JENNY-279-07

«Les vrombissements du moteur sont semblables aux grondements d'un orage. Les crissements des pneus dérapant sur la piste sont stridents. Les petits fragments de la piste mal goudronnée commencent à défiler annonçant le départ de l'aéronef. La cabine de l'engin est vide, peu expressive et austère, à l'image du pilote. Le monoplan prend doucement de la hauteur permettant de contempler le vague paysage qui s'étend sous l'avion, le magnifique soleil qui se couche à l'horizon. Un panorama d'une beauté sans égale. Le soleil rose couchant joue à la perfection avec les reliefs du lointain et fantomatique monde d'en bas. Les persistantes lumières des villes, traces de vies humaines qui accompagnées de l'incessant rythme du moteur, offrent une scène à se demander si ce n'est pas une illusion, si parfaite qu'elle est. Le soleil promet une aube rouge, rouge de sang et de vies perdues. Les derniers éclats de lumière sont semblables aux dernières lueurs des nombreuses vies qui demain ne seront que des cadavres parmi les décombres de l'explosion. Le pilote et moi sommes là, le regard songeur dans le flou astral de cette nuit impénétrable. Mon rôle est simple dans cette mission : une simple pression du doigt sur la commande balistique mais qui aura comme conséquence de faire passer de la vie à la mort des milliers de personnes. L'armée est pleine d'individus comme moi, des individus traumatisés des scènes qu'ils n'auraient jamais dû vivre... des scènes trop horribles pour oser les regarder en face, pour oser regarder dans les yeux la dure réalité. C'est vrai, j'avoue que je n'ose analyser ce que j'ai vu, ce que j'ai fait.»
 
«Je me souviens de cette tragique journée, cette lune de sang...je me souviens de l'eau glacée, de mes pas lourds courant sur le sable cendreux et humide des plages de Normandie ; je me souviens aussi de mon fusil que je portais en bandoulière. La nappe sonore du vrombissement du moteur me rappelle les tirs réguliers qui fusaient sur la plage. Je me souviens aussi de cette autre journée, cette fois où j'ai découvert les pires cruautés que l'humanité pouvait faire de son existence. Ce jour bruineux, maussade et gris, ce jour où j'ai réellement connu la terreur... de mes propres yeux, j'ai vu la mort à l'infini. J'étais épouvanté de voir autant de cadavres dans ce camp et d'entendre les témoignages des derniers survivants, rescapés de ce massacre à grande échelle. Je me souviens de ces chiffres qu'ils avaient tatoué sur le bras, des marques et des cicatrices innombrables. Les témoignages étaient tant monstrueux et effroyables, à se demander s'ils étaient réels... mais les désastres du paysage confirmaient leurs récits. Ces rescapés ne semblaient plus réellement humains : ils avaient les traits tirés, une physionomie étrange, presque irréelle. Et ces visages pâles à faire peur.» 
«Je suis perdu dans ma vie, je ne compte même plus les années de mon existence. Je me souviens aussi de toi sur cette photo en noir et blanc. Tellement de fois j'ai regardé cette image qu'elle s'est estampillée dans ma mémoire et est devenue aussi parfaite et sublime que l'originale. La photo dont je n'ai oublié aucun détail me remémore l'adolescente que tu étais... si belle, si audacieuse et persévérante, si téméraire. Ton visage était fin et élégant et les forts contrastes du noir et blanc te concédaient une beauté diaphane et éthérée. Je me souviens de cette phrase qu‘on se disait le soir avant d'aller dormir «Le monde sera la somme de tous nos rêves». Cette phrases qui rimait comme une promesse pour un avenir meilleur ! Mais notre avenir n'est pas radieux et allègre. Ma mémoire défaillante et mon état psychologique instable ne me permettront pas de reprendre une vie normale dans les mois à venir, après la guerre. Cette photo, c'est tout ce qui me reste de toi. J'ai oublié tout le reste, jusqu'à ton prénom. J'ai beau me taper la tête contre le tableau de bord des heures durant, mais rien ne revient, rien pas la moindre lettre : le néant! Je regrette et déplore ce que je t'ai fais...mais cela n'y changera rien. J'aimerais revenir en arrière, tout recommencer ! Mais le cours du temps est incontestable ! Le regret, l'attrition et la culpabilité me rongent jusqu'au plus profond de moi même...m'étripent jusqu'à la moelle, me saisissent à la gorge ! Il m'arrive encore de crier seul face au monde... de faire ces persistants cauchemars, où je nous revois lors de notre séparation. Pourquoi t'ai-je fais cela ? Pourquoi t'ai-je abandonné ? Ma fille !!!» 
 
«Les vrombissements réguliers du moteur me réveillent de ma torpeur et de mes réminiscences. Par le hublot de l'aéroplane, j'aperçois Sirius, l'étoile du nord guidant les marins jadis. Il fait encore nuit. Si je tire, mon nom sera retenu par l'histoire et je provoquerais la mort de milliers de gens , mais la célébrité ne m'intéresse pas. Dans le cas contraire, je pourrais être sévèrement rétrogradé ou pire expulsé... que dois-je faire? Appuyer ou ne pas appuyer... ceci est la question la plus dure de ma vie. J'attends que le voyant rouge passe au vert, pour le top du largage. Sous mon doigt, le plastique du bouton a du jeu, il est aussi instable que ma décision. Les cliquetis répétitifs du moteurs rythment chaque seconde et ne font qu'augmenter mon stress... des gouttes de sueurs perlent dans mon dos. J'essaie en vain de fixer le voyant  mais cela ne fait que me rappeler la photo de toi. J'ai beau me concentrer, fixer ce foutu bouton, mais rien n'y fait, je te revois sans cesse. Ma vue se brouille, des flash aveuglant, des lumières hypnotisantes, un bourdonnement régulier dans ma tête...! Puis une nouvelle lumière rencontre mon champs de vision brouillé. Une lumières verte. Elle provoque un déclic dans ma tête : j'ai la réponse à ma question et je me souviens enfin de ton nom. Jenny ! Jenny comme le nom de la bombe...» 
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