Journal d'une prisonnière libérée

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. En même temps, je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Comment pourrait-elle m'aimer, comment pourrait-elle m'accepter alors qu'elle me considère comme un monstre. Une personne vide, sans cœur. Cette vision sinistre qu'elle a de moi, c'est parce que j'ai fait quelque chose d'horrible. J'ai commis un acte impardonnable aux yeux de tous. Il y a deux ans, j'ai tué mon frère. J'ai tué son fils.
Ça fait deux ans que je suis enfermée. Deux années de mutisme. Deux années de souffrance. Deux années où chaque matin et chaque soir, je revois ses yeux bleus me suppliant de relâcher la pression que j'exerçais contre son cou. Je revois cette terreur qu'il éprouvait. L'air commençait à lui manquer. Je ne pourrais jamais oublier ce regard, quand il a compris que la mort allait venir le chercher. Pendant que je m'augmentais encore la pression, je me demandai quels auraient été ses derniers mots si je lui avais permis de les prononcer. Aurait-ce été « pardon » ? J'en doute.
Pourquoi je l'ai fait ? Personne ne le sait. Pourquoi je le raconte ici ? Peut-être pour qu'après, quand tout sera terminé, quelqu'un comprenne pourquoi. Pourquoi prendre la vie de mon frère m'a permis de sauver la mienne. Ou, du moins, pourquoi l'ai-je imaginé.
« 6 mai 2005. J'ai six ans. Il en a quinze. Neuf ans nous séparent. Je ne suis qu'une enfant alors qu'il commence à entrer dans le monde des adultes. Maman nous élève seule. Nous sommes son unique famille. Fille d'immigrés venus vivre en France pour trouver la sérénité financière, elle cumule les petits boulots pour subvenir à nos besoins. La journée, je vais à l'école. J'aime bien l'école. Je n'y ai pas d'amis mais j'y suis en sécurité. Quand arrive l'après-midi et qu'on retourne en classe après la récréation, je ne peux m'empêcher de fixer l'horloge du regard. Je vois les minutes défiler. Puis les heures. Et chaque petite avancée de la trotteuse me noue un peu plus l'estomac. Plus que deux heures avant qu'il vienne me chercher. Plus qu'une heure. Plus que trente minutes. Cinq minutes. Ma gorge est nouée. La cloche sonne. Je vois mes camarades de classe se lever joyeusement, abandonnant la maitresse au beau milieu d'une phrase. Je ramasse mes affaires. Doucement. Une par une. Mes stylos. Mes crayons. La maitresse me houspille. Toujours la dernière à sortir. Enfin, elle claque la porte derrière moi. Je sors dans la cour, me dirige vers la sortie. Le surveillant me salue. Bonne soirée. S'il savait. Je relève la tête. Je sais qu'il est là. Qu'il m'attend. Il me sourit, me fait un signe de la main. Je le rejoins. Il m'embrasse sur la joue et nous prenons le chemin de notre domicile. A chaque pas qui me rapproche de notre petit appartement, mes jambes s'alourdissent. Je sais ce qui m'attend. Je voudrais pouvoir m'enfuir. Mais pour aller où ? Alors, j'avance. Je trébuche, il s'énerve. Dépêche-toi, j'ai faim. Je veux rentrer. Moi, la faim, ça fait longtemps qu'elle m'a quitté. On arrive chez nous. On monte les trois étages. Dernier moment de calme avant le calvaire. On rentre dans l'appartement. Il se précipite sur le frigo. J'ai encore quelques minutes de répit. Il dévore tout ce qu'il trouve. Il s'essuie la bouche d'un revers de manche. Je suis assise dans le fauteuil, les yeux dans le vide. On monte. Ce n'est pas une proposition, c'est un ordre. On monte dans sa chambre, située sur la mezzanine. Je regarde les jouets autour de moi, vestiges d'une enfance disparue. Je ferme les yeux. Pourvu que ça passe vite. Relève ta jupe. Je m'exécute. Baisse ta culotte. Je résiste. Il le répète. Je ne bouge toujours pas. Grouille-toi, sinon je devrais dire à maman que tu ne m'obéis plus. Que je refuse de te surveiller l'après-midi. Elle devra prendre une nounou pour te gérer. Tu sais combien ça coûte une baby-sitter ? Maman n'aura plus assez d'argent pour manger. Tu veux que maman meure de faim parce que tu as refusé d'obéir ? Je secoue la tête d'un mouvement imperceptible et j'obéis. Je finis toujours par obéir. Parce que j'aime maman. »
Ça, ce fut ma vie pendant neuf ans. Après, j'ai grandi. Je ne l'ai plus intéressé. Des après-midis comme celles de ce six mai 2005, il y en a eu des centaines. A quinze ans, pour la première fois, j'ai compris que je n'avais rien fait de mal. J'ai pensé à en parler. Mais ça aurait brisé ma mère, alors, je me suis résignée. De toute façon, il ne pouvait plus rien m'arriver. Il me laissait tranquille depuis trois ans. J'avais quinze ans, mon frère vingt-quatre. Il avait une petite amie. Myriam, elle s'appelait. Elle avait de longs cheveux noirs qu'elle tressait en deux nattes de chaque côté de son visage. Elle était jolie, Myriam. Quand j'ai seize ans, ils se sont mariés. Ça m'a fait bizarre. Mon frère. Marié. Il est parti de la maison, me laissant seule avec maman. J'ai recommencé à respirer. Un an après leur mariage, ils sont venus manger. Mon frère a annoncé que Myriam et lui attendait un bébé. J'étais heureuse pour Myriam. L'année d'après, le bébé est né. C'était une petite fille. Très belle, avec de grands yeux bleus. Comme son papa. Je me suis très vite attachée à ce petit être.
En décembre 2017, mon frère s'est disputé avec maman. Je ne sais pas pourquoi, mais il a pris Myriam par le bras, attrapé le maxi-cosy du bébé, et ils sont partis. Maman a beaucoup pleuré. On ne l'a pas revu pendant deux ans.
En mars 2019, un jour, il a débarqué sans prévenir. Comme si de rien n'était. Comme si nous nous étions quittés la veille. Maman était si heureuse qu'elle n'a pas posé de questions. On a bu des limonades dans le jardin. La petite avait tant grandi. Il nous a expliqué qu'il avait quitté Myriam et qu'il avait obtenu la garde exclusive de sa fille. On est plus que tous les deux, maintenant, il a dit. Cette voix. Ce regard qu'il a posé sur l'enfant qui jouait dans l'herbe. Je les connaissais bien. Trop bien. J'ai demandé à lui parler. En privé. On est monté dans son ancienne chambre, transformée en débarras. Là où tout avait commencé. Je lui ai dit. Dit ce que j'avais sur le cœur. Menacé de tout raconter s'il ne laissait pas la petite tranquille. Il a ri. « C'est ma fille. T'as rien à me dire. Et puis, de quoi tu parles ? On était des enfants. On jouait. Tu veux que maman l'apprenne ? Viens, on descend, maintenant et on lui dit. Sauf que t'es aussi coupable que moi. T'as jamais dit non, à ce que je sache ». La colère, la haine, la souffrance, la douleur, toutes ces émotions que j'avais ressenties tant de fois, trop de fois, ont explosées dans ma poitrine. J'ai attrapé une lampe en fer forgé qui trainait dans un carton et je l'ai frappé. Il est tombé. Son corps a fait un bruit sourd en s'écrasant au sol. J'aurais pu m'arrêter là, mais la rage que j'avais gardée en moi tant d'années était incontrôlable. Tout ce qu'il m'avait fait subir me revenait. Les images. Les mots. Les gestes. J'ai vu qu'il respirait encore. J'ai attrapé le câble électrique de la lampe et j'ai serré. Fort. Après, tout est devenu flou. Je vois les pleurs de maman. J'entends ses cris. Une ambulance. Un drap sur le corps de mon frère. Des menottes.
Deux ans plus tard, je suis ici, dans cette prison pour femme, à l'autre bout du pays. Maman est venue quelques fois. M'a demandé pourquoi. Je n'ai pas pu répondre. Elle l'admirait tellement, mon frère. Gabriel. Le prénom d'un ange. Pour moi, c'était le démon. Puis, quand elle a compris qu'elle n'obtiendrait pas la réponse espérée, elle a arrêté de venir. Maintenant, ça fait deux années que je suis seule. Prisonnière et libérée à la fois. J'espère que la petite Lizon a retrouvé Myriam. Qu'elles sont heureuses ensemble. Je me sens sereine parce que je sais qu'il ne lui arrivera rien. Qu'il ne lui fera plus de mal. Je prends le morceau de corde que j'ai créé avec quelques vieux t-shirts. Je me le passe autour du cou. Je bascule le tabouret. Et je m'endors pour toujours.