J'ai le droit à la différence

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. A ses yeux, je suis le prototype de l'enfant atypique. Mon phénotype lui parait dangereusement hors du commun. En effet, hormis le port du même patronyme et la présomption d'être descendu des mêmes père et mère, tout ou presque me distingue de ma fratrie et de ma communauté où le surmoi noie le moi, impitoyablement.

Ermite, rétif, effacé, irréligieux, une chasteté qui frise la frigidité,... tels sont mes traits vedettes à l'assaut desquels de manière incessante ma mère organise sa guerre sainte. Mâ, c'est ainsi que mes frères et moi désignons notre mère, se sent vraiment investie d'une mission divine consistant à exorciser mon être du malin qui s'y loger(ait). A ma naissance, ma mère croyait avoir mis au monde un enfant comme tout autre. Elle ne savait pas que je suis un enfant entièrement à part jusqu'au jour où elle en fit la découverte. J'avais six mois. Mâ, au détour du refus du bébé que je suis de prendre le lait, m'a asséné sous l'effet de la colère des tapes aux fesses. Si elle réussit à me faire prendre le liquide, c'est sans compter sur ce qui adviendra dans les heures prochaines. Du réveil de son somme, ma mère a la main boursouflée. Il s'agit de celle a utilisée pour me donner des fessées. Elle dût hurler pour appeler au secours tant la douleur la lacérait. Grâce aux mixtures appliquées, Mâ a recouvré l'usage de sa main et l'habitude de me punir. Après une série de flagellation et de douleurs subséquentes, ma maman a fini par se rendre compte que je suis un enfant qu'on ne frappe pas ; ce qui n'efface pas pour autant mes autres particularités.

Ma personnalité s'éloigne de celle de mes parents encore plus de celle de mes frères. Au sein de ma famille musulmane, les repas sont un moment de communion sacré auquel personne ne doit dérober. Enfants, pères et mères assis en tailleur mangent dans le même plat. J'ai en exécration ces moments très appréciés de mes frères qui ont l'air de trouver plus de goût au plat commun. Un jour, j'ai osé dire à Mâ de me servir à part mon manger. C'était la dernière fois pour ma mère de lever la main sur moi. Elle a pâti cruellement aux mains et aux bras du châtiment qu'elle m'a infligé.

A la maison comme à l'école et plus tard au collège et à l'université, l'on m'identifie par une attitude singulière : le penchant à rester calme et dans son coin. Tout mon cursus durant, j'ai gardé le profil d'un apprenant « bizarre » comme me qualifient certains condisciplines. On murmure derrière moi que je suis toujours tout concentré. La vérité est que je ne fais rien pour plaire à quelqu'un. J'aime être moi. Sur la plateforme de nos échanges à l'université, je me suis retrouvé à faire une dédicace spéciale pour chaque condisciple femme à son anniversaire. Sans être coureur de jupon j'ai un profond amour pour la femme. J'ai encore en mémoire mon acrostiche pour Oriane : une véritable aurore boréale et une amitié inattendue qui m'a exhorté à faire de l'écriture mon violon d'Ingres. Oriane est une fille gazelle ! à la chevelure abondante et luxuriante : une touffe voûtée et veloutée en ébène sur une bois d'ébène aux traits aryens. J'ai sympathisé tendrement avec cette créature dont le sourire dessine des alvéoles dans ses joues. Oriane était dans l'abîme d'une déception sentimentale quand j'ai noué attaches avec elle. Grâce à la thérapie des belles lettres, ce dandy au féminin a retrouvé sa superbe en un temps record.

Les filles rôdent autour de moi. Mais moi je suis un glaçon garçon souvent indifférent à leur appel du pied. Personne ne peut dire constater des attaches romantiques entre une fille et moi. J'ai bientôt trente ans et cela inquiète à plus d'un titre Mâ. Ma mère va jusqu'à me harceler pour que j'entame une idylle. Vous n'imaginez pas ? au cours d'une soirée passée à la belle étoile, je me suis occupé à portraiturer en tête ma future dulcinée convaincu que si dans la dimension physique on ne s'est pas encore rencontré dans les plans métaphysiques où tout prend naissance cela se prépare. Je l'imagine avec un si doux regard, un miroir qui sans qu'on s'y voit, produirait des reflets fluets à même le sol. Je la vois sourire, un sourire qui ravit en extase, au point de ravir la vedette au soleil levant, même vêtu de son plus bel apparat. Hélas, ma belle est encore dans les nuées de mon imaginaire débordant. Mais je garde espoir et foi.

Ma mère me reproche ma posture sociale : elle me compare à mes amis, elle me compare à ma génération pour relever que je suis immonde. Elle me reproche de rester cloîtré dans ma chambre et de ne pas m'associer spontanément à la maisonnée pour des commérages. Elle me reproche de ne pas être chaleureux et de ne pas saluer avec empressement le voisinage. Elle me reproche de fermer fenêtres et portes pour me retrouver, pour lire et réfléchir. Mâ me reproche d'être moi ! elle trouve ringards et anachroniques mes comportements. Moi je ne me compare à personne surtout à des gens qui ne sont pas un modèle de la représentation que je me fais de la vie. Je me refuse de me marier alors que je ne me sens pas prêt. Je me refuse de jouer à un personnage de roman dans ma vie. Si ma mère continue de s'offusquer de mon hyperesthésie et ma tendance à ne pas me laisser distraire, le brin de fierté qu'elle tire de moi est bâti sur cette discipline et hygiène de vie.

J'entretiens toute une liaison avec les milieux calmes et à l'abri de lumière vive le soir venu. C'est pourquoi je jette mon dévolu sur les environnements où il y a peu de vie pour mes marches. Leurs pénombres m'attirent. Ils me servent à la fois de reposoir et de bibliothèque de lecture. L'air me paraît plus pur et la vie plus vivable quand j'arpente les chemins menant à ces petites oasis qui sont ma villa Medici.

Aujourd'hui j'ai une première occupation professionnelle. Je milite au sein de l'ONG Génération Z en faveur des droits humains. Par nature, j'ai de l'attachement pour la justice et la défense des causes nobles. Quand je vois une personne en enfers, je remue ciel et terre pour l'en sortir. L'an dernier sur le chemin de retour d'un voyage, une passagère que je ne connaissais ni d'Adam ni d'Eve tombait en syncope. Après les soins primaires administrés par les co-passagers, je me rendis compte que la victime vivait seule. J'ai entrepris alors de l'emmener aux soins où j'ai eu l'opportunité de finir l'épargne que j'avais faite pour me prendre un laptop. Depuis lors, cette femme d'une grande beauté a gardé les liens avec moi et me soumet intempestivement ses besoins. Je pratique l'humanitaire à son égard. Mon cœur est faible, face aux difficultés de mes semblables. Tellement de fois déjà j'ai pris en charge ses soins et besoins. J'ai dû un jour lui apporter la moitié de mon dîner. Ma cousine, m'incite à marchander ma générosité à cette dame à des fins romantiques. Je ne le peux pas. Face à ma résistance, elle s'insurge de ma soustraction à la culture du monde où tout doit être basé sur le profit. Ma cousine me trouve benêt. Surtout, elle trouve que je dois être fils d'un autre astre : un extra-terrestre ou un avatar. Elle aussi n'arrête pas de me rabattre les oreilles de comment je dois être un sapeur et viveur. Heureusement, je ne suis pas de ces écoles et ma ‘'paranormalité'' décriée me convient bien.

Quand je ferme portes et fenêtres pour pouvoir me mettre à l'abri de la culture de production du bruit qui se développe dans nos sociétés, je ne réponds ni au téléphone ni à celui qui toque à la porte quel que soit son profil. Quand je suis occupé et on essaie d'entamer un dialogue avec moi je ne suis pas chaleureux. Quand on me voit concentré et on veut faire des civilités avec moi je ne suis pas agréable. Si c'est cela être a-sociable et ne pas être paré des vertus terrestres – et être ainsi extra-terrestre – je suis volontiers étranger aux mœurs et valeurs humaines.