Fleurs de l’abysse

- Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre.
Elle avait dit cela, 23 heures 53, une nuit en perspective – sa première – qu'elle allait passer à la belle étoile, et c'est pas comme si elle jouait sur les mots. Nouni, treize ans à peine, et déjà le regard vide, déjà une chevelure en état de catastrophe naturelle, déjà toutes infimes mais vives, des cicatrices parsemées le long de ce corps. À cause duquel depuis un mois, ou presque, elle en avait payé un si lourd tribut. Qu'extra-terrestre ! C'est pas comme si elle jouait sur les mots. Non ! Pas elle. Pas cette fillette férue de science-fiction qu'elle était, et qui savait parfaitement à quoi elle faisait allusion. Les extra-terrestres, c'était un peu son monde. Ce monde chao débout qu'elle était devenue aujourd'hui... et ça faisait presque un mois.
Presque un mois, qu'elle avait comprise (comment ne pas comprendre après tout ce qu'elle avait subi) que son corps abritait une chose si maléfique. Qu'elle l'avait poussée à commettre l'abominable. Quand sa mère était rentrée à l'improviste, et l'avait surprise la main fondue dans le sillage de son entrejambe. C'était là sa genèse. La genèse de son histoire tordue, chagrine de toutes parts.
Au commencement donc, de ce monde chao debout que Nouni était devenue aujourd'hui, était la main qu'elle s'était hasardée – curieuse sans doute à l'idée de ce corps dont elle ressentait de plus en plus la présence – de promener entre les sentiers de ses cuisses. Et médusée, les cris de sa mère :
- Yo ! Ozo sala nini ?
Toi qu'est-ce que tu es en train de faire. S'était-elle exclamée, en se ruant tout droit vers Nouni. Qui, croyant que sa mère allait lui en coller une, se blottit sous les draps. Mais heureusement pour elle, sa mère s'était refrénée en pleine furie, lui avait demandé poliment de se rhabiller, et (pour elle c'était l'écart de conduite de trop) de la suivre sans conditions.
Ces chemins, dont Nouni à chaque fois qu'elle marchait en compagnie de sa mère, en éprouvait toujours une sensation de lassitude. Tellement sa mère était cette femme recasée à Jésus (après que la vie lui ait ravi à roses de l'âge son homme), et qui ne manquait jamais l'occasion de sortir de la solitude de son veuvage prématuré, chaque fois qu'elle tombait en pleine route, sur une vieille connaissance avec qui elle remontait le temps. Mais là personne, la route avait été si brève, tant sa mère l'avait exhorté de presser les pas, jusqu'à cette bâtisse en tôles rouillées, où toutes les deux s'étaient introduites, et avaient été reçues par cet homme aux allures de dandy de grand chemin (costard, cravate et toute la gamme) :
- Bonjour papa pasteur !
Avait à peine sorti la maman, lorsqu'elle fût interloquée par l'homme, et sa subite entrée dans une transe dont lui seul connaissait le secret, la langue, et le sens :
- Shigoréguéba zangala réga bobobo.
1 Corinthiens 14:2. Parler en langues qu'on appelle ça, dans le jargon de la foi. Parler au terme duquel, la maman n'eut même pas besoin d'étaler les symptômes, que le diagnostic tomba :
- Un esprit de sirène. (fit-il en arborant sa grimace du prophète : yeux fermés, les dents serrées). Un esprit de sirène a élu domicile dans le corps de ta fille. Si on ne le pourchasse pas, elle n'aura plus jamais une vie normale.
Comme si dans un état second, ensuite il s'avança vers Nouni, et se mit à hurler en posant les mains sur elle :
- Esprit de sirène ! Je t'ordonne de sortir de ce corps. Shigoréguéba zangala réga bobobo.
Pendant que les paroles postillonnantes de l'homme de Dieu pleuvaient sur elle. Nouni regarda sa mère. Elle avait les yeux fermés. Etait plongée dans une telle dimension spirituelle, qu'elle n'avait pu lui cracher le morceau de la seule envie qui la brulait à ce moment-là. Celle de rentrer au logis. De rentrer cabriolée au Silikoté avec ses copines, « les ma copa » qu'elle les appelait affectueusement. Brûlante mais à un niveau, sur chaque parcelle de son corps, Nouni n'était plus à même que de cette seule envie-là. Celle de retourner dans son enfance.
Mais elle n'avait rien vu encore. Papa pasteur cessa la prière et annonça l'ordonnance à la mère :
- Un mois de délivrances. On commence maintenant même, parce qu'elle n'est plus une porteuse saine, l'esprit de sirène est déjà en train d'infecter le corps de ta fille.
Passive, la mère de Nouni n'avait rien pipé jusque-là. Sa foi à toute épreuve en Dieu, parlait pour elle. Elle n'avait pas d'autres paroles que cette foi-là, sans laquelle après la mort de son homme, elle n'aurait sans doute pas tenu deux secondes de plus. La foi l'avait sauvée, elle lui devait tout. Qu'on renverse des gouttelettes de bougie sur le corps frêle de sa fille. Qu'on la masse manu militari à l'huile bénite. Car selon les dires de papa pasteur, l'esprit de Sirène était tellement redoutable, qu'il fallait donc procéder par la manière forte. Elle lui devait trop de choses pour dire stop...
Puis pas un aïe sortit de sa bouche. Elle s'était dit que Nouni encaissait le coup. Qu'elle était une possédée, mais faisait la brave. Ce qui était sans doute le cas. Sauf qu'ici, elle ignorait que Nouni ne tenait que, parce qu'anesthésiée par sa brûlante envie que tout ceci finisse, et qu'elle retourne dans le conte de fées de son enfance.
Mais quand Papa pasteur avait fini d'administrer la première dose. Fini de donner la directive à sa mère de lui couper les cheveux (ce qu'elle fera le lendemain même) et de respecter la posologie : matin, midi, soir. Une fois rentrées, ce n'était plus dans son enfance que Nouni était retournée, mais dans ce monde glauque, qu'avait inauguré cette nuit qu'elle avait blanchi de soudaine douleur.
Et l'aube était venue, pourtant cycle impassible des jours, mais pua la sensation – pauvre elle qui pensait que le traitement était à dose unique – de morte dans l'âme de Nouni, quand sa mère vint la réveiller, non pas pour la pousser comme d'habitude, sur le chemin de l'école, mais pour l'emmener poursuivre sa cure.
A tel point que les jours s'étaient succédés, mais le quotidien de Nouni n'avait plus qu'une seule et unique tendance. Celle des bougies, des massages, de la douleur en sourdine au milieu de la nuit. Pourtant encore au portillon de l'âge de la puberté, mais Nouni avait commencé à avoir une vie pleine à craquer. De blues, de souffrance. Qu'un matin (alors que les un mois de la cure n'étaient plus loin devant elle) la gouttelette à venir d'une autre douleur fit déborder l'océan :
- Maman, j'ai mal. J'ai mal partout.
Tirée par Nouni. La sonnette d'alarme toucha sa mère, du plus profond de son cœur, où prenait source son amour maternel. Du coup elle ne pouvait rester insensible, l'avait regardé avec des yeux rougis, puis des tremolos dans la voix :
- C'est pour ton bien ma chérie, c'est pour que tu guérisses.
Et elles étaient réparties sur le sentier battu de la douleur. Quand au crépuscule venu, Nouni finit par se résoudre à l'idée de se faire la belle. Le temps de prétexter à sa mère, un petit tour dehors pour prendre de l'air. Elle s'était envolée dans la nature. Et ce n'était pas comme si la rue ne l'attendait à bras ouvert. Elle l'avait accueillie, enfin, l'avait accueillie cette cohorte de filles croisée sur le trajet de ses errements cette nuit-là. Dans un Brazza qui n'en manquait pas de nids à filles perdues, livrées à leur propre sort, comme elle.
Donc extra-terrestre ! Ce n'était pas comme si elle jouait sur les mots, lorsqu'elle avait bouclé – comme le voulait le rite d'initiation à sa nouvelle vie – de conter son histoire tordue. Après quoi, les autres filles, une bonne douzaine, avaient applaudi. Nouni était maintenant une des leurs... fleurs de l'abysse des rues.