit avant-hier, le jour de la fête des mères, à table, entre deux bougies consumées à moitié et nos assiettes de spaghettis sérieusement entamées. « Oui, Jésula, chérie, une extraterrestre » avait-elle confirmé lorsque j'ai repris son mot en interrogative. 

« J'ai fini par le penser, a-t-elle dit après un sourire qui n'avait pas duré. On écoute toute sorte de personne quand on est enceinte. On porte la sensibilité au fond des entrailles. Et cette sensibilité prend le contrôle de tout. J'ai fini par le penser, à force d'écouter les autres. Les voisins, les camarades de fac, les copines du club où je travaillais, le soir... Tous donnaient leur avis. Moi, jeune étudiante, pas mariée, enceinte du mari d'une autre femme ; enceinte d'un homme avec qui la relation n'allait pas plus loin que le lit qu'il a payé dans un appartement qu'il a loué. Moi, sans famille sur qui compter, maîtresse d'un homme qui n'a jamais parlé de quitter sa femme. En ça, comme pour te garder, ton père était clair. « Je suis marié, certes, me disait-il, mais je t'aime et veux que tu aies cet enfant : c'est une bénédiction. » Ça, il le disait aussi à sa femme. Et sa femme avait du mal à le croire. Elle pensait que toi, l'enfant que je portais, allait changer la donne. Aujourd'hui encore elle boude sachant que ton père vient passer le dimanche de la fête des mères avec moi. Tu te souviens qu'à deux reprises elle est venue, n'est-ce pas ? Mais elle avait du mal. Et elle ne l'a jamais caché. Je la comprends, quelque part. Et même si tout n'a pas été souple dès le début, j'ai toujours su me mettre à la place de ta belle-mère ; sauf quand, enceinte de toi, à travers ses requêtes, elle me faisait sentir que tu allais être une extraterrestre.»

Ma mère et moi ne mangions plus. Elle parlait, j'écoutais. Je cherchais ses yeux, tandis qu'elle les donnait aux bougies qui continuaient de se consumer entre nos silhouettes immobiles, nos ombres dansantes, et nos assiettes silencieuses.

« Tu n'étais qu'une boule de sang dans mes entrailles, a-t-elle enchaîné, et tu me surprenais déjà. Tu faisais tout le contraire de ce que les gens disaient ; de ce que ta belle-mère attendait. J'en étais heureuse. Même si, j'étais d'autant plus ébranlée par les médisances que ce n'était pas du tout facile. « Une serveuse en cloque n'attire pas les clients » m'avait fait remarquer mon patron. Je n'allais plus en cours. Et ton père ne pouvait pas grand-chose puisqu'il a été emprisonné trois mois pour violence domestique. Il s'est battu avec sa femme. Ta belle-mère n'avait pas bien pris le fait que, elle, l'épouse, ne pouvait tomber enceinte alors que moi, fille rencontrée un soir de pluie dans un club,  portait un enfant que son mari voulait et disait attendre avec impatience. Ton père en avait peut-être dit un peu trop. Mais peut-on toujours ne pas dire ce qu'on a au fond du cœur et qui monte jusqu'à brusquer la gorge et brûler les lèvres ? Je suppose que ton père avait tenu sa bouche, tout stupéfait après ses propos. Et c'est peut-être ce sentiment qui avait animé l'autre lorsqu'elle l'a frappé à l'épaule avec une canne qui traînait. Plusieurs fois. Et ton père, à un moment, devait sans doute décider qu'il avait assez payé les mots qui lui sont échappés lorsqu'il a saisi brusquement le fouet de fortune entre les mains de son épouse. Celle-ci a fait une chute, s'est cogné la tête et s'est retrouvée sans connaissance. C'est ce que la servante avait dit au tribunal. Elle était la seule témoin et c'est elle qui avait appelé la Police, le soir de la dispute.
— Tu étais au tribunal, manman ? ai-je demandé. 
— Oui, chérie. Mais j'ai perdu connaissance lorsque la juge a prononcé la sentence. Ce jour-là, j'ai rencontré ta belle-mère. C'est d'ailleurs elle qui m'a ramené à la maison. »

Ma mère s'est arrêtée un moment. Elle tournait sa fourchette dans son assiette, comme une poule malade becquetant une proie. Par ce geste, j'ai eu l'impression qu'elle faisait le tri dans ses souvenirs. Je l'ai laissé faire. « Plus aucune interférence » disais-je en moi, à travers mon silence attentif.

« Tu n'étais qu'une boule de sang dans mes entrailles, a-t-elle repris, et tu me surprenais dans la façon de gérer ma faim. Comme si tu n'avais faim que s'il y avait à manger. Et mes envies se limitaient à ce que je pouvais m'offrir. C'est-à-dire pas grand-chose puisque ce n'était pas facile au début. Ton père en prison, sa femme est venue plusieurs fois me voir afin de me raconter sa honte, sa gêne et sa peur soudaine du regard des autres. Tu la connais ; c'est une femme fière. Elle ne me demandait qu'une seule chose à la fin de chacune de ses visites : « Allez-vous en loin d'ici, je m'occuperai de tout, je vous en conjure. » Et à chaque fois je lui disais que je réfléchirais. Au fond c'était faux, mais je ne voulais pas lui causer plus de chagrin. Jusqu'à tes six ans, elle me le demandait. Mais jusque-là je ne lui ai donné que de l'espoir. C'est toujours mieux, n'est-ce pas ? » 

À ce moment-là, pour la première fois depuis un long moment, ma mère m'a regardée. Elle voulait autre chose que mon silence. Elle voulait mon avis sur l'espoir. Je l'ai senti. Alors, toute hésitante, j'ai fait oui de la tête. Et ma mère, soit soulagée, soit qu'elle ne voulait plus mon avis, est revenue sur ce qu'elle me racontait non sans mal.

« En tout cas, l'espoir, est ce qui m'a permis de tenir, a-t-elle continué. J'espérais te faire naître, te protéger des regards qui des fois se faisaient bouches et prédisaient plein de malheurs. Mais j'ai fini par voir ces malheurs partout autour de toi. Jusque dans ta joie de vivre et ton feu intérieur, à travers ta sensibilité et ton envie de toujours savoir plus. Voilà pourquoi, souvent, je me suis opposé à tes élans : je voulais t'éviter la souffrance que cause une chute brutale. J'espérais te protéger, mais sans être consciente que je devais te protéger contre moi aussi. Je t'ai bousculée, je le sais. Tu en as souffert, des fois. Je me suis tellement vue en toi, dans ton sourire, dans tes défauts que je continuais à te faire vivre mes peurs sans le savoir. Naturellement ça prenait des tournures de correction, de mise en garde, mais la vérité est que j'ai longtemps porté mes névroses dans l'amour même que je te donnais. Comme si je te portais encore dans mes entrailles.»

Ma mère a arrêté de parler. Ses yeux ne fixaient plus les bougies qui avaient encore du temps devant elles. Ses yeux, elle me les donnait nets. Et dans la pénombre, j'ai frayé chemin jusqu'en dessous de ses paupières où je me revoyais petite. Je jouais avec des garçons comme avec des filles ; je n'avais pas de genre. Et on aurait pu en tout temps et sans problème tracer un arc-en-ciel entre mes camarades. À certains on disait de ne plus m'adresser la parole, à d'autres on racontait des choses pas trop gentilles. Mais en rentrant je savais que je retrouvais toujours ma mère debout, au pas de la porte, qui m'attendait, le cœur ouvert. Et puis je me revoyais dernièrement, accompagnée de ma mère, gravissant côte à côte les marches de la faculté d'Ethnologie : elle pour finir ses études, moi pour les débuter. Cette dernière image m'a fait sourire large. Puis rire carrément. Ma mère m'a rejointe de la gorge, comme si elle savait à quoi je pensais et elle m'a dit:
« Tu sais, ma chérie, la fête des mères est un joli prétexte pour qu'on se retrouve, il est vrai. Mais je préfère mille fois le jour de ton anniversaire. C'est là que je suis devenue maman.
— Toi aussi, tu m'as souvent eu l'air d'une extraterrestre, maman.
— Ah!
— Tu es différente. Tu l'as toujours été. »
On a quitté toutes les deux nos chaises et on s'est jeté dans les bras l'une de l'autre. Du temps s'était écoulé, on ne savait pas combien. Et la voix de mon père sur le répondeur disant qu'il était désolé de ne pas être là nous a relancées dans notre étreinte.