Je te peindrai le bonheur

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Une enfant aux yeux tournés vers le ciel, tellement haut que je touchais les nuages, tandis qu'elle, elle avait les pieds bien encrés dans le sol. Ou plutôt bien submergés dans l'eau salée de la méditerrané. Ma mère était capitaine d'un bateau de pêche, il est clair qu'elle en était fière car une femme dans le port, il n'y en avait que très peu. Mais elle s'était fait sa place avec la force de ses mots et son endurance. A vrai dire, j'ai toujours été admirative devant cette femme, parfois même à travers le regard d'une étrangère qui ne la connaissait pas, je voyais en elle cette personne qui ne reculait jamais devant l'adversité, qui regardait droit devant elle, décidait son chemin, et le terminait jusqu'au bout.
Ma mère était mon modèle, cependant, elle voulait que je lui succède dans le port, et moi, il est clair que je ne le voulais pas. Etant petite, elle préférait que je l'accompagne en mer, peut-être avait elle envie que je prenne goût à cette activité, ou plutôt à cette vie. Mais cette espoir ne dura pas bien longtemps car à la première minute ou je sentis le bateau bouger, je fus prise de mal de mer. L'ironie de la situation ne m'en fut pas perdue. Pourtant elle essaya de m'aider à m'y habituer, peut-être avec le temps je m'y ferais, peut-être qu'en prenant un comprimé contre le mal de mer, je me sentirais mieux...Mais en vain, elle finit par se résoudre à me laisser sur terre, avec mes deux pieds sur le sol, loin des remous. Quand elle prenait la mer des jours durant, que je restais avec les voisins habitant au bout de la rue, je me sentais bien plus à l'aise, loin des attentes et libre de déambuler comme je le sentais.
Les voisins étaient un vieux couple sans enfants, le mari travaillait avec ma mère de temps en temps, quand je restais chez eux, ils prenaient soin de moi comme la petite-fille qu'ils n'avaient pas, et pour être honnête, le sentiment était réciproque. Et donc, je passais mon temps dans leur maison, à faire ce que bon me semblait, un jour que je jouais dans le salon, la vielle voisine m'appela :
- Samia, peux-tu m'apporter de l'eau dans la tasse bleue s'il te plait ?
- Bien sur, lui dis-je. Je me dirigeai vers la cuisine, fis ce qu'elle me demanda, et la lui rapporta.
Elle me remercia avec un sourire, que je ne vis pas car j'étais occupée à m'émerveiller devant ce qu'elle faisait.
- Qu'il est beau ton dessin ! tu pourrais m'apprendre ?
Elle posa sur moi un regard bienveillant et me dit :
- Ce n'est pas un dessin, c'est de la peinture. Tu veux essayer ?
Je hochai la tête aussi vite qu'un coucou, je mourrais d'envie devant toutes ces couleurs sur les feuilles blanches. Cependant, elle me montra petit à petit les différents pinceaux, les couleurs qu'elle avait, et comment en mélanger pour obtenir des nouvelles. Et en ce moment, je ne le savais pas, ou peut-être qu'un peu au fond je le ressentais, mais ce fut la naissance d'une passion.
C'est ainsi qu'à chaque fois que je restais chez notre voisine, je m'asseyais à coté d'elle, et nous passions la majorité de notre temps à peindre. Souvent en silence, il nous arrivait parfois de parler de quelque chose, souvent d'école. Mais ces moments étaient sacrés car le temps semblait s'arrêter quelques minutes, se mettant en pause, et mon esprit s'apaisait. Nous maintenions cette tradition durant des années, toujours rien qu'elle et moi, elle m'apprit tout ce qu'elle connaissait, et je faisais de mon mieux pour tout appliquer à la lettre.
Il nous arrivait parfois de prendre notre matériel : nos pinceaux, nos couleurs, nos toiles et chevalets, bras dessus, bras dessous, et de nous installer sur port. Essayant de capturer la couleur des derniers rayons du soleil, les vagues bleues reluisantes qui se faisaient la course, et les bateaux au loin. Même ma mère qui au début n'y prêtait pas attention, se mit à regarder nos tableaux de plus près, toujours affirmant que notre travail était digne des galeries d'art. Et c'est comme cela que je me mis à croire en ce que je peignais et à rêver de voir un jour, mes tableaux occuper les murs d'une somptueuse galerie, à être observés par les critiques et reconnue par d'autres, aussi passionnés que je l'étais.
Sauf que les beaux-arts, ce n'était pas la porte d'à coté, et on n'y entrait pas aussi facilement que ça. Non, certainement pas. Ce n'était pas faute d'essayer pourtant, dès que j'en ai eue l'occasion, je partis vers la grande ville, mes plus belles toiles sous la main, ma valise dans l'autre, convaincue que si je tentais ma chance, je serais certainement prise. Le destin en avait clairement décidé autrement. Il s'est avéré que les professionnels n'aimaient pas mes toiles, et les beaux-arts ne voulaient pas de moi. Pleine de désillusions et de déception, je rentrai à la maison, dans mon petit monde, sur le port, là ou rien ne changeait, ou presque rien, parce qu'après le court parcours que j'eus, je ne trouvais plus la force ni l'envie de peindre à nouveau. Je n'avais plus rien en moi qui voulait sortir sur la toile, et je me résolus à abandonner.
De toute façon j'avais plus important à faire, le vieux couple de voisins, se faisait bien vieux et fatigué, la vielle femme ; était à bout de force et elle même ne pouvait plus peindre, par ailleurs elle avait besoin que quelqu'un prenne soin d'elle ; son mari ne pouvant pas le faire tout seul. Alors je passais toutes mes journées avec eux, ceux qui firent mes grands-parents de cœur. La vieille femme, semblait vivre dans le passé, parsemé de brefs moments de lucidité où elle me regardait avec affection. Elle me parlait souvent des moments qu'on avait partagés ensemble, juste elle et moi, sur le port. Admirant la beauté de la vie et essayant de la retransmettre sur nos toiles. Elle me demandait de toujours continuer à peindre, et je n'avais pas le cœur à lui dire que j'avais arrêté. Je ne pouvais qu'acquiescer, avec la vision tremblotante de mes yeux remplit de larmes.
Au fond, je ne pouvais me résoudre à la décevoir, alors du jour au lendemain, sur un coup de tête, pendant que le vieux couple se reposait pendant un après-midi d'octobre ensoleillé. Je m'assis devant mon ancien chevalet, le premier qu'ils m'avaient offert. Je le regardais, en me remémorant le bonheur que je ressentais rien qu'à voir une toile blanche, encore vierge de couleurs, de signes ou d'intentions. Rien qu'une toile blanche où tout est encore possible. Je pris le long pinceau, mais la ferme déception que je ressentais au fond de moi, me revint soudainement, et je me retrouvais à hésiter encore une fois. Toutes mes insécurités et mes doutes refirent surface. Telle une spirale de souvenirs ; j'étais à deux doigts de reposer mon pinceau, quand de nulle part, je me revis petite fille, ramenant la tasse bleue à la vieille femme et éblouie devant tant de beauté, de possibilités, transposant tout ce qui me passait par la tête sur le support, sereine et maitre de mon art... à ce moment là, je me rendis compte, d'une chose toute simple : je ne peignais pas pour d'autres, ni pour être aimée, ni pour être reconnue ; je peignais parce que je me sentais vivante quand je passais des heures devant mon chevalet, parce que ça me remplissait de bonheur, parce que ça faisait partie de qui j'étais. Et enfin, je trempai mon pinceau dans un peu de bleu et le glissa sur la blanche toile.
Des années plus tard, alors que j'étais dans mon petit magasin d'art avec mes modestes tableaux, situé près du port, je reçus la visite d'un homme, ce dernier s'émerveillant devant mon travail, me demanda qui était l'auteur de ceux-ci. Quand je luis répondis que c'était moi, il me lança un léger sourire quelque peu prometteur et me remit sa carte professionnelle, m'invitant vivement à l'appeler le plus vite possible. Quand il sortit du magasin, je lus la carte, je vis écrit en dessous de son nom : Galeriste à la Galerie 23.