Gâteau au chocolat

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Au début, je pensais qu'elle rigolait, mais sachant que mes camarades tiennent des remarques similaires à mon égard, j'ai fini par la croire. Je sens que l'on perçoit ma différence, partout où je vais, les yeux sont rivés sur moi. Qu'est-ce qui gêne tant chez moi ? Qu'est-ce qui gêne tant ma mère pour qu'elle me prenne pour un extra-terrestre ? Qu'est-ce qui gêne au point de vouloir me ridiculiser devant une classe entière ?

Vous savez, j'en ai passé des jours malheureux, à me sentir incompris, jugé, dévisagé, autant à l'école qu'à la maison. Je crois que paraitre inexistant aux yeux de sa mère est bien la pire des sensations. Elle me méprise autant que les autres finalement. Est-ce de la honte, de la pitié ? Je ne sais pas. Je lui en veux de m'abandonner ainsi. Je rentre de l'école en pleurant, elle ne cherche pas à savoir pourquoi, ne veut même pas me consoler. Elle ne me voit pas. Ma mère m'a donné la vie mais agit comme si j'étais déjà mort. En fait, elle a raison, je suis déjà mort à l'intérieur. J'ai tellement besoin d'aide, personne ne se soucie de moi, alors que je suis au bord du gouffre, et il n'y aura personne pour me rattraper lorsque je commettrai l'irréparable.

Pour la plupart, le lycée est un lieu d'épanouissement, où l'on passe les meilleures années de sa vie à s'amuser et profiter avec ses amis. Ce n'est pas mon cas, comment voulez-vous que je pense de la sorte alors que des élèves se moquent de moi en permanence, me tirent les cheveux et me lancent des boules de papier dessus ? Comment voulez-vous que je survive alors qu'une photo de moi nu, prise à mon insu dans les vestiaires, circule sur les réseaux sociaux ? Des années de silence que je ne veux plus taire, que je ne peux plus taire. Depuis des mois, je prépare mon plan, qui ne peut que parfaitement fonctionner à un seul et unique moment dans l'année : le dernier jour des cours. Ce jour, sans qu'ils ne s'en doutent, sera leur dernier. Et c'est aujourd'hui.

L'année de terminale touche à sa fin, les élèves sont détendus. Le bac passé, il ne manque plus que les résultats pour quitter cet endroit. Ce n'est plus un simple lycée mais une immense université qui nous attend. Une page se tourne. Tout le monde a hâte de gouter aux plaisirs de cette nouvelle vie. Le goûter de fin d'année est une petite fête qu'aucun élève ne manquerait. Dans notre classe, nous mangerons, sourire aux lèvres, les gâteaux fait-maison apportés par les élèves. La plupart en feront un au chocolat : c'est une valeur sûre et simple à réaliser. Tout le monde aime. Comme les autres, j'ai préparé un gâteau au chocolat, mais le mien est quand même différent, comme moi.

Cudonia Circinans, cela ne vous dit rien ? Il s'agit du nom d'un champignon mortel. Une fois ingéré, il devient un dangereux poison pour l'être humain, entraînant la mort en quelques minutes seulement. Tous les jours, pendant deux automnes, j'ai parcouru les forêts de ma région à sa recherche. Et ce moment est arrivé, je l'ai vu, saisi, emporté puis conservé très précieusement chez moi. Sept milligrammes suffisent pour tuer un seul homme. J'en ai assez pour faire succomber toute la classe. Hier, après avoir découpé puis mixé mon précieux sésame, je l'ai incorporé à mon gâteau au chocolat. Ni vu, ni connu, le mélange est homogène. Ce champignon n'a pas d'odeur et surtout, ses propriétés ne changent pas à la sortie du four. Il me suffit de déposer mon gâteau au « chocolat » parmi tous les autres. Personne n'est capable de dire que ce gâteau-là est empoissonné. Aucune preuve, aucun témoin. Ma mère ne m'a pas vu cuisiner, et j'ai pris soin de nettoyer et ranger directement tous les ustensiles. Quant à mes camarades, ils vont peut-être me voir poser le gâteau mais, ne se doutant de rien, le mangeront comme un banal autre.

Je ne ressens même pas de peur en moi, ni d'hésitation. Ils le méritent. Je ne serais jamais allé jusqu'à commettre cet acte s'ils ne m'avaient pas poussé à bout. « Camarades », un joli mot bien trompeur. Désolé Larousse mais ces personnes ont beau partager une « activité commune » avec moi, celle des cours, je n'éprouve ni « amitié », ni « familiarité », ni « lien » avec eux. A moins que pour vous, voler mon cartable, y prendre mes cahiers puis tremper ces derniers dans la cuvette des toilettes soit une forme de sympathie. Vous voyez, eux ont la belle vie, ils rentrent chez eux le soir comme si de rien n'était, se couchent les idées claires. Ils ne doivent plus vivre sereinement, comme s'ils n'avaient rien fait. Leurs parents sont loin de se douter de leur véritable visage, au contraire, ils pensent avoir mis au monde de vrais petits anges. Moi, pendant ce temps, je souffre, je dors très peu la nuit car dès que je ferme les yeux, je revois toutes ces scènes atroces dont j'ai été victime. Cette haine gratuite, contre une personne qui n'a rien demandé, qui est peut-être un peu différente des autres, certes, mais est-ce une raison pour la violenter à ce point ? Voilà pourquoi je ne veux rien changer à mon plan, je venge juste ces années de tortures continuelles, qui me hantent jour et nuit. Je n'aurai pas de regret. Ils n'auront pas le dernier mot.

Vous pensez peut-être aux victimes collatérales de ce goûter. C'est vrai, les vingt-cinq personnes composant ma classe n'étaient pas toutes cruelles avec moi. Mais, ne devient-on pas également coupable lorsque l'on assiste à cette violence gratuite et injustifiée sans jamais aider la victime, ni même en parler aux supérieurs ? Pour moi, ils en sont tout autant responsables, s'ils avaient parlé de ce que je subissais à quelqu'un, peut-être n'en serais-je pas là aujourd'hui. Finalement, j'épargne les parents de mes bourreaux. Personne ne payerait un appartement, des vêtements et tout un tas d'autres cadeaux au diable. Pourtant c'est ce que font ces pères et mères quotidiennement. Certes, ils s'apprêtent à perdre un fils, une fille, mais cela sauvera par la suite des dizaines de victimes potentielles ou confirmées. Préférez-vous laisser la vie sauve à deux meurtriers récidivistes ou à dix enfants innocents ? Le choix est vite fait. Si par malheur certains ne mangent pas de mon gâteau, l'évènement sera si traumatisant qu'ils risquent de finir internés dans un hôpital psychiatrique, ou peut-être décideront-ils de changer de comportement par la suite. Tout est pensé. Il ne reste plus qu'à attendre quelques minutes.

Ça y est, il est quatorze heures. Mon gâteau est dissimulé parmi les autres au chocolat puisque, comme il était prévisible, mes camarades ont aussi opté pour ce dessert. Remettre ce gâteau sur la table n'est pas une épreuve pour moi, c'est même libérateur, il s'agit de l'acte qui va enfin me libérer de mes bourreaux. Le goûter est sur le point de commencer, tous vont venir se servir en toute insouciance, comme des gloutons.

J'aurais bien aimé assister au spectacle, dommage. Oh, c'est vrai, j'ai oublié de vous prévenir, je ne compte pas rester, ni rester à cette fête, ni rester tout court. C'est trop risqué pour moi. Même s'il faut du temps, les enquêteurs trouveront le coupable, c'est certain. J'ai déjà trop souffert pour finir dans une cellule de prison, et même, ce n'est pas à moi d'y aller. J'ai pris un bout de mon gâteau et suis parti le manger aux toilettes seul, caché. On me retrouvera, dans quelques heures, ou demain, mort. De toute façon, à qui vais-je manquer ? Ma mère remarquera à peine mon absence. S'il y a une vie après la mort, je vais bientôt le savoir. Moi, j'y crois. De toute manière, ma seconde vie ne pourra pas être pire que la première. Qui sait, peut-être me réincarnerai-je en extra-terrestre, je vivrai alors en toute tranquillité dans ma soucoupe volante, loin du mal. Je passerai au-dessus de la maison de ma mère, pour voir comment elle va. Ou pas. Je n'en aurais peut-être pas besoin, si elle a mangé le petit gâteau au chocolat que je lui ai gentiment laissé sur la table.