Histoire de Rondino

Un voyageur nous transmet les détails suivants, qu’il a recueillis à son passage à Turin, sur un brigand fameux, exécuté il y a trois mois environ.

Il se nommait Rondino. Orphelin dès son enfance, il fut laissé aux soins de son oncle, bailli de son village, homme avare, qui le traitait fort mal. Quand il fut d’âge à tirer pour la milice, le bailli disait publiquement :
- J’espère que Rondino sera soldat, et que le pays en sera débarrassé. Ce garçon-là ne peut tourner à bien. Tôt ou tard, il sera le déshonneur de sa famille. Certainement, il finira par être pendu.
On prétend que la haine de cet homme pour Rondino avait un motif honteux. Son neveu avait fait un petit héritage que le bailli administrait, et dont il n’était pas pressé de rendre compte. Quoi qu’il en soit, le sort désigna Rondino pour être conscrit, et il quitta son village, persuadé que son oncle avait organisé dans le tirage une supercherie dont il était la victime.
Arrivé à son régiment, il manquait souvent à l’appel, et montrait tant d’insubordination qu’on l’envoya dans un bataillon de discipline.
Il parut extrêmement touché de cette punition, jura de changer de conduite et tint parole. Au bout de quelques mois, il fut rappelé au régiment. Dès lors, ses devoirs de soldat furent remplis avec exactitude, et il mit tous ses soins à se faire distinguer de ses chefs. Il savait lire et écrire ; il était fort intelligent. En peu de temps on le fit caporal, puis sergent.
Un jour, son colonel lui dit :
- Rondino, votre temps de service va finir ; mais je compte que vous resterez avec nous ?
- Non, mon colonel je désire retourner dans mon pays.
- Vous auriez tort. Vous êtes bien ici. Vos officiers et vos camarades vous estiment. Vous voilà sergent ; et, si vous continuez à vous bien conduire, vous serez bientôt sergent-major. En restant au régiment, vous avez un sort tout fait ; au lieu que si vous retournez dans votre village, vous mourrez de faim ou bien vous serez à charge à vos parents.
- Mon colonel, j’ai un peu de bien dans mon pays...
- Vous vous trompez. Votre oncle m’écrit qu’il a fait pour votre éducation des dépenses dont vous ne pourrez jamais le rembourser. D’ailleurs, si vous saviez ce qu’il pense de vous, vous ne seriez pas pressé de retourner auprès de lui. Il m’écrit de vous retenir par tous les moyens possibles : il dit que vous êtes un vaurien, que tout le monde vous déteste, et que pas un fermier du pays ne voudra vous donner de l’ouvrage.
- Il a dit cela !
- J’ai sa lettre.
- N’importe ! Je veux revoir mon pays.
Il fallut lui donner son congé : on l’accompagna de certificats honorables.
Rondino se rendit aussitôt chez son oncle le bailli, lui reprocha son injustice et lui demanda fort insolemment de lui rendre son bien, qu’il retenait à son préjudice. Le bailli répliqua, s’emporta, produisit des comptes embrouillés, et la discussion s’échauffa au point qu’il frappa Rondino. Celui-ci lui porta aussitôt un coup de stylet, et l’étendit mort sur la place. Le meurtre commis, il quitta le village et demanda un asile à un de ses amis qui habitait une métairie isolée au milieu des montagnes.
Bientôt, trois gendarmes partirent pour l’y chercher. Rondino les attendit dans un chemin creux, en tua un, en blessa un autre, et le troisième prit la fuite. Depuis la persécution des carbonari, les gendarmes ne sont pas aimés en Piémont, et l’on applaudit toujours à ceux qui les battent. Aussi Rondino passa-t-il pour un héros parmi les paysans du voisinage. D’autres rencontres avec la force armée lui furent aussi heureuses que la première, et augmentèrent sa réputation. On prétend que, dans l’espace de deux ou trois ans, il tua ou blessa une quinzaine de gendarmes. Il changeait souvent de retraite, mais jamais il ne s’éloignait de plus de sept à huit lieues de son village. Jamais il ne volait ; seulement, quand ses munitions étaient presque épuisées, il demandait au premier passant un quart d’écu pour acheter de la poudre et du plomb. D’ordinaire, il couchait dans des fermes isolées. Son usage alors était de fermer toutes les portes, et d’emporter les clefs dans la chambre qu’on lui avait donnée. Ses armes étaient auprès de lui, et il laissait en dehors de la maison, pour faire sentinelle, un énorme chien qui le suivait partout, et qui plus d’une fois avait fait sentir ses redoutables dents aux ennemis de son maître. L’aube venue, Rondino rendait les clefs, remerciait ses hôtes, et, le plus souvent, ses hôtes le priaient, à son départ, d’accepter quelques provisions.
M. A..., riche propriétaire de ma connaissance, le vit, il y a trois ans. On faisait la moisson, et il surveillait ses ouvriers, quand il vit venir à lui un homme bien fait, robuste, d’une figure mâle, mais point féroce ; cet homme avait un fusil, mais, à cinquante pas des moissonneurs, il le déposa au pied d’un arbre, ordonna à son chien de le garder, et, s’avançant vers M. A., il le pria de vouloir bien lui donner quelque aumône.
- Pourquoi ne travaillez-vous pas avec les ouvriers ? lui dit M. A., qui le prenait pour un mendiant ordinaire.
Le proscrit sourit, et dit :
- Je suis Rondino.
Aussitôt on lui offrit quelques pistoles.
- Je ne prends jamais qu’un quart d’écu, dit Rondino ; cela me suffit pour remplir ma poire à poudre. Seulement, puisque vous voulez faire quelque chose pour moi, ayez la bonté de me faire donner quelque chose à manger, car j’ai faim.
Il prit un pain et du lard, et voulait se retirer aussitôt emportant son dîner ; mais M. A. le retint encore quelques moments, curieux d’observer à loisir un homme dont on parlait tant.
- Vous devriez quitter ce pays, dit-il au proscrit ; tôt ou tard vous serez pris. Allez à Gênes ou en France ; de là vous passerez en Grèce, vous y trouverez des militaires, nos compatriotes, qui vous recevront bien. Je vous donnerai volontiers les moyens de faire le voyage.
- Je vous remercie, répondit Rondino après avoir un peu réfléchi. Je ne pourrais vivre autre part que dans mon pays, et je tâcherai de n’être pendu que le plus tard possible.
Un jour, quelques voleurs de profession cherchèrent Rondino, et lui dirent : - Cette nuit, un conseiller de Turin doit passer à tel endroit ; il a 40 000 livres dans sa voiture ; si tu veux nous conduire, nous l’arrêterons, et tu auras part de capitaine.
Rondino leva fièrement la tête, et, les regardant avec mépris :
- Pour qui me prenez-vous ? dit-il, je suis un honnête proscrit, et non un voleur. Ne me faites plus de semblables propositions, ou vous vous en repentirez.
Il les quitta, et alla au-devant du conseiller. L’ayant rencontré à la tombée de la nuit, il fit arrêter la voiture, monta sur le siège et ordonna au cocher de continuer sa route. Cependant, le conseiller tremblant s’attendait à chaque instant à être assassiné. Au milieu d’un défilé, les voleurs paraissent à l’improviste ; Rondino leur crie aussitôt :
- Cette voiture est sous ma protection ; vous me connaissez, et si vous l’attaquez, c’est à moi que vous aurez à faire.
Il avait son fusil levé, et son chien n’attendait qu’un signal pour s’élancer sur les brigands. Ils s’ouvrirent devant la voiture, qui bientôt fut en lieu de sûreté. Le conseiller offrit un présent considérable à son libérateur, mais Rondino le refusa.
- Je n’ai fait que le devoir de tout honnête homme, dit-il ; aujourd’hui, je n’ai besoin de rien ; toutefois, si vous voulez me prouver votre reconnaissance, dites seulement à vos fermiers de me donner un quart d’écu quand je n’aurai plus de poudre, et à dîner quand j’aurai faim.
Rondino fut pris, il y a deux ans, de la manière suivante. Il vint coucher une nuit dans un presbytère ; il demanda toutes les clefs, mais le curé eut l’adresse d’en retenir une, au moyen de laquelle, le brigand une fois endormi, il put envoyer un jeune garçon qui le servait avertir la brigade de gendarmerie la plus proche.
Le chien de Rondino était doué d’un instinct merveilleux pour sentir de loin l’approche de ses ennemis. Ses aboiements éveillèrent son maître, qui essaya de sortir du village ; mais déjà toutes les avenues étaient gardées. Il monte dans le clocher et s’y barricade. Le jour venu, il commença à tirer par les fenêtres, et bientôt obligea les gendarmes à gagner les maisons voisines, et à renoncer à donner l’assaut. La fusillade dura une grande partie de la journée. Rondino n’était pas blessé, et déjà il avait mis hors de combat trois gendarmes ; mais il n’avait ni pain, ni eau, et la chaleur était étouffante ; il comprit que son heure était venue. Tout d’un coup on le vit paraître à une fenêtre du dehors, élevant un mouchoir blanc au bout de son fusil. On cessa de tirer.
- Je suis las, dit-il, de la vie que je mène ; je veux bien me rendre, mais je ne veux pas que des gendarmes aient la gloire de m’avoir pris. Faites venir un officier de la ligne, et je me rendrai à lui.
Précisément un détachement, commandé par un officier, entrait dans le village ; on consentit à ce que demandait Rondino. Les soldats se mirent en bataille devant le clocher, et Rondino sortit à l’instant. Il s’avança vers l’officier, et lui dit d’une voix ferme :
- Monsieur, acceptez mon chien, vous en serez content ; promettez-moi d’avoir soin de lui.
L’officier le lui promit. Aussitôt, Rondino brisa la crosse de son fusil, et fut emmené sans résistance par les soldats, qui le traitèrent avec beaucoup d’égards. Il attendit son jugement pendant près de deux ans ; il écouta son arrêt avec beaucoup de sang-froid, et subit son supplice sans faiblesse ni fanfaronnades.