Funestes chimères

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Quand elle me regarde c'est comme si j'étais une énigme, mais toujours avec cet amour maternel poussant ses bras à m'enlacer. C'est à croire que nous sommes souvent loin l'une de l'autre. Pourtant nous habitons sous le même toit et dormons même ensemble. Au premier abord, cela peut paraître étrange qu'une adolescente dort avec sa mère.

Mais puisque je me confie à toi, je vais t'expliquer pourquoi. Pour cela, il faut remonter à mes six ans. À cet âge, je faisais beaucoup de rêves. Tu dois te dire que jusqu'ici il n'y a rien d'anormal. En réalité, ces rêves ou plutôt ces cauchemars n'avaient rien de normal. Ils étaient toujours terrifiants et si réalistes. À chaque fois que j'en faisais c'était comme si je le vivais. J'ai découvert en grandissant que ce sont des rêves lucides. Plus tard, ces cauchemars étaient devenus pour moi une façon d'échapper à la réalité. C'étaient mes « autres vies ». Après tout, il faut bien les vivre, ces rêves. Ils n'ont pas de répercussions sur la vie. Enfin ça, c'est ce que je croyais.
Il y a deux ans, une énième dispute éclatait entre ma mère et mon père. Coups de poing sur coups de poing, mon père n'agissait plus comme un père. Même lorsque ma mère était au sol, il ne s'arrêtait plus. Celui-ci, toujours aussi violent se fit enfin virer de la maison...Il a fallu du courage à ma mère. Il l'a alors suppliée de rester dormir une dernière fois à la maison. Le temps qu'il sache où aller.
Tu parles ! Finalement la bonté ou la peur a rattrapé ma mère. Il a pu dormir sur le canapé du salon. Mais pour moi c'était encore un cadeau que ma mère lui faisait.

Après avoir peiné à m'endormir, j'ai enfin pu m'évader dans un autre rêve. Cette fois-ci, ce songe s'est transformé en défouloir avec moi qui me venge en brûlant les cheveux de mon père assoupi sur le canapé. Je me souviendrai toujours du moment où il m'a regardé dans les yeux, terrifié, avec le feu qui consumait ses cheveux allant même grignoter son crâne. C'est à ce moment-là que je me suis fait réveiller par la voix épouvantée de mon père hurlant mon prénom. Quand je me suis retrouvée en face de lui, une lumière vive se trouvait au-dessus de son crâne et une odeur de viande grillée s'est prise à mon nez.
Je ne comprenais pas, je pensais que c'était un rêve. La panique de mon père m'a contaminée, et une chaleur solaire est montée à ma tête, je me croyais aussi en feu. J'ai vite rassemblé mes esprits et pris une bouteille d'eau pour la vider sur sa tête. Ma mère, réveillée par les cris de panique, a tout de suite compris ce que j'avais fait en un échange de regard. Elle m'a vite aidée à tout éteindre.
Cinq secondes de silence se sont écoulées après ce désastre. Ces cinq secondes étaient le temps qu'il a fallu à mon père pour se remettre de ce drame et pour se mettre à asséner des coups à ma mère.
La suite est trop floue pour que je puisse te l'expliquer. Je me rappelle juste que cette nuit-là a signé le départ de mon père.

Après ce drame, ma mère m'a emmenée voir une psychiatre. Les premiers mois, je la voyais deux fois par semaine : le lundi et le mercredi.
Peu de temps après le début du suivi, la médecin m'a diagnostiquée des épisodes psychotiques qui se déclenchent souvent la nuit, lorsque je crois rêver. Tu peux donc comprendre que le rêve dans lequel je brûlais les cheveux de mon père était une manifestation de mon trouble. Après avoir pris connaissance de ma maladie, ma mère ne m'a plus laissée dormir seule. Et ce, malgré le fait que je sois sous traitement. Maintenant, tu sais pourquoi ma mère et moi dormons ensemble.
Désormais, tout va bien chez moi. Et ma mère va mieux depuis le départ de mon père.

Quant au lycée, tout allait bien...jusqu'à ce jour...
C'était il y a un peu plus de deux semaines, un mardi matin. Je m'en rappelle car le lendemain j'avais mon rendez-vous avec ma psychiatre et je ne la vois que le mercredi, maintenant.
J'avais reçu un message sur mon téléphone. C'était Anna, ma meilleure amie. J'ai vite ouvert le message. Elle voulait que je la rejoigne aux toilettes. Quand je l'ai vue, elle était en pleure. Pourtant ce n'est pas à son habitude. Je l'ai prise dans mes bras.
Après ça, elle m'a tendu son téléphone. Lorsque j'ai vu ce qu'il y avait je ne savais plus quoi dire. J'étais abasourdie, aucun mot ne pouvait sortir de ma bouche. Ce que j'ai vu sur le téléphone était sa messagerie d'un réseau social. Plus précisément une conversation avec un compte anonyme qui lui a envoyé une photo obscène d'une adolescente dont on ne voit pas le visage. En descendant dans la conversation, l'anonyme prétendait que c'était la petite sœur d'Anna. Elle est en seconde.
J'ai regardé mon amie qui avait les yeux remplis de larmes et lui dis qu'il ne faut pas s'en faire. J'essayais de la convaincre de montrer la conversation à la proviseure. Mais Anna refusa.

Même si sa sœur lui avait dit que ce n'était pas elle sur la photo. L'histoire s'était déjà ébruitée.
Le compte anonyme avait déjà envoyé la photo dans une conversation de groupe avec pleins de gens du lycée.
Après ça, je n'ai plus vu Anna et sa sœur de la journée.
Le lendemain, elles n'étaient pas au lycée.
L'après-midi, j'ai vu ma psychiatre. Je lui racontais ma vie. En réalité, la partie la plus niaise.
Et comme d'habitude entre trois minutes de discussion se suivaient dix minutes de silence.
Jeudi, Anna est revenue. Nous nous sommes assises à une table. Elle me disait que sa sœur n'allait vraiment pas bien. Ça se comprend.
Le vendredi qui a suivi, en arrivant au lycée, je suis directement partie voir Anna.
Et cette fois c'était un autre ton.
Dès que je me suis approchée, j'ai vu son regard noir transperçant mes yeux. Les filles, avec qui nous traînons de temps en temps, étaient toutes autour d'elle avec les mêmes regards sombres.
Dans l'incompréhension je demande ce qu'il se passe.
Ce à quoi elle me répond : « Je sais que c'est toi ! C'est toi qui a envoyé la photo en faisant croire à tout le monde que c'était ma sœur dessus ! »
Jamais je n'aurais fait ça. Mais la plupart des gens du lycées me défiguraient du visage. J'ai fini par rentrer chez moi. Des tonnes d'insultes s'affichaient sur mon téléphone.
Pendant une semaine, je ne suis pas allée au lycée.
Ma mère avait pris des jours de congés pour rester avec moi. Cette semaine-là, j'ai reçu une convocation de la proviseure assortie d'une convocation au commissariat.

Avant-hier, j'ai pu retourner au lycée en attendant le jour de la convocation. La matinée était longue. J'avais deux heures de maths et j'étais à côté d'Anna.
Les gens m'insultaient en plein cours.
Lors de la dernière heure, quand elle est partie aux toilettes, son téléphone était resté sur sa table. Elle a cru l'avoir verrouillé. Son téléphone a vibré et s'est illuminé.
C'est à ce moment-là que j'ai vu.
Le compte anonyme était le sien.
Des larmes sont montées. Pas des larmes de tristesse mais des larmes de haine.
J'ai pris mes affaires et je suis rentrée chez moi.
Toute la journée, j'ai cogité.

La nuit, j'ai fini par m'endormir dans les bras de ma mère. J'ai vite basculé dans un rêve. Ma vision était un peu trouble.
Dans ce rêve, j'étais chez Anna. Mon sang et ma haine bouillaient à l'intérieur de mon corps. Faisant un mauvais mélange.
Elle était en train de se couler un bain. Je lui ai dit que je savais tout. Elle me riait au nez.
C'était trop. Je l'ai poussée dans son bain. Nous nous battions. Je l'ai plongé dans l'eau, elle se débattait toujours.
Plus les secondes passaient, plus elle se débattait avec faiblesse.
Puis...plus rien. Aucun mouvement. Aucun souffle. Elle était morte.
Je me suis vite réveillée en sursaut. Ma mère m'a alors serrée dans ses bras.
Plus tard, dans la journée. J'ai vu sur les réseaux sociaux qu'Anna a été retrouvée morte au cours de la nuit. Morte noyée dans sa baignoire.